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L'aperçu que nous venons de donner des livres dont se nourrissaient exclusivement les meilleurs esprits d'alors, montre à quel point la théologie dominait toutes les pensées. La connaissance de la Bible, l'étude des commentaires pleins d'obscurités et d'aberrations que sa lecture avait enfantés, passait depuis cinq siècles pour être le sommet de la science. Un esprit nouveau commence à poindre au onzième siècle. Il naquit de l'usage de cette science qu'on plaçait à la fin de l'enseignement des lettres, la dialectique. Après s'être longtemps. bornée à définir, à diviser et à classer des mots, la dialectique s'éleva à l'examen et au classement des idées. L'art de raisonner, que les Grecs avaient porté si loin, reparut. Parmi les maîtres qui professaient dans les écoles dont nous avons parlé, et qui, plus instruits que le précepteur de Guibert de Nogent, pouvaient se rendre compte de leurs paroles, les uns disaient que les mots collectifs, les noms de genres et d'espèces, sont de pures abstractions de l'esprit; les autres admettaient dans ces abstractions une existence réelle. Ainsi l'Humanité, le Temps, la Couleur, n'étaient pour les premiers que des noms désignant l'ensemble des créatures humaines, des durées partielles que nous pouvons apprécier, des qualités particulières aux corps colorés; pour les autres, l'humanité était un être réel, embrassant dans sa vie propre celle de tous les hommes; le temps, une chose absolue que les durées particulières manifestent sans la constituer; la couleur, un corps particulier affectant diversement tous les objets matériels. C'étaient les deux sectes philosophiques qu'on appela plus tard nominaux et réalistes. Leur querelle, qui agita toute la seconde partie du moyen âge et produisit une foule d'écrits, n'était pas un vain combat de subtilités; c'était l'éternel antagonisme entre les deux tendances de l'esprit humain, qui, chez les uns, est porté à contempler la nature telle qu'elle s'offre à nos sens; chez les autres, à s'élever vers les conceptions infinies de l'idéal.

Le raisonnement, l'argumentation, devinrent l'exercice favori et la gloire de l'école. Ils dégénérèrent souvent en disputes ridicules, et la scolastique, nom que cette science nouvelle a gardé, tomba en discrédit dès la fin du treizième siècle. Mais elle eut ce grand résultat de placer la raison à côté de la foi. Loin de prétendre attaquer les croyances religieuses, les dialecticiens du moyen age ne réclamaient que la permission de les prouver; seulement, l'instrument auquel ils mettaient la main recélait une force qu'ils ne soupçonnaient

pas, et leur philosophie, qui ne devait être que « la servante de la théologie », fut le premier réveil qui prépara de loin la révolte de l'esprit moderne contre la crédulité.

Les premières discussions qui naquirent dans le sein des écoles attirèrent la persécution sur ceux qui les suscitèrent.

Roscellin, dialecticien né en Bretagne et enseignant à Paris, fut le premier qui souleva la question entre les nominaux et les réalistes. Il niait hautement l'existence réelle des genres; et comme on lui opposait l'exemple de la Trinité, il s'expliquait en disant que les trois personnes divines existaient, mais séparément, comme trois dieux distincts, et que, pour ne former à elles trois qu'un Dieu seul et unique, il eût fallu que le Père et le Saint-Esprit se fussent incarnés. Une herésie si flagrante devait étre condamnée; elle le fut, en effet, au concile de Soissons (4092), et le premier chef des nominaux se rétracta publiquement pour n'ètre pas assommé par le peuple ameuté contre lui. C'est ce qu'avait été obligé de faire aussi à maintes reprises, pour la première fois en 4054 et pour la dernière en 4080, Bérenger, archidiacre d'Angers, maître célèbre de l'école de Tours, qui essaya vainement de soutenir que l'hostie consacrée n'était pas, comme le croyait l'Église, la chair même du corps de Jésus-Christ sous l'apparence de pain, mais un simple symbole. Un génie plus puissant opposa une plus vive résistance; ce fut Abélard.

Le tranquille séjour des rois capétiens, Paris, avait, comme nous l'avons dit, les écoles les plus renommées et les plus nombreuses. Outre celles de la cathédrale, où brillaient à la fin du onzième siècle Robert d'Arbrisselle, Yves de Chartres, Pierre Comestor ou le Mangeur, Roscellin, Michel de Corbeil, Pierre le Chantre, et surtout Guillaume de Champeaux, archidiacre de la cathédrale, il y avait à Paris l'école de l'église Saint-Germain l'Auxerrois, qui donna son nom au «quai de l'École »; celles de l'abbaye Saint-Germain des Prés, de l'abbaye Sainte-Geneviève, de l'abbaye SaintVictor, auprès desquelles d'autres centres d'instruction s'élevèrent et formerent bientôt, par leur ensemble, la plus célebre des Universités du moyen âge. Guillaume de Champeaux enseignait avec éclat la dialectique et la théologie, qu'il défendait contre les entreprises du nominalisme, lorsque Abélard vint se mêler à ses auditeurs. Pierre Abelard, né en 4079, au bourg de Palais (comté de Nantes), dont son père était le seigneur, avait tout abandonné, jusqu'à son droit d'aînesse, pour se livrer à l'étude. Il possédait toute la science de son temps, le trivium et le quadrivium, savait un peu de grec et d'hébreu, tournait facilement et chantait de jolis vers, mais surtout connaissait l'art de parler et d'envelopper un adversaire dans les filets de la discussion. Après avoir assidûment écouté Guillaume de Champeaux, il interpella publiquement son maître, le fatigua d'objections captieuses et finit par le forcer de s'avouer

vaincu. Le sujet de la controverse était toujours la question débattue entre les nominaux et les réalistes, et la solution d'Abélard consistait à soutenir un troisième système intermédiaire entre les deux autres. Mais peu importe de savoir sur quel terrain cette lutte était engagée; c'est dans la lutte même que se trouvait tout l'intérêt. Un jeune homme, un inconnu, un laïque! avait triomphé de l'archidiacre de la cathédrale de Paris, du plus grand clerc de l'époque. Ce coupable orgueil qui avait poussé un jeune docteur à humilier son maître déposait dans des milliers de cœurs le germe d'une émulation louable, et le moyen âge pouvait comprendre enfin que la science et la religion ne doivent pas se confondre.

Guillaume de Champeaux résolut de cesser ses leçons, et se retira dans l'abbaye de Saint-Victor. Deux ans après, vers 1403, Abelard ouvrit une école à son tour, à Paris, près Sainte-Geneviève. L'éclat de son enseignement fut extraordinaire et dura jusqu'en 4420, quoique le maître osȧt y proférer, dans ce siècle de foi aveugle, des maximes comme celle-ci : « La religion a besoin d'arguments philosophiques satisfaisant la raison. Nul ne peut croire sans avoir compris. » Trois mille étudiants se pressaient pour l'entendre, et comme il n'y avait pas de salle assez grande pour contenir la foule de ses auditeurs, il professait le plus souvent en plein air, parmi les champs et les vignes dont la montagne Sainte-Geneviève était couverte alors. A sa voix puissante se manifesta une ardeur pour l'étude et un besoin d'examen dont on n'avait jamais vu d'exemple. Cependant Abélard serait oublié peut-être si ses amours et ses malheurs ne l'eussent rendu populaire. C'est un dernier bienfait qu'il doit au dévouement extrème de la belle et savante Héloïse. Il mourut dans un monastère, après avoir été longtemps persécuté comme coupable d'hérésie (1442).

L'homme qui contribua le plus à sa condamnation définitive, quoique à regret, fut saint Bernard. Nous avons montré ci-dessus (p. 288) ses derniers actes politiques et sa mort; il nous reste à dire quelques mots de sa vocation religieuse. Si Abelard était l'oracle de son temps par la science, saint Bernard l'était par la vertu, et l'emporta sur lui, comme sur tous ses contemporains, princes on peuples, par l'ascendant d'un grand caractère. Il était fils d'un vaillant chevalier, seigneur de Fontaines, près Châtillon-sur-Seine, et, des ses plus jeunes années, fut saisi d'une piété ardente. Sa famille ne voulait pas qu'il embrassàt la vie monastique; mais, persuadés par sa parole, ses compagnons, ses amis, ses cinq frères, son oncle, tous ceux qu'il voulut entraîner se donnèrent euxmêmes aux ordres religieux. « Le jour de prononcer ses vœux, dit un de ses biographes, qui écrivait pendant que le maître vivait encore, Bernard sortit de la maison paternelle avec ses frères, dont il était le père spirituel, les ayant enfantés, par sa parole, à la vie du Christ. Gui, l'aîné d'entre eux

(qui, marié et puissant dans le siècle, avait quitté sa jeune et noble femme pour le monastère), voyant sur la place leur plus petit frère, nommé Nivard, avec d'autres enfants comme lui, lui dit : « Eh bien, » frère Nivard, toute la terre que nous possédions » te revient à toi seul.» Plus ému qu'il n'appartient à un enfant, celui-ci répondit : « A vous le ciel >> et à moi la terre, done? Ce partage n'est pas égal. Ils s'en allèrent, et lui resta à la maison avec son père; mais, peu de temps après, il suivit ses frères, et ni son père ni ses proches ne purent le retenir. De cette maison consacrée à Dieu, il ne resta que le vieux père avec sa fille. Mais, plus tard, tous deux suivirent l'exemple des autres. Les mères cachaient leurs fils et les femmes retenaient leurs maris, pour qu'ils n'entendissent pas les exhortations de Bernard. » Il alla prêcher la seconde croisade jusqu'en Allemagne, et là, quoiqu'on ne comprît pas sa langue, il entraînait la foule par les accents de sa voix convaincue et la beauté de sa physionomie inspirée. Il fonda lui-même cent soixante monastères. Ce moine ardent, auquel ses contemporains attribuaient le don des miracles, et qui ne voulut jamais ètre qu'abbé de Clairvaux, gouverna par son influence, et gouverna despotiquement, l'Église tout entière et les royaumes terrestres. Faut-il croire qu'un tel homme descendait parfois, dans sa dévotion, jusqu'à l'ineptie? ou ne faut-il imputer qu'à l'hébétement des bons moines qui ont écrit sa vie ce trait qu'ils donnent de son caractère, non contents des miracles qu'ils lui attribuent : « Absorbé tout entier dans l'esprit et entièrement occupé par des méditations spirituelles, il voyait sans voir, il entendait sans entendre; ce qu'il goûtait était pour lui sans saveur, et à peine aucun sens de son corps lui apportait-il aucune sensation. Il avait passé une année entière dans la cellule des novices, et il ignorait comment était le toit de la maison; il avait fréquenté habituellement l'habitation des religieux, entrant et sortant souvent, et croyait qu'elle n'avait qu'une fenètre de front, tandis qu'elle en avait trois. >> Saint Bernard a beaucoup écrit, mais des ouvrages de circonstance, destinés à ses contemporains et non à la postérité quelques traités théologiques, de nombreux sermons, et une quantité de lettres, dont il nous est resté plus de quatre cents.

Après les hommes éminents que nous venons de citer pour avoir honoré la philosophie et la théologie aux onzième et douzième siècles, nous ne nous arrèterons pas à la foule d'écrivains d'un ordre moins élevé dont les noms et quelques ouvrages se sont conservés jusqu'à nous. Il suffira de dire que l'examen de leur vie et de leurs écrits remplit les volumes vir à XVII du vaste monument que les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, dans le dernier siècle, et l'Académie des inscriptions et belles-lettres, dans celui-ci, ont consacré à l'Histoire littéraire de la France.

Nous avons souvent aussi mentionné, dans les chapitres précédents, les principaux historiens aux

quels on est redevable de ce que l'on sait des événements de la même époque: Helgaud de Fleuri, Raoul Glaber, Guibert de Nogent, Orderic Vital, Suger.

La Vie du roi Robert est le seul ouvrage du moine Helgaud, mort à l'abbaye de Fleuri ou SaintBenoît-sur-Loire, en 1048. C'est moins une histoire qu'une sorte d'éloge ou d'oraison funèbre destinée sans doute à être conservée avec honneur dans les archives de cette abbaye, que le pieux roi avait enrichie; cependant cet écrit d'une plume faible et Souvent puérile contient, comme on l'a vu plus haut (p. 244), les plus précieux détails sur la vie intérieure du roi et sur les mœurs au commencement du onzième siècle. Raoul Glaber, c'est-à-dire le Chauve, mena, saus sortir des cloitres, une vie agitée. C'était un moine peu fait pour la vie religieuse, et qui, supportant d'une humeur indocile ses obligations monastiques, parcourut successivement les monastères de Saint-Léger de Champeaux, de Saint-Bénigne de Dijon, de Notre-Dame de Moutier, de Saint-Germain d'Auxerre, de Bèze, de Cluni, où probablement il mourut (vers 1050). C'est à saint Odilon, abbé de Cluni (962-4048), lui-même auteur de livres pieux, de Vies de saints et de poésies latines, que Raoul a dédié sa Chronique, qui, dit-il, « s'adresse à des religieux ». Il n'espérait pas lui voir franchir l'enceinte du couvent, tant était complet alors l'isolement de l'homme studieux. Ce récit, à lui seul, explique la sécheresse habituelle des chroniques et excuse leurs auteurs. Voici comment Raoul commence, en parlant à son abbé :

J'ai bien souvent partagé les justes regrets des frères de notre ordre, et ceux que vous avez quelquefois exprimés vous-même, de ne voir personne, parmi nos contemporains, s'occuper de transmettre à la postérité, sous une forme quelconque, les événements multipliés dont nous sommes témoins dans les églises du Seigneur comme parmi les peuples. Ce n'est cependant pas pour les abandonner à l'oubli que le Sauveur a déclaré lui-même qu'il ne cesserait d'en opérer de nouveaux dans le monde jusqu'à la dernière heure du dernier jour. Dans un intervalle de près de deux cents ans, c'est-à-dire depuis le prêtre Bède, en Bretagne, et Paul, en Italie, il ne s'est trouvé personne qui essayàt d'écrire quelque histoire pour la postérité. Encore ces deux écrivains ont-ils traité seulement l'histoire de leur patrie, quoiqu'il soit bien certain que tout l'empire romain, les provinces au delà des mers, les pays barbares, ont été le théâtre d'une foule d'événements qui seraient très-profitables pour les hommes s'ils leur étaient racontés. On en peut dire autant des faits qui se pressent, avec une vivacité peu ordinaire, depuis environ l'an 1000 de l'incarnation du Christ, notre Sauveur. Je vais donc, pour obéir à vos conseils et au désir de nos frères, essayer de les raconter, en passant rapidement sur les commencements... >>

Ainsi cet écrivain, qui n'est pas sans mérite, que semble tourmenter un esprit inquiet et le dé

sir d'apprendre, ignore que la mort de Paul Diacre remonte à 257 ans, et celle de Bède à 342 ans avant lui; il ne connaît rien des travaux de l'époque carolingienne, et il est encore, au milieu du onzième siècle, préoccupé de l'idée que la Gaule est une province de l'empire romain. Cet ouvrage, d'un extrême intérêt, quoique plein de désordre et de bizarreries, est divisé en cinq livres, dont voici l'esprit et l'ordonnance :

I. De la divine quaternité. Du roi Raoul. Du roi Lothaire. Des derniers empereurs de Rome. Des infidèles.

II. Hugues est élu roi. Sur une baleine et sur les guerres d'Occident. De Conan, duc des Bretons, et de Foulques, duc des Angevins. Du monastère de Loches. Prodige surprenant à Orléans. Prélats accusés de cupidité. Incendies; morts de nobles personnages. Ravage de la Bourgogne. Grande famine; incursion des Sarrasins. Pluie de pierres. Folie de l'hérétique Leutard. Hérésie découverte en Italie. III. Étienne, roi des Hongrois; guerre des Bénéventins. Robert, roi des Français. Comète; ce qu'elle annonce. Restauration des églises dans tout l'univers. Monastères reconstruits ou fondés. Reliques de saints découvertes de tous côtés. Destruction du temple de Jérusalem. Hérésie à Orléans. Des fils du roi. IV. Universalité de l'Église injustement réclamée par les Grecs. Hérésie en Italic. Que les malins esprits peuvent quelquefois opérer des miracles pour punir nos péchés. Famine terrible dans l'univers. Paix et abondance, l'an 1000, après Pàques. Affluence du peuple à Jérusalem. Combat en Afrique. Combat des Lètes contre les chrétiens, dans le Nord. Signe dans le soleil.-V. Sujets divers. Guerre miraculeuse. Troisième éclipse de soleil. Dissensions dans l'évêché de Lyon. Extirpation de la simonie.

Nous avons fait assez connaître Guibert de Nogent (p. 258-307, etc.). Quant à Orderic Vital, son <«< Histoire ecclésiastique », consacrée principalement aux événements qu'il vit s'accomplir en Normandie, n'a pas effacé l'intérêt de deux autres chroniques normandes du même temps, celles de Dudon, chanoine de Saint-Quentin, et de Guillaume, religieux à l'abbaye de Jumiéges; mais elle est la mine la plus riche que l'on possède sur l'histoire des onzième et douzième siècles. Orderic était le troisième fils d'un homme de guerre, originaire d'Orléans, qui était passé en Angleterre, où il avait obtenu un fief près de Shrewsbury,* et qui, par piété, voulut vouer cet enfant à la vie religieuse. Quand Orderic eut atteint l'âge de dix ans, en 4085, son père le remit, avec une dot de 30 marcs d'argent, à un moine qui l'emmena à l'abbaye de SaintEvroul, où il prit, la même année, l'habit monacal, et passa le restant de ses jours, c'est-à-dire jusque vers 4445. Orderic est un historien, ou du moins il aspire à l'être; il peint, il raconte, il juge, et si le talent fait souvent défaut à ses efforts, son œuvre demeure toujours pleine de sens, de droiture et d'intérêt.

Nous avons vu Suger partager les glorieux travaux de Louis VI, et suppléer à la faiblesse politique de Louis VII. Par un rare bonheur, le mème homme a écrit les événements auxquels il a pris

le supérieur en 4422. C'est à lui qu'on rapporte l'honneur d'avoir, comme abbé de ce monastère, fait commencer la rédaction des « Grandes chroniques de Saint-Denys, » vaste compilation des ouvrages écrits sur les rois de France depuis Char

part, et laissé à la postérité une Vie de Louis le Gros concise et substantielle, qui met dans tout son jour le rôle élevé que le prince et son ministre voulaient assurer à la monarchie. Suger était né dans une basse condition, près de Saint-Omer, en 4084. Il avait été élevé dans un prieuré dépen-lemagne, et que les religieux de Saint-Denys con

dant de l'abbaye de Saint-Denys, lorsqu'en 4095, le roi Philippe ler ayant confié aux religieux l'éducation de son fils Louis le Gros, l'abbé fit venir Suger, qu'il avait sans doute jugé de bonne heure, pour en faire le compagnon du jeune prince. Les deux enfants vécurent pendant trois années ensemble, et leur intimité ne cessa que par la mort. Suger se rendit au monastère de Saint-Florent de Saumur pour terminer ses études, et revint, en 4403, dans l'abbaye de Saint-Denys, dont il devint

tinuerent jusqu'à la fin du quinzième siècle.

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Les clercs, les moines, les docteurs continuaient donc dans leurs ouvrages, écrits en latin, les traditions de l'antiquité, quelque métamorphosées qu'elles fussent par l'influence des siècles. Audessous de leurs graves études se formait, pendant ce temps, une littérature inférieure en apparence,

MM

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populaire, puisée non pas aux sources pures de la science, mais dans le sentiment instinctif des masses, et conçue dans cette cette langue rustique dont nous avons esquissé les premiers pas (p. 235). La langue s'était promptement formée au Midi; trop promptement, l'événement l'a prouvé, car elle n'a pas eu la force et la durée des dialectes plus àpres qui s'élaborèrent plus lentement au nord de la Loire. Nous avons des échantillons de la poésie provençale dès le dixième siècle; dans le cours des deux siècles suivants, elle brilla de tout son éclat et vola jusqu'en Italie; puis, au commencement du treizième siècle, elle s'abîma dans le désastre des Albigeois et ne se releva jamais de cette chute cruelle. D'ailleurs elle avait à peu près alors épuisé sa sève, et manquait des éléments d'une longue vitalité. Les poëtes provençaux et languedociens ont chanté la guerre et l'amour; ils ont composé, sur ces deux thèmes, de belles odes et des pastorales charmantes; mais chacun de leurs poëmes ne forme qu'une variation nouvelle de ces thèmes éternels. Légères, douces, faciles comme le climat de leur beau pays, comme les mœurs de ses habitants, leurs strophes harmonieuses semblaient des phrases musicales qui flattaient d'autant mieux l'oreille qu'elles étaient plus connues; mais elles ne célébraient rien de grand; elles ne s'élevaient pas jusqu'aux pensées fortes et profondes: la patrie, la

foi, l'immortalité. C'était donc une fleur brillante, mais sans racines.

A l'instant où j'aperçois mon amie, un subit effroi me gagne; mes yeux se troublent, mes joues pàlissent: je tremble comme la feuille agitée par le vent; je n'ai plus même la raison d'un enfant, tant l'amour me tourmente. Ah! l'amant si tendrement soumis mérite que sa dame pour lui soit généreuse.

L'amour m'a fait une si douce blessure que mon cœur éprouve dans le chagrin une sensation délicieuse. Cent fois le jour j'expire de douleur, et cent fois le jour je revis d'allégresse. Mon mal est d'une nature si extraordinaire et si gracieuse que ce mal même est préférable à tout autre bien; et si les peines ont tant de charmes, combien, après ces peines, seront plus ravissants les plaisirs!

Ces paroles sont d'un troubadour célèbre, Bernard de Ventadour (vers 1450), et pourraient être aussi bien de vingt autres versificateurs provençaux du même temps, tous également habiles à célébrer avec art leurs soucis amoureux. Celui-ci fut un poëte privilégié. Né parmi les serviteurs d'un certain vicomte Eble, il attira, par sa grâce et ses talents, les regards de la vicomtesse, au point d'être obligé de fuir pour échapper à la colère de son seigneur. Il se mit alors à courir, sa guitare à la main, de chateau en château, jusqu'à ce que, parvenu en Normandie, il captivat complètement

Typ. de J. Best, rue St-Maur-St-G., 13.

une plus grande dame que la première la reine d'Angleterre, Éléonore de Guyenne.

Le tenson provençal est d'un genre plus élevé que la complainte d'amour. C'était la lutte poétique à laquelle se livraient deux troubadours pour se disputer les suffrages des auditeurs.

SORDELLO. S'il te fallait renoncer à la compagnie des dames, perdre les amies que tu eus jamais ou que tu pourrais avoir, ou bien sacrifier l'honneur que la chevalerie peut donner, lequel des deux choisirais-tu ? BERTRAM D'ALAMANON. Les dames que j'aimais m'ont si souvent repoussé, j'ai reçu si peu d'elles, que j'aime mieux la chevalerie. Prends pour ta part la folie d'amour, dont la jouissance est si vaine. Cours après ces plaisirs qui perdent leur prix dès qu'on les obtient. Moi, sur les champs de bataille, je vois toujours de nouvelles conquêtes à faire, à gagner une nouvelle gloire. - SORDELLO Que vaut la gloire sans l'amour? Comment renoncer aux joies de la galanterie pour les blessures et les combats? La soif et la faim, l'ardeur du soleil et la rigueur du froid, valent-elles mieux que l'amour? Ah! volontiers je t'abandonne ces avantages pour le bonheur qui m'attend auprès de ma belle. BERTRAM. Quoi donc ! oserais-tu paraître devant elle si tu n'oses prendre les armes pour combattre? Il n'est point de vrai plaisir sans la vaillance. SORDELLO. Pourvu que je sois brave aux yeux de celle que j'aime, peu m'importe le mépris des autres. - BERTRAM. Mais, Sordello, c'est tromper celle qu'on aime qu'aimer sans valeur. Garde les tromperies d'amour, et laisse-moi l'honneur des armes.

A ces jeux délicats, les troubadours savaient méler de plus mâles accents. On a du même Sordello une sirvente ou satire célèbre, celle qu'il composa sur la mort du seigneur de Blacas.

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Plaindre je veux don Blacas. . . . . d'un cœur triste et marri; et j'en ai bien raison. (1)

<< Car en lui, continue-t-il, j'ai perdu un seigneur et un bon ami, et les plus nobles vertus sont éteintes du même coup. C'est un malheur, je le crains, qui ne se réparera jamais, à moins qu'on ne lui retire le cœur et qu'on ne le fasse manger à tous ces barons qui vivent sans cœur, et qui peutêtre alors en auront assez. » Et le poëte jette un regard ironique sur les grands princes de son temps sur l'empereur des Romains, qui, s'il avait mangé le cœur de Blacas, saurait bien prendre Milan; sur le roi d'Aragon, qui en aurait besoin pour se consoler de ses dernières défaites; sur le roi des Français, qui n'en osera prendre, de peur de déplaire à sa mère. Mais ici nous anticipons sur le règne de saint Louis. Sordello, en effet, appartient au treizième siècle; il représente la dernière époque et la plus brillante de la littérature provençale. Nous n'avons conservé de lui qu'une trentaine de poésies qui ne suffisent pas pour nous faire pleinement juger de son talent; mais nous pouvons en croire le grand poëte flo

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rentin, le Dante, qui, dans sa Divine Comédie, donne une place d'honneur à Sordello.

Voici deux autres fragments, de deux troubadours qui passèrent, parmi leurs contemporains, pour très-habiles en la gaye science, qu'ils illustraient certainement par leurs noms, sinon par leur talent. Le premier est Guillaume VII, comte de Poitiers, qui, vers 4404, chantait ainsi son départ pour la croisade :

Puisqu'il m'a pris fantaisie de chanter, je dirai dans mes vers ce dont je suis dolent (1). Je vais quitter Poitou et Limousin. Je m'en irai en exil; je laisserai mon fils en guerre, en grand'peur et en péril; et le mal lui sera fait par ses voisins... Je quitte tout ce que j'aimais, chevalerie et grandeur ; je m'en vais, sans plus tarder, où les pécheurs sont délivrés... O mes amis! quand je serai devant la mort, venez auprès de moi; vous m'avez vu jadis aimant la joie et les plaisirs : je verrai volontiers partir au loin les délices.

Le second est Richard Coeur-de-Lion. Voici de lui une strophe amoureuse :

Genser dona el mont no us mira;
Guai' et blanca coma ermis,
Plus fresca que rosa ni lis;
Ren als non m'en desespera,
Dicus! si porai l'ora vezer
Qu'ieu josta leis puesca jazer!

Ben ai dreg, mas trop mi tira. (2)

Mais celui de tous les troubadours du douzième siècle dont les vers et les exploits ont fait le plus de bruit, est ce seigneur périgourdin qui soufflait la guerre par ses chansons ardentes, et se délassait ensuite à la chanter, Bertrand de Born, vicomte d'Hautefort. Ce batailleur infatigable, à qui son château d'Hautefort et quelques villages environnants permettaient de mettre un millier d'hommes sur pied, prit la principale part, comme conseiller des fils de Henri II révoltés contre leur père, à toutes les guerres qui ensanglantèrent de son temps la Guyenne. Ses vers passionnés étaient comme des brandons allumant l'incendie. « La paix ne me convient pas, s'écriait-il; je ne me plais qu'à la guerre, et je ne me soucie point ni des lundis ni des mardis. » C'était un défi à la trève de Dieu. Voici les premiers mots d'une ode guerrière en six strophes, qui est le plus beau morceau qu'on connaisse de Bertrand de Born, et, nous croyons, de toute la littérature provençale :

Bien me plaît le doux temps de Pâques qui fait feuilles et fleurs venir; il me plaît quand j'entends la joie des oiseaux faisant résonner leurs chants par le bocage. Mais il me plaît aussi quand je vois sur le pré tentes et pavillons dressés ; il plait à mon courage quand (')

Pus de chantar m'es pres talens, Farai un vers dont sui dolens.

(2) Plus gentille dame au monde on ne peut voir; gaie et blanche comme hermine, plus fraîche que rose ni lis. Rien autre chose ne m'en désespère, à Dieu! que de savoir quand je pourrai voir l'heure où je puisse être auprès d'elle. Je l'ai bien mérité, mais trop me fait attendre.

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