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vassal, sans en excepter l'Angleterre, moyennant l'assurance d'ètre soutenu dans son usurpation par toutes les forces de Philippe-Auguste.

Cependant, demeuré le seul chef de l'armée des chrétiens, Richard avait continué la croisade; mais ses troupes étaient tellement affaiblies qu'elles parent seulement apercevoir de loin Jérusalem, et rétrograderent sans oser en approcher. Le roi d'Angleterre conclut avec Saladin un traité par lequel le sultan cédait aux chrétiens les villes 'maritimes depuis Tyr jusqu'à Jaffa et leur garantissait, en tant que pèlerins, un libre accès à Jéru

salem. Richard partit enfin; mais son bâtiment échoua dans l'Adriatique, sur les terres de la Dalmatie, appartenant à Léopold, duc d'Autriche, qu'il avait outragé par son orgueil devant Saint-Jeand'Acre. Toujours ami des aventures, il résolut, pour échapper au péril de cette situation, de traverser l'Allemagne en se faisant passer pour un simple marchand. Mais, reconnu près de Vienne, (20 déc. 1492), il fut livré au duc Léopold et-à l'empereur d'Allemagne, Henri VI, qui le tinrent prisonnier plus d'un an (jusqu'au 4 févr. 1494), et qui, gagnés par l'argent et les instances de Phi

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Ruines du château de Chalus, en Limousin, devant lequel fut tué Richard Coeur-de-Lion, le 6 avril 1199. - D'après le Bulletin monumental publié par M. de Caumont (quatorzième volume de la collection; 1848) (1).

lippe-Auguste et de Jean Sans-Terre, l'eussent gardé longtemps encore, si la clameur publique ne leur cut fait honte d'un pareil traitement infligé au héros de la croisade.

Enfin Richard arriva en Angleterre, où il fut accueilli avec enthousiasme, et accourut en Normandie, affamé de vengeance. Son frère Jean, tremblant de crainte, abandonna aussitôt l'alliance du roi de France; puis, afin de mériter son pardon, il fit massacrer trois cents hommes d'armes fran

(') Nous avons déjà fait quelques emprunts aux divers recueils de M. de Caumont: haches et moules celtiques, camp de Benouville, bains de Saintes et de Lillebonne, le calice de Gourdon, l'autel de Tarascon, la chape de Charlemagne.

çais qu'il avait appelés pour garder la ville d'Eu, et livra cette place à Richard. Celui-ci put alors se tourner tout entier contre Philippe, qui avait déjà envahi la Normandie, le Maine et la Touraine. Les deux princes se firent une guerre qui fut peu active par suite de l'épuisement d'hommes et d'argent où ils étaient l'un et l'autre, mais qui fut cruelle comme la haine qu'ils se portaient. Un jour les Français taillèrent en pièces un corps de Gallois qui avaient ravagé le Vexin. Le roi d'Angleterre, en guise de représailles, fit précipiter du haut des remparts de Château-Gaillard trois prisonniers français. «Ensuite, et dans la même prison, il fit arracher les yeux à quinze autres, leur donnant pour guide un d'entre eux, à qui on laissa un œil,

afin qu'il conduisit ses compagnons en cet état auprès du roi Philippe.» (Guill. le Breton, Philippide, v.) La réponse de ce dernier ne se fit pas attendre, il infligea le même supplice à un pareil nombre de chevaliers anglais qu'il renvoya de même sous la garde de la femme de l'un d'eux, afin que nul ne pût le croire inférieur à Richard

Statue de Richard Coeur-de-Lion, en pierre, peinte et dorée, conservée à Fontevrault.

en force ou en courage ou penser qu'il le redoutat». Cette lutte barbare dura plusieurs années et se termina par la mort de Richard. Il fut tué d'un coup de flèche en assiégeant le château de Chalus en Limousin, où l'on avait trouvé un trésor qu'il prétendait lui appartenir comme seigneur suzerain et que son vassal, le vicomte de Limoges, refusait de lui livrer (6 avril 1499). Jean Sans-Terre lui succéda; mais il avait dans son jeune neveu, Arthur, duc de Bretagne, un compétiteur que Philippe-Auguste ne manqua pas de soutenir. Toute

fois Jean sut trouver cette fois de l'énergie et une certaine habileté. Après une guerre de courte durée il obtint qu'Arthur fût abandonné de son protecteur moyennant une belle part faite à ce dernier. Il offrit à Louis, fils du roi de France, la main de Blanche de Castille, sa nièce, avec le comté d'Évreux, plusieurs villes du Berri et vingt mille marcs d'argent pour dot. La paix se conclut à ces conditions.

Elle ne se fût pas faite à si bon marché si Philippe-Auguste n'eût été, dans le même temps, au plus fort de graves démêlés avec le saint-siége. En 4193 (14 août), il avait épousé en secondes noces, à Amiens, Ingeburge, sœur de Canut VI, roi de Danemark, et le lendemain eut lieu le couronnement de la nouvelle reine. Cette princesse danoise était jeune, douce, pieuse et parfaitement belle. Cependant, par on ne sait quelle hallucination, le roi, au milieu mème de la cérémonie du couronnement, frissonna tout à coup en la regardant, et fut pris soudainement d'une horreur d'elle si profonde qu'il songea immédiatement aux moyens de rompre le mariage célébré la veille. C'est un fait qui ne s'est jamais expliqué.

Une assemblée d'évêques et de barons français dressa un tableau généalogique établissant qu'il existait entre les deux époux une parenté qui empêchait la validité de cette union, et la nullité fut prononcée. La jeune reine, sans appui dans un pays dont elle ignorait même la langue, mais soutenue par le roi son frère, en appela au pape, qui envoya aussitôt des légats pour examiner l'affaire. Cependant la crainte qu'inspirait Philippe aux prélats de son royaume paralysa les efforts des légats, et, bravant ouvertement les menaces apostoliques, l'époux d'Ingeburge se maria de nouveau avec une princesse tyrolienne, Agnès, fille de Berchtold duc de Méranie (juin 4496). Mais, en 4498, Innocent III monta sur le trône pontifical. L'un de ses premiers soins fut de faire rendre justice à la reine Ingeburge, et, n'ayant pu toucher Philippe-Auguste par ses prières, il ne se contenta pas de fulminer contre lui une excommunication qu'il sentait bien devoir être impuissante, il mit le royaume lui-même en interdit. Cette mesure extrême avait pour effet de faire cesser l'office divin dans toutes les églises : plus de messes, plus de prières, plus de mariages, plus de funérailles; le baptême et l'extrême-onction étaient les seuls sacrements que le clergé pût encore administrer. Philippe-Auguste ne fut pas effrayé comme l'avait été jadis le roi Robert; il essaya de lutter; il poursuivit de sa colère les prètres et les barons qui refusaient de braver avec lui les ordres du pape; il fit mettre Ingeburge en prison dans la tour d'Étampes; mais toutes ses violences furent sans effet contre la force morale que le pape empruntait à la justice de sa sentence, et il fallut que le roi courbât la tête. Il se sépara d'Agnès (sept. 1200), qui mourut l'année suivante; mais il retint encore pendant dix ans la reine Ingeburge emprisonnée. Ce fut seulement en 4242, dans un

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moment où il eut besoin de l'appui d'Innocent, qu'il rendit à cette infortunée la place qui lui était due, et qu'elle garda depuis lors. Elle vécut d'ailleurs très-respectée, et mourut à Orléans, en 4237.

QUATRIÈME CROISADE..

Après le départ de Richard Coeur-de-Lion, l'arrivée d'un assez grand nombre de croisés allemands avait permis aux chrétiens restés en Palestine de recommencer les hostilités. Mais la supériorité militaire du sultan Malek - Adhel rendit bientôt leur position aussi précaire que jamais. Leurs cris de détresse furent entendus d'Innocent III, qui rappela aux princes de la chrétienté leurs frères d'Orient, et chargea un pieux et éloquent personnage, Foulques, curé du village de Neuilli-surMarne, de prêcher une nouvelle croisade. A la voix de Foulques, un grand nombre de barons français prirent en effet la croix. Ils voulaient commencer leur expédition par la conquête de l'Égypte, et, dans cette intention, envoyèrent quelques-uns d'entre eux arrêter à Venise, avec le doge Dandolo, les conditions de leur transport.

Pour porter en Orient trente-cinq mille hommes, dont quinze mille chevaux, et les nourrir pendant neuf mois, la république de Venise exigea des croisés français 85 000 marcs d'argent (4 millions environ); or, au moment du départ, ils n'avaient pas encore pu rassembler la moitié de cette somme. Le doge ou duc leur proposa de s'acquitter en s'emparant, pour le compte de Venise, de la ville maritime de Zara, en Dalmatie, qui s'était donnée récemment aux Hongrois. En vain le pape s'indigna-t-il contre une expédition si éloignée du but qu'on s'était promis, et dirigée contre un prince chrétien; l'armée s'embarqua pour les côtes de Dalmatie (octob. 4202), et enleva en peu de temps non-seulement Zara, mais Trieste et toute l'Istrie. Les merveilles de cette campagne extraordinaire, dont le récit nous a été conservé par un des principaux chevaliers qui y prirent part, Geoffroi de Villehardouin, sénéchal de Champagne, ne devaient pas s'arrêter là. Un prince grec nommé Alexis arriva au camp des croisés et implora leur secours pour délivrer son père, Isaac l'Ange, empereur de Constantinople, qu'un usurpateur avait renversé et tenait en prison.

Il offrait de réduire l'Église grecque à l'obéissance de Rome, de payer 200 000 mares d'argent aux croisés, et de les accompagner dans la suite de leur expédition avec une armée grecque. Les aventureux croisés ouvrirent avidement l'oreille à ces propositions et marcherent sur Constantinople. Les Grecs ne purent s'entendre ni pour ratifier les offres d'Alexis, ni pour repousser par la force ces Latins détestés qui venaient les leur imposer. Ils rétablirent d'abord Isaac l'Ange; mais, six mois après, ils le renversèrent de nouveau, firent périr Alexis et fermèrent leurs portes aux croisés. Ceuxci, malgré leur petit nombre, donnèrent bravement

l'assaut, et, après deux jours de combat, l'immense et splendide cité tomba en leur pouvoir. Ce fut une scène de dévastation qui rappela les tristes exploits des Huns ou des Germains, et dans laquelle périrent en quelques heures d'innombrables chefsd'œuvre de l'antiquité. Constantinople était aussi la ville de la chrétienté la plus riche en reliques. Les croisés se jeterent sur ce précieux butin, dont une grande partie alla enrichir les églises d'Occident.

L'ivresse du triomphe une fois passée, les vainqueurs songèrent à se partager l'immense territoire tombé si rapidement entre leurs mains. On se décida à revètir un seigneur frank de la pourpre impériale. Baudouin, comte de Flandre, réunit tous les suffrages et fut proclamé. Les Vénitiens avaient droit à la moitié du pays conquis; ils se réservèrent la plus productive et la plus facile à défendre. Ce fut sur les îles de l'Archipel et tout le long des côtes qu'ils établirent leur autorité. Boniface de Montferrat fut proclamé roi de Thessalonique, Villehardouin occupa le Péloponèse ; il y eut des comtes de Lacédémone, des ducs d'Athènes; toutes les villes de l'ancienne Grèce reçurent pour maîtres des barons français. Mais ils étaient en trop petit nombre pour pouvoir se maintenir. L'empire frank de Constantinople ne dura que cinquante-trois ans.

CONQUÊTE DE LA NORMANDIE.

Cependant le roi Jean d'Angleterre vivait plongé dans les plaisirs. Il enleva la fiancée du comte de la Marche et l'épousa. Ce fut le signal de la révolte dans ses domaines du continent, qu'il épuisait par ses exactions. Arthur crut l'instant venu de faire valoir ses droits à l'héritage des Plantagenets; il se mit, avec ses Bretons, à la tète des seigneurs rebelles; mais il fut battu par son oncle et fait prisonnier. Le jeune duc, enfermé d'abord au château de Falaise, fut de là mis au château de Ronen. Un jour son oncle vint seul, dans un batelet, aborder à la tour du château, se fit remettre le jeune prisonnier et prit le large avec lui (3 avr. 4203). On ne revit jamais Arthur, et personne ne douta que Jean ne l'eût poignardé de sa propre main et précipité dans la Seine.

Débarrassé de ce dangereux parent, Jean s'inquiéta peu de la réprobation publique et revint à ses plaisirs. Mais le roi de France veillait. Il donna la main à tous les mécontents, se joignit aux Bretous indignés qui en appelaient à sa justice, comme suzerain, des felonies du duc de Normandie, entama vivement la guerre, et, en moins d'un an, s'empara de la Normandie, de la Touraine, du Poitou et de l'Anjou. Le vaste domaine des Plantagenets, sur le continent, se trouva réduit aux villes de Thouars, Niort et la Rochelle. PhilippeAuguste n'éprouva de longue résistance qu'au Château-Gaillard; Rouen lui-même se rendit sans combat. Ce fut le premier retour à la France de

ces belles et grandes portions d'elle-même que les malheurs du neuvième siècle et l'esprit d'indépendance locale en avaient détachées (1204).

La haine de ces Plantagenets, souillés de crimes, était universelle, et l'habileté de Philippe acheva de rendre sa cause populaire. Partout il sut ménager avec soin les populations, maintenir les libertés des villes, confirmer les chartes de commune, et il consola les bourgeois normands, si longtemps hostiles à leurs voisins de France et de Bretagne, en favorisant leur commerce. Ce n'était pas assez encore; il voulut, à ces faits, ajouter la consécration du droit, et, par une hardiesse inouïe jusqu'alors, il cita Jean Sans-Terre devant sa cour pour y répondre, non d'une infraction à la coutume féodale, mais du crime qui lui était imputé, le meurtre d'Arthur. Jean n'osa pourtant pas refuser ouvertement; il envoya demander un sauf conduit. « Volontiers, répondit le roi Philippe à ses ambassadeurs; qu'il vienne en paix et en sûreté. — Et qu'il s'en retourne de même, n'est-ce pas, seigneur? - Qui, pourvu que le jugement de ses pairs le permette. » Et comme ses interlocuteurs se récriaient : « Par tous les saints de France, leur ditil, il ne se départira pas s'il n'est absous! » Jean s'abstint de venir; mais il n'en fut pas moins procédé à son jugement. Philippe réunit ce qu'il appela la cour des pairs du royaume, qu'on croyait imitée des institutions du temps de Charlemagne, mais qui n'était empruntée qu'aux romans de chevalerie, et cette assemblée, formée d'un très-petit nombre de grands barons et d'évèques, déclara le duc de Normandie déchu de toutes les terres qu'il tenait en fief de la couronne de France.

GUERRE DES ALBIGEOIS.

La Gaule méridionale, Aquitaine, Gascogne, Septimanie, Provence, Dauphiné, avait enfin reçu le prix des longs efforts qu'elle avait faits pour son indépendance, et, délivrée depuis trois siècles de la domination des hommes du Nord, elle était devenue étrangère à la France. Sa nationalité, comme sa langue, se resserrait plutôt contre le Midi; l'Aquitaine tendait à s'assimiler avec la Catalogne et l'Aragon aussi étroitement qu'avec la Provence. Cette nationalité ombrageuse se nourrissait instinctivement de tous les sentiments pour lesquels ses voisins du Nord éprouvaient de l'antipathie. Les méridionaux accueillaient volontiers les juifs, ils estimaient les savants arabes, ils aimaient la poésie frivole, la vie facile et ouvertement licencieuse. Jamais l'on n'eût imaginé, dans le Nord, des débordements pareils à ceux de ce duc d'Aquitaine, Guillaume IX, qui voulait, par exemple, instituer des monastères de religieuses consacrés à la débauche. Le Midi n'était entré qu'à moitié dans les liens du système féodal; un assez grand nombre d'alleux avaient pu s'y conserver; les villes y avaient gardé d'antiques libertés républicaines, et la bourgeoisie riche y marchait à peu près de pair

avec la chevalerie. Enfin c'était assez qu'il y eût dans le Nord, depuis l'avènement des Capétiens et par leur influence, un redoublement de ferveur religieuse, pour qu'un reflux instinctif entraînat les populations méridionales à l'opposé.

L'Église avait done, parmi elles, perdu sa force et son prestige. Au lieu de vénération, le caractère clérical attirait la raillerie; l'on voyait des prêtres dissimuler les marques de la prêtrise et ramener leurs cheveux sur la tonsure, dans la crainte d'être reconnus. Réduite à de telles extrémités, l'Église ne pouvait plus prétendre à la domination qu'elle exerçait ailleurs, et laissait aux esprits toute liberté. L'hérésie foisonnait; ses ministres recevaient des dons plus abondants que les prètres catholiques; ils avaient << par les villes et bourgs des lieux pour s'héberger, des champs et des vignes, et trèsamples maisons où ils prèchaient publiquement ». Les croyances bérétiques variaient beaucoup, mais tous les sectaires étaient réunis par un sentiment commun, la haine de l'Église établie. Cet esprit de révolte avait inquiété de bonne heure la papauté, qui envoya saint Bernard en Provence pour la combattre. Saint Bernard se rendit à Vertfeuil, ville signalée comme un des foyers les plus ardents de l'hérésie. « Lorsqu'il eut commencé à parler, dans l'église, contre les gens les plus considérables du lieu, ceux-ci sortirent; le peuple les suivit, et le saint homme, les suivant à son tour, se mit à prêcher sur la place la parole de Dieu. » Mais la plupart se retirèrent dans les maisons et empêchérent, par le bruit qu'ils y firent, d'entendre la voix du saint prédicateur. Saint Bernard, plein de colère, partit en secouant la poussière de ses pieds, et maudit la ville en disant : « Vertfeuil, que Dieu te dessèche!» (Guill. de Puy-Laurens.)

Les Albigeois (nom qu'on leur donnait d'après celui du pays où ils étaient le plus nombreux) admettaient, comme les Manichéens, que le monde est gouverné par les deux principes du bien et du mal, de l'esprit et de la matière. Le Dieu de l'Ancien Testament, qui avait créé l'homme avec un peu d'argile et associé la matière à l'esprit, était pour eux le Dieu malin; le Dieu bénin était le Dieu du Nouveau Testament. Aussi l'Ancien Testament était-il, à leurs yeux, un livre dangereux et empoisonné, dont ils appelaient l'auteur un << meurtrier, tant pour ce qu'il a brûlé les habitants de Sodome et Gomorrhe et effacé le monde sous les eaux diluviennes, que pour avoir submerge Pharaon et les Égyptiens dans les flots de la mer ». Pour eux, l'union de l'àme et du corps étant un mal, ils ne pouvaient admettre le Christ né à Bethleem comme étant le véritable Seigneur. « Pour ce qui est du bon Christ, selon leur dire, il ne mangea oncques, ni ne but, ni ne se reput de véritable chair, et ne fut jamais en ce monde, sinon spirituellement au corps de Paul.» (Chron. de Vaux de Cernai.)

a

Si le passage de l'homme sur la terre était un mal et une expiation, il fallait rendre cette expia

tion aussi complète que possible, s'abstenir de tout plaisir des sens, de tout attachement aux biens de la terre, de toute nourriture animale, et surtout du mariage, propre seulement à prolonger l'état d'abaissement de l'homme sur la terre. Ces idées amenerent du moins les auteurs de ces doctrines nouvelles à une pureté de maurs qui frappait le peuple d'admiration, en sorte qu'on leur donnait le nom de Bons ou Parfaits. La vertu des parfaits, leur tolérance pour les faiblesses humaines, l'horreur que leur inspiraient la violence et l'homicide, attirèrent à eux tous les opprimés, et les nobles provençaux, assez indifférents en matière religieuse, virent leurs progrès sans nulle alarme.

Il n'en fut pas de même d'Innocent III; il ne pouvait tolérer cet état de révolte ouverte contre l'Église. Il envoya en Provence, pour combattre les hérétiques par la parole, d'abord les disciples de saint Bernard, les moines de Citeaux, puis l'évêque d'Osma et le vicaire de sa cathédrale, le sombre et fameux saint Dominique, enfin un légat, Pierre de Castelnau.

L'impuissance de ces efforts contre l'obstination des hérétiques ne tarda pas à tourner la colère des prédicateurs contre les Albigeois et contre leurs seigneurs, qui toléraient cette perversité sur leurs terres.

Ce fut surtout à Raymond VI, comte de Toulouse, que s'adressèrent toutes les menaces du

Monnaie de Raymond VI.

pape. Le comte était, en effet, le premier souverain de la Gaule méridionale, et l'emportait en puissance sur le roi d'Aragon lui-même. Il était accusé de protéger les hérétiques et les juifs, de s'entourer d'ennemis de l'Église, et des bruits odieux couraient sur ses moeurs. Il s'était marié einq fois, et lorsqu'il épousa sa dernière femme, Éléonore d'Aragon, deux des précédentes vivaient encore; enfin une d'elles, sœur de Richard, roi d'Angleterre, était sa parente à un degré prohibé.

Raymond VI fut d'une grande faiblesse en face du légat Pierre de Castelnau; il nia toute participation aux erreurs des Albigeois, et promit de poursuivre lui-même les hérétiques dans ses États. Il espérait, par sa soumission, apaiser ses ennemis; il ne fit que les enhardir. Le pape demanda bientôt qu'il tournât contre ses propres sujets toutes les forces dont il pouvait disposer, et lui écrivit : « Si nous pouvions ouvrir ton cœur, nous y trouverions et nous t'y ferions voir les abominations détestables que tu as commises; mais comme il est plus dur que la pierre, c'est en vain qu'on le frappe

avec les paroles du salut; on ne saurait y pénétrer. Homme pestilentiel! quel orgueil s'est emparé de ton cœur, et quelle est ta folie de ne vouloir point de paix avec tes voisins, et de braver les lois divines en protégeant les ennemis de la foi! Si tu ne redoutes pas les flammes éternelles, ne dois-tu pas craindre les châtiments temporels que tu as mérités pour tant de crimes? »

Aucun prince ne s'était encore entendu menacer en pareils termes par la cour de Rome. Raymond VI ne répondit à ces injures que par de nouvelles paroles de soumission; mais le légat, Pierre de Castelnau, fut inflexible, et se retira en lançant une dernière excommunication. Cet homme avait, par sa violence, indigué les Provençaux ; il voulut cependant partir seul, confiant dans l'inviolabilité du caractère dont il était revêtu. Raymond VI, craignant l'animosité populaire, lui donna une escorte; mais le légat, avant de passer le Rhône, s'étant arrêté dans une auberge située sur le bord de ce fleuve, s'y prit de querelle avec un des chevaliers qui l'accompagnaient. Ce dernier supporta les injures moins patiemment que son seigneur, et tua Pierre de Castelnau d'un coup d'épée (1208) (4). Ce meurtre rappelait celui de Thomas Becket, et ce fut à tous les fidèles qu'Innocent III confia la vengeance de son ministre. Il promit aux soldats de cette nouvelle croisade la rémission de tous leurs péchés, avec la dépouille des Provençaux, et chargea les moines de Citeaux d'exciter le zèle des chrétiens. L'horreur qu'inspira la grandeur du crime attribué à Raymond VI, l'animosité jalouse des hommes du Nord contre la politesse et la prospérité du Midi, enfin la soif du pillage, rendirent facile la tàche des religieux de saint Bernard. D'ailleurs les dangers bien connus des expéditions lointaines invitaient les soldats chrétiens à saisir l'occasion d'acquérir par une campagne facile l'honneur et tous les profits spirituels qui n'avaient encore appartenu qu'à la croisade en Orient. Le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et d'Auxerre, une foule de chevaliers prirent la croix, et leur exemple fut suivi par un grand nombre de fidèles de toutes conditions. Philippe-Auguste, sans prendre part lui-même aux préparatifs de guerre, encouragea les moines de Citeaux et abandonna le comte de Toulouse à son sort, quoiqu'il fût son vassal, son parent, et que Raymond eût imploré son appui.

C'était, en réalité, une invasion du Midi par le Nord, une croisade de la barbarie contre la civilisation. Elle devait avoir pour résultat la destruction de la nationalité provençale. Si tous les peuples méridionaux se fussent réunis dans ce commun péril, peut-être auraient-ils pu se défendre avec quelque gloire; mais il n'en fut pas ainsi, et les princes même les plus menacés, Raymond - Roger Jer, comte de Foix, et Raymond-Roger II, vicomte de

() On voit qu'il ne faut pas chercher la vérité historique dans l'admirable tableau où Titien a voulu représenter cette seène.

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