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Miniature d'un manuscrit

Jean II arrête son beau-fils, Charles le Mauvais, dans le château de Rouen. des Chroniques de Froissart, à la grande Bibliothèque de Paris.

solennellement devant lui, et s'accommunia, ainsi que ses quatre fils.

» Après la messe, se tirèrent devers lui les plus grands et les plus prochains de son lignage, le duc d'Orléans son frère, le duc de Bourgogne, le comte de Ponthieu, messire Jacques de Bourbon, le duc d'Athènes connétable de France, le comte d'Eu, le comte de Tancarville, le comte de Sar

rebruche, le comte de Dampmartin, le comte de Ventadour, et moult d'autres qui y furent appelés. Là furent en conseil un grand temps, à savoir comment ils se maintiendroient. Si fut adonc ordonné que toutes gens se traïssent sur les champs, et chacun seigneur développåt sa bannière et mit avant, au nom de Dieu et de saint Denys, et que on se mît en ordonnance de bataille, ainsi que

pour tantôt combattre. Ce conseil et avis plut grandement au roi de France: si sonnèrent les trompettes parmi l'ost. Adoncques s'armèrent toutes gens, et montêrent à cheval. Là put-on voir grand' noblesse de belles armures, de riches armoiries, de bannières, de pennons, de belle chevalerie et écuyerie; car là étoit toute la fleur de France; ni nul chevalier et écuyer n'étoit demeuré à l'hôtel, si il ne vouloit être déshonoré.

>> Là furent ordonnées, par l'avis du connétable de France et des maréchaux, trois grosses batailles en chacune avoit seize mille hommes, dont

Chevalier coiffé du bassinet. (Quatorzième siècle.)-D'après un manuscrit d'environ 1360.

tous étoient passés et vérifiés pour hommes d'armes. Si gouvernoit la première le duc d'Orléans, à trente-six bannières et soixante-douze pennons; la seconde, le duc de Normandie et ses deux frères, messire Louis et messire Jean; la tierce devoit gouverner le roi de France. Si pouvez et devez bien croire que en sa bataille avoit grand' foison de bonne chevalerie et noble.

>> Entrementes que ces batailles s'ordonnoient et mettoient en arroy, le roi de France appela messire Eustache de Ribeumont, messire Jean de Landas, messire Guichard de Beaujeu et messire Guichard d'Angle, et leur dit : « Chevauchez avant

>> plus près du convenant des Anglois, et avisez et » regardez justement leur arroi, et comment ils » sont, et par quelle manière nous les pourrons » combattre, soit à pied ou à cheval. » Et cils répondirent: « Sire, volontiers. »>>

>> Adoncques se partirent les quatre chevaliers dessus nommés du roi, et chevauchèrent avant, et si près des Anglois qu'ils concurent et imaginèrent une partie de leur convenant. Et en rapportèrent la vérité au roi, qui les attendoit sur les champs, monté sur un grand blanc coursier; et regardoit de fois à autre ses gens, et louoit Dieu de ce qu'il en véoit si grand' foison, et disoit tout en haut: « Entre vous, quand vous êtes à » Paris, à Chartres, à Rouen, ou à Orléans, vous » menacez les Anglois, et vous souhaitez le bas» sinet en la tête devant eux: or y êtes-vous, je » vous les montre; si leur veuilliez montrer vos » mautalens et contrevenger les ennuis et les dé>> pits qu'ils vous ont faits; car sans faute nous les >> combattrons. » Et cils qui l'avoient entendu répondoient: «< Dieu y ait part! tout ce verrons-nous >> volontiers. >>

» En ces paroles que le roi de France disoit et montroit à ses gens pour eux encourager, vinrent les quatre chevaliers dessus nommés, et fendirent la presse et s'arrêtèrent devant le roi. Là étoient le connétable de France et les deux maréchaux, et grand'foison de bonne chevalerie, tous venus et arrêtés pour savoir comment on se combattroit. Le roi demanda aux dessusdits tout haut : « Sei»gneurs, quelles nouvelles? - Sire, bonnes; si >> aurez, s'il plaît à Dieu, une bonne journée sur >> vos ennemis. - Telle l'espérons-nous à avoir, » par la grâce de Dieu, répondit le roi. Or nous » dites la manière de leur convenant, et comment »> nous les pourrons combattre. » Adonc répondit messire Eustache de Ribeumont pour tous, si comme je fus informé; car ils lui en avoient prié et chargé, et dit ainsi : « Sire, nous avons vu et >> considéré les Anglois; si peuvent être par esti>>mation deux mille hommes d'armes, quatre mille >> archers et quinze cents brigands (piétons). » Et comment gisent-ils? dit le roi. Sire, ré>>pondit messire Eustache, ils sont en très-fort >> lieu, et ne pouvons voir et imaginer qu'ils aient » que une bataille; mais trop bellement et trop » sagement l'ont-ils ordonnée, et ont pris le long » d'un chemin fortifié malement de haies et de >> buissons, et ont vêtu celle haie d'une part et >>-d'autre de leurs archers; tellement que on ne >> peut entrer ni chevaucher en leur chemin fors » que parmi eux. Si convient-il aller celle voie, si » on les veut combattre. En celle haie n'a que >> une seule entrée et issue, où espoir quatre >> hommes d'armes, ainsi que au chemin, pour>> roient chevaucher de front. Au coron d'icelle >> haie, entre vignes et espinettes où on ne peut >> aller ni chevaucher, sont leurs gens d'armes, » tous à pied; et les gens d'armes ont mis tout >> devant eux leurs archers en manière d'une

» herse: dont c'est trop sagement ouvré, ce nous >> semble; car qui voudra ou pourra venir par fait >> d'armes jusques à eux, il n'y entrera nullement, >>fors que parmi ces archers qui ne seront mie » légers à déconfire. >>

>> Adonc parla le roi, et dit : « Messire Eus>>tache, et comment y conseillez-vous à aller? » Donc, répondit le chevalier, et dit : « Sire, tout » à pied, excepté trois cents armures de fer des » vôtres, tous des plus apperts et hardis, durs et » forts, et entreprenants, de votre ost, et bien >> montés sur fleur de coursiers, pour dérompre et » ouvrir ces archers, et puis vos batailles et gens » d'armes vitement suivre tous à pied, et venir sur

>> ces gens d'armes main à main, et eux combattre » de grand'volonté. C'est tout le conseil que de » mon avis je puis donner ni imaginer; et qui >> mieux y scet, si le die. » Ce conseil et avis plut grandement au roi de France, et dit que ainsi seroit-il fait.

>> Adoncques, par le commandement du roi, sur cet arrêt, se départirent les deux maréchaux, et chevauchèrent de bataille en bataille, et trièrent et élurent et dessevrèrent à leur avis, par droite élection, jusques à trois cents chevaliers et écuyers. les plus roides et plus apperts de tout l'ost, et chacun d'eux monté sur fleur de coursiers et armé de toutes pièces.

Gens de trait. (Quatorzième siècle.) — D'après un manuscrit antérieur à 1380.

>> Quand les batailles du roi furent ordonnées et appareillées, et chacun sire dessous sa bannière et entre ses gens, et savoit aussi chacun quelle chose il devoit faire, on fit commandement de par le roi que chacun allât à pied, excepté ceux qui ordonnés étoient avec les maréchaux pour ouvrir et fendre les archers; et que tous ceux qui lances avoient, les retaillassent au volume de cinq pieds, par quoi on s'en pût mieux aider, et que tous aussi ôtassent leurs éperons. Cette ordonnance fut tenue; car elle sembla à tout homme belle et bonne.

>> Ainsi que ils devoient approcher, et étoient, par semblant, en grand'volonté de requerre leurs ennemis, vint le cardinal de Pierregort, férant et

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battant devant le roi; et s'étoit parti moult malin de Poitiers, et s'inclina devant le roi moult bas, en cause d'humilité, et lui pria à jointes mains, pour si haut seigneur que Dieu est, qu'il se voulût abstenir et affréner un petit tant qu'il eût parlé à lui. Le roi de France, qui étoit assez descendant à toutes voies de raison, lui accorda, et dit : « Vo>> lontiers; que vous plaît-il à dire? Très-cher » sire, dit le cardinal, vous avez ci toute la fleur » de la chevalerie de votre royaume assemblée >> contre une poignée de gens que les Anglois sont » au regard de vous; et si vous les pouvez avoir, >> et qu'ils se mettent en votre merci sans bataille, >> il vous seroit plus honorable et profitable à avoir » par cette manière, que d'aventurer si noble che

» valerie et si grand' que vous avez ci si vous >> prie, au nom de Dieu et d'humilité, que je puisse >> chevaucher devers le prince, et lui montrer en » quel danger vous le tenez. » Encore lui accorda le roi, et lui dit : « Sire, il nous plaît bien, mais >> retournez tantôt. » A ces paroles se partit le cardinal du roi de France, et s'en vint moult hâtivement devers le prince, qui étoit entre ses gens tout à pied, au fort d'une vigne, tout conforté par semblant d'attendre la puissance du roi de France. Sitôt que le cardinal fut venu, il descendit à terre, et se traïst devers le prince, qui moult bénignement le recueillit; et lui dit le cardinal, quand il l'eut salué et incliné : « Certes, beau fils, si vous » aviez justement considéré et imaginé la puissance » du roi de France, vous me laisseriez convenir >> de vous accorder envers lui, si je pouvois. >> Donc, répondit le prince, qui étoit lors un jeune homme (1), et dit : « Sire, l'honneur de moi sauve >> et de mes gens, je voudrois bien encheoir en >> toutes voies de raison. » Adoncques, répondit le cardinal «< Beau fils, vous dites bien, et je vous >> accorderai si je puis; car ce seroit grand'pitié >> si tant de bonnes gens qui ci sont, et que vous >> êtes d'un côté et d'autre, venoient ensemble par >> bataille; trop y pourroit grand meschef avenir. » » A ces mots se partit le cardinal du prince, sans plus rien dire; et s'en revint arrière devers le roi de France, et commença à entamer traités d'accord, et à mettre paroles avant, et à dire au roi, pour lui mieux atraire à son intention: <«< Sire, >> vous ne vous avez que faire de trop hâter pour >> eux combattre; car ils sont tous vôtres sans coup » férir, ni ils ne vous peuvent fuir, ni échapper, »> ni éloigner si vous prie que huy tant seule>> ment, et demain, jusques à soleil levant, vous » leur accordiez répit et souffrance. »>

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Adoncques commença le roi de France à irriter un petit, et ne voulut mie ce répit accorder à la première prière du cardinal, ni à la seconde ; car une partie de ceux de son conseil ne s'y consentoient point, et par espécial messire Eustache de Ribeumont et messire Jean de Landas, qui étoient moult secrets du roi. Mais ledit cardinal pria tant et prêcha le roi de France, que il se consentit, et donna et accorda le répit à durer le dimanche tout le jour et lendemain jusques à soleil levant; et le rapporta ainsi ledit cardinal moult vitement au prince et à ses gens, qui n'en furent mie courroucés.

>> Ainsi ce dimanche toute jour chevaucha et travailla le cardinal de l'un à l'autre; et les eût volontiers accordés si il eût pu; mais il trouvoit le roi de France et son conseil si froids qu'ils ne voulorent aucunement descendre à accord, si ils n'avoient des cinq les quatre, et que le prince et ses gens se rendissent simplement, ce que ils ne eussent jamais fait. Si y eut offres et paroles plusieurs, et de divers propos mis avant. Et me fut

(') Il avait vingt-six ans.

dit jadis des gens dudit cardinal de Pierregort, qui là furent présents, et qui bien en cuidoient savoir aucune chose, que le prince offroit à rendre au roi de France tout ce que conquis avoit en ce voyage, villes et châteaux, et quitter tous prisonniers que il et ses gens avoient pris, et jurer à soi non armer contre le royaume de France sept ans tout entiers. Mais le roi de France et son conseil n'en voulurent rien faire, et furent longuement sur cet état que le prince et cent chevaliers des siens se venissent mettre en la prison du roi de France, autrement on ne les vouloit mie laisser passer; lequel traité le prince de Galles et son conseil n'eussent jamais accordé.

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>> Quand vint le lundi au matin, environ soleil levant, revint le cardinal de Pierregort en l'ost de l'un et de l'autre, et les cuida par son prêchement accorder mais il ne put; et lui fut dit ireusement des François que il retournât à Poitiers, ou là où il lui plairoit, et que plus ne portàt aucunes paroles de traité ni d'accord; car il lui en pourroit bien mal prendre.

» L'ordonnance du prince de Galles étoit telle comme les quatre chevaliers de France dessus nommés rapportèrent en certaineté au roi, fors tant que depuis ils avoient ordonné aucuns apperts chevaliers pour demeurer à cheval contre la bataille des maréchaux de France; et avoient encore, sur leur côté droit, sur une montagne qui n'étoit pas trop roide à monter, ordonné trois cents hommes à cheval et autant d'archers tous à cheval pour costoier à la couverte toute cette montagne, et venir autour sur aile férir en la bataille du duc de Normandie qui étoit à pied dessous celle montagne. Tout ce étoit qu'ils avoient fait de nouvel. Et se tenoit le prince et sa grosse bataille au fond de ces vignes, tous armés, leurs chevaux assez près d'eux pour tantôt monter, si il était besoin; et étoient fortifiés et enclos, au plus faible lès, de leur charroi et de tout leur harnais si ne les pouvoit-on approcher de ce côté. >> Si vous dis pour vérité que le prince de Galles avoit là avec lui droite fleur de chevalerie, combien qu'ils ne fussent pas grand' foison; car ils n'étoient, à tout compter, pas plus haut de huit mille hommes; et les François étoient bien cinquante mille combattants, dont il y avoit plus de trois mille chevaliers.

:

>> Bientôt commença le estour de toutes parts; et jà étoit approchée et commencée la bataille des maréchaux; et chevauchèrent avant ceux qui devoient rompre la bataille des archers, et entrèrent tous à cheval au chemin où la grosse haie et épaisse étoit de deux côtés. Sitôt que ces gens d'armes furent là embattus, archers commencèrent à traire à exploit, et à mettre main en œuvre à deux côtés de la haie, et à verser chevaux, et à enfiler tout dedans de ces longues sajettes (fleches) barbues. Ces chevaux, qui traits étoient, et qui les fers de ces longues sajettes sentoient, ne vouloient avant aller, et se tournoient l'un de travers, l'autre de côté, ou ils chéoient et trébuchoient dessous leurs

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Bataille de Poitiers (18 septembre 1356). - Miniature d'un manuscrit des Chroniques de Froissart (1), à la grande Bibliothèque de Paris.

si grand meschef sur gens d'armes et bons combattants, que il avint sur la bataille des maréchaux

(') Les miniatures que nous reproduisons, d'après les Chroniques de Froissart, sont du quinzième siècle.

de France; car ils fondoient l'un sur l'autre, et ne pouvoient aller avant. Ceux qui derrière étoient et qui le meschef véoient, et qui avant passer ne pouvoient, reculoient et venoient sur la bataille du

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