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(fig. 19); le sautoir (fig. 20). Les figures représentées sur l'écusson se divisent en héraldiques, naturelles, artificielles et chimériques; elles comprennent, en effet, presque tous les objets de la nature, de l'art ou de pure imagination qu'on a pu peindre. Quant à l'idée de représenter dans la sculpture ou la gravure les différentes couleurs héraldiques par des lignes diversement inclinées, comme nous venons de le montrer dans les figures 4 à 43, on ne s'en est avisé qu'au dix-septième siècle seulement.

L'introduction des noms de famille, que nous avons comptée parmi les causes qui firent naître le blason, commença dans la seconde moitié du onzième siècle. Jusque-là les noms avaient été tout personnels, et, depuis l'expiration de l'empire romain, chaque individu n'en portait qu'un seul, celui qu'il recevait au baptême. Cette indigence était en rapport avec ce que les relations sociales avaient alors de rare et de rétréci. Mais pour la vie nouvelle et plus active qui s'éveilla au sortir de l'an mille, cette simplicité devenait insuffisante. Chacun chercha un moyen de faire distinguer sa personnalité. Les uns ajoutèrent à leur nom de baptême celui de leur père, et conservèrent ainsi les anciennes appellations, soit germaniques, comme Achard, Bernard, Geoffroi, Thierri; soit bibliques ou romaines, comme Benoit, Constant, Laurent, Matthieu, Michel; soit celtiques, comme le sont un grand nombre de noms de la Bretagne. D'autres adoptèrent des sobriquets familiers, tels que ceux de le Blanc, le Bon, Mallet, Petit, Tardif; ou le titre de quelque emploi qu'ils occupaient: Bailli, Lemaire, Prévôt; ou bien celui de leur profession : Boucher, Charpentier, Lefèvre, Masson. D'autres, enfin, empruntèrent leur nom de l'endroit où ils étaient nés, ou de quelque désignation locale qui leur semblait particulière, comme Guyot de Provins, Chrétien de Troyes, Bernard de Ventadour; du Bois, du Pont, de l'Orme, de la Vigne. Les seigneurs ajoutaient à leurs noms ceux de leurs fiefs. Il n'existe point de nom propre dans notre langue qui ne provienne de l'une de ces diverses sources. L'esprit de famille, développé par la féodalité, était tel qu'il n'y eut pas jusqu'au moindre serf qui ne tînt à se constituer un nom de race. C'était là son modeste blason.

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La mansuétude des premiers Capétiens leur avait gagné le cœur du clergé, des petits seigneurs et de tout le peuple; elle avait contribué à faire naître le respect et l'amour du droit idéal de la royauté; mais il était temps que la royauté changeât de politique, car ses vassaux directs, les comtes de Corbeil, de Montfort, de Dammartin, de Mantes, enhardis par l'attitude placide dont elle ne se départissait pas depuis un siècle, tendaient ouvertement à la dépouiller.

A la mort de Philippe Ier, le domaine royal ne

se composait plus que des comtés de Paris, de Melun, d'Étampes, d'Orléans et de Sens, équivalant à peu près aux cinq départements de la Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Oise et Loiret; encore le chemin de l'une à l'autre de ces possessions n'était-il pas toujours ouvert au roi. Le seigneur de Montlhéri lui coupait la route d'Étampes, celui du Puiset la route d'Orléans, celui de Corbeil la route de Melun. Quant aux grands feudataires de la couronne, il n'en était aucun qui ne fût aussi puissant que lui, et plusieurs l'étaient davantage, comme le duc de Normandie qui régnait sur le territoire actuel de cinq départements très-compactes, et le comte de Champagne qui en avait sept. Au midi de la Loire, les seigneurs n'admettaient même pas la suprématie purement nominale que s'attribuait le roi. Aussi chacun de ces petits souverains, tous avides et batailleurs, nourrissait - il un certain mépris pour les pacifiques possesseurs de l'ancien duché de France. C'est le sentiment d'orgueil qu'exprime, par exemple, la Chronique des comtes d'Anjou, dans laquelle on lit : « En l'an 959 mourut le duc Hugues, abbé de SaintMartin, fils de Robert le pseudo-roi et père de cet autre Hugues (Capet) qui, dans la suite, fut fait roi lui-même avec son fils Robert, que nous-mêmes avons vu régner dans une honteuse mollesse, et de l'apathie duquel n'a point dégénéré son fils Henri, aujourd'hui roitelet. »

Le roi Philippe, fils de Henri, avait senti péniblement sa faiblesse. Huit ou neuf ans avant sa mort, il avait associé con fils Louis au gouvernement. « Fais attention, mon fils, lui disait-il un jour en lui montrant la tour de Montlhéri, veille à conserver cette tour; ce sont presque ses vexations qui m'ont fait vieillir, et par ses trahisons, par sa méchanceté perfide, je n'ai jamais pu avoir ni bonne paix, ni repos.» (Suger, Vie de Louis VI.)

Louis, « jeune, gai, se conciliant tous les cœurs », était doué, comme ses pères, « d'une bonté qui passait pour simplicité auprès de quelques-uns »; mais il était en même temps plein d'énergie et d'activité. « Il mérita bientôt les surnoms d'Eveillé et de Batailleur. Il fut pour le royaume de son père un défenseur illustre et intrépide, portant assistance aux églises, et, chose qui avait été négligée durant longues années, veillant à la tranquillité des laboureurs, des artisans et de tout le pauvre peuple.» Ce fut plus tard qu'on l'appela Louis le Gros (4); mais il n'en resta pas moins fidèle jusqu'à la fin à la vie guerrière et généreuse qu'il avait adoptée.

La plaine Saint-Denys et la vallée de Montmorenci furent le premier théâtre de ses exploits. Son armée se composait alors d'environ trois cents chevaliers, suivis chacun d'un ou deux écuyers. Tels furent les humbles commencements de la monarchie nationale.

«Il arriva qu'entre le vénérable Adam, abbé de

(1) Orderic Vital le nomme Louis-Thibaud.

Saint-Denys, et Bouchard, noble homme, seigneur de Montmorenci (vassal de ladite abbaye), il s'éleva, au sujet de quelques droits à percevoir, des

Figure de Louis VI, fragment de mosaïque à l'abbaye de Saint-Bertin. (Mémoires de la Société des antiquaires de Morinie, t. Ier, p. 149.)

débats qui s'échauffèrent tellement et en vinrent malheureusement à un tel excès d'irritation, que l'esprit de révolte brisant tous les liens de la foi et hommage, les deux partis se combattirent par les armes, la guerre et l'incendie. Ce fait étant parvenu aux oreilles du seigneur Louis, il en manifesta une vive indignation et n'eut point de repos qu'il n'eût contraint ledit Bouchard, dûment sommé, à comparaître au château de Poissi devant le roi son père, et à s'en remettre à son jugement. Bouchard perdit sa cause; et, ayant refusé de se soumettre à la condamnation prononcée contre lui, il se retira sans qu'on le retînt prisonnier, ce que la coutume des Français n'eût pas permis (1); mais tous les maux et les calamités dont la majesté royale a droit de punir la désobéissance des sujets, il les éprouva bien vite. Le jeune et beau prince porta sur-le-champ ses armes contre Bouchard, et, après avoir ravagé ses terres, il le courba sous sa volonté. » (Suger.)

Au milieu de la société féodale, une chose nouvelle avait donc surgi. Les rapports féodaux laissaient le vassal maître de repousser par la force les prétentions de son seigneur, et mème d'en appeler du jugement de leur commun suzerain au droit de la guerre; mais la majesté royale prétend se dégager d'entre ces éléments, et, invoquant son droit à punir ses sujets, fait briller des principes qui sont étrangers à la féodalité et qui se placent au-dessus d'elle.

Ce fait se passa en 1404. Peu de temps après, Louis avait dompté de même, à la tête de sept cents hommes, un comte de Rouci qui opprimait l'église de Reims, et tué un seigneur châtelain de Mehun qui inquiétait celle d'Orléans; mais en 4403 il échoua au siége de Chambli, qu'il voulait enlever au comte de Beaumont-sur-Oise. Ce fut en 4404

(') La coutume des fiefs.

qué son père acquit la tour de Montlhéri, non pas, il est vrai, les armes à la main. Le terrible seigneur de ce donjon, Gui Troussel, avait pris la croix; mais il n'alla pas plus loin qu'Antioche. Les horreurs du siége firent une telle impression sur son courage, qu'il laissa là ses compagnons d'armes, à l'exemple de plusieurs autres barons, et se fit descendre du haut des murailles. Il rentra en France avec le surnom de « Danseur de corde ». Triste, humilié, il était devenu moins arrogant, et il fut heureux de donner au second fils du roi sa fille unique et son château.

Parvenu au trône (4408), Louis continua sans relâche ses petites guerres. La croisade lui avait apporté le plus efficace de tous les secours en affaiblissant les seigneurs féodaux grands ou petits, et en moissonnant par milliers les plus turbulents d'entre eux. Il appela aussi à lui ceux pour lesquels il tirait sans cesse sa loyale épée : l'Église et le Peuple. « Pour détruire l'oppression des brigands et des séditieux, il sollicita de suite, par toute la Gaule, le secours des évêques, et dans la France, du moins, les prélats établirent une association populaire dont le but était que les curés. accompagnassent le roi, dans ses siéges et ses combats, avec leurs bannières et tous leurs paroissiens. >> Les grands seigneurs et leurs hommes de guerre sont les brigands dont parle ici (liv. x1, ch. 34)

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Monnaie de Louis VI.

Orderic Vital, bon et vénérable moine qui vivait à l'époque même où ces événements se passaient. C'était un grave symptôme que la voix du roi et celle du clergé se réunissant pour appeler les serfs et les roturiers (4) à leur aide contre les petits tyrans. C'était les inviter à faire le premier pas vers la liberté.

Les pauvres serfs, exposés chaque jour au pillage, à l'incendie, à la prison, à la mort, accoururent avec enthousiasme à cet appel. Louis VI les conduisit au siége d'un des plus redoutables repaires féodaux d'alors, celui du seigneur du Puiset, qui, placé aux confins de la Beauce et de l'Orléanais, infestait également les terres de la maison de Chartres et celles de France. « Hugue, surnommé le Beau, et qui méritait plutôt d'ètre appelé le Mauvais, avait fait de son château une véritable caverne où les voleurs et les gens hors la loi commettaient des crimes inouïs, sans que la colère et les menaces du roi ni l'anathème épisco

(') Ruptuarii, rompeurs de la terre, agriculteurs.

pal parvinssent à les contenir.» (Ord. Vital.) Louis força le château, et ce fut un curé de village à la tète de ses paroissiens, c'est-à-dire une de ces bandes rustiques nouvellement armées, qui arracha les premieres palissades de l'ennemi et pénétra dans la place avant les hommes d'armes du roi (1444). Cependant, n'ayant pas pu détruire ce repaire à cause de l'opposition du comte de Blois, Louis VI fut obligé d'en recommencer encore deux fois le siége, à plusieurs années d'intervalle. Ce fut seulement en 4448 qu'il put enfin le raser. «Grande joie, dit le chroniqueur, pour les voyageurs et pour les paysans du voisinage. >>

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frere, alors à la croisade, pour s'emparer du pouvoir au détriment de ce dernier. Robert revint et réclama ses droits les armes à la main; mais il fut vaincu (sept. 1406), et passa le reste de sa vie, c'est-à-dire trente-huit ans, captif en Angleterre. Toutefois, il avait un fils nommé Guillaume Cliton. Louis VI prit sous sa protection ce jeune homme et ne cessa de le soutenir tout le temps qu'il vécut, comprenant le parti qu'il pouvait tirer des divisions qui déchiraient une famille redoutable pour la France, et inaugurant déjà la politique qui devait, plus tard, si bien réussir à Philippe-Auguste.

Réduit à ses seules forces, Louis VI se fût trouvé d'ailleurs incapable de lutter contre un aussi puissant voisin que Henri Ier, si les affaires de l'Angleterre n'eussent fait diversion en sa faveur, et s'il n'eût été assisté par le comte d'Anjou, vieil ennemi

des Normands. Le comte d'Aujou se lia étroitement à lui comme son suzerain en acceptant la dignité domestique de sénéchal de la maison de France. Les hostilités entre les deux partis se manifestèrent principalement dans la contrée qui leur servait de lisière, le Vexin. Elles durèrent quatre années, que les deux princes employèrent à se livrer en personne à une petite guerre d'embuscades et de surprises. Louis proposa de s'en remettre à un combat singulier, mais son adversaire refusa. Un jour, ce dernier enleva le château de Saint-Clair-surEpte; peu de temps après, le roi de France, enveloppé d'un capuchon noir de moine bénédictin, et suivi d'une troupe de chevaliers tous déguisés de même, alla surprendre, non loin de Saint-Clair, le prieuré de Gani, qu'il convertit aussitôt en une forteresse. Indignés de cet avantage frauduleux, les Normands accourent et élèvent en face de Gani deux ouvrages fortifiés, à l'un desquels ils donnent, par dérision, celui de Malassis (4), et à l'autre celui du Gîte-au- Lièvre. Enfin les deux ennemis en vinrent aux mains, le 20 avril 4449, dans un endroit appelé la ferme de Brémule. Il ne sera pas sans intérêt de laisser ici parler le chroniqueur.

<«< Belliqueux héros, dit-il, le roi des Anglais descendit dans la plaine avec cinq cents chevaliers, et disposa savamment les lignes de fer que formaient les combattants. Avec lui étaient ses deux fils, Robert et Richard, trois comtes, et beaucoup d'autres qui pouvaient être comparés aux Scipions, aux Marius, aux censeurs les Catons, car ils brillaient dans la vie civile aussi bien que par la valeur guerrière. Le roi Louis, voyant arriver le moment qu'il avait longtemps désiré, fit approcher quatre cents chevaliers qu'il avait sous la main, et leur donna l'ordre d'agir vigoureusement de leurs armes pour l'honneur du bon droit et la liberté du royaume, de manière que la gloire des Franks ne fût pas diminuée par leur faute. Les Français commencèrent à frapper courageusement de tous les côtés à la fois; mais comme ils s'étaient précipités en désordre, ils furent repoussés. Quatrevingts chevaliers qui formaient leur première ligne, avec Guillaume Crespin, sire d'Estrepagni, à leur tête, ayant eu leurs chevaux tués, on les enveloppa et ils furent pris. Godefroi de Serranz et d'autres hommes du Vexin donnèrent ensuite, et ils ébranlerent un moment l'armée ennemie, qui fit en chancelant quelques pas en arrière; mais les Normands, recueillant leur courage et leurs forces, firent encore prisonniers Bouchard de Montmorenci, Otmond de Chaumont, Aubri de Mareuil et d'autres.

>> Les Français dirent alors à leur roi: «Nos >> quatre-vingts chevaliers partis les premiers ne >> reviennent pas; les ennemis sont les plus nom>> breux et les plus forts, car nos bataillons sont » bien diminués; retirez-vous, seigneur, nous vous » le demandons, de peur qu'il ne nous arrive un

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(') On en voit encore les restes près Vernon.

>> dommage irréparable.» Louis y consentit, et il s'enfuit rapidement. Cent quarante chevaliers restèrent entre les mains des vainqueurs ; mais sur un nombre total de neuf cents qui en étaient venus aux mains, j'ai su qu'il n'y en avait eu que trois de tués. En effet, ils étaient complétement revêtus de fer, et autant par la fraternité d'armes qu'ils reconnaissaient entre eux que par la crainte de Dieu, ils s'épargnaient mutuellement et cherchaient moins à tuer les fuyards qu'à les prendre. Le roi d'Angleterre racheta au prix de vingt mares d'argent (plus de six mille francs), du guerrier qui l'avait enlevé, l'étendard du roi de France, et le garda en mémoire de la victoire que le ciel lui avait accordée; mais il lui renvoya le lendemain son destrier avec tout le harnachement. Quant à Louis, après avoir erré seul dans les bois, il rencontra un paysan, par lequel il se fit conduire aux Andelis, puis il s'en revint tristement à Paris. Amauri de Montfort, qui n'avait pas fait partie de cette expédition, vint le voir et lui offrir ses consolations. «Considère les richesses de la Gaule, luï » dit-il, et répare, en assemblant toutes nos forces, » la brèche faite à notre gloire et à notre puissance. » Que les évêques, les comtes et tous ceux qui ont » quelque pouvoir dans ton royaume se réunissent >> autour de toi, et que les prètres se rendent à ta >> suite où tu l'ordonneras, avec tous leurs parois>> siens, afin qu'une armée formée en commun >> prenne une commune vengeance des ennemis de l'État. » (Ord. Vital, xii, 49.)

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Cet engagement, ou trois hommes périrent, fut la plus grande bataille du siècle. Il ne faudrait pas en conclure, malgré ce qu'il y a de vrai dans l'observation du chroniqueur sur les ménagements accordés à la fraternité d'armes, que l'adoucissement des mœurs fùt la cause de cette modération des hommes sur le champ de bataille. Revêtus de leur armure, les guerriers de cette époque étaient complétement couverts de fer, et à peu près invulnérables. Il fallait s'attaquer à leurs chevaux et les démonter pour en avoir raison; encore était-il malaisé mème alors de trouver une place où les frapper. C'était là le privilége des riches et la principale force de la chevalerie. Mais quand les combattants n'avaient point la protection d'armures complètes, ou quand les hommes d'armes ravageaient les campagnes sans défense, le sang coulait à flots. Un épisode des petites guerres dont la Normandie était le théâtre sous le règne de Henri Ier fera mieux juger des mœurs cruelles de l'époque; il se passa précisément en l'année 4449, à laquelle nous sommes arrivés.

Eustache de Breteuil était gendre du roi Henri; il avait épousé, vers 1102, une de ses filles naturelles nommée Julienne. Ses amis et ses parents lui représentaient souvent que le donjon d'Ivri (au comté d'Évreux) devait lui appartenir, car il avait appartenu à ses ancêtres; mais Heuri ne voulait pas lui rendre ce fief du duché de Normandie. Toutefois, pour ne pas se brouiller avec un des

plus puissants barons de la province, il promit à Eustache de lui restituer ce château plus tard, et pour le calmer par une assurance positive, tout en s'assurant lui-même de sa fidélité, il lui livra en otage le fils de Raoul Harenc, à qui il avait confié la garde du donjon. En retour, il prit auprès de lui comme otages les deux filles d'Eustache. Ce dernier, toujours mal conseillé par les siens, essaya de corrompre Raoul Harenc; mais il ne put réussir, et, dans sa colère, il lui renvoya son fils les yeux crevés. Aussitôt l'infortuné père accourt auprès de son suzerain, demandant vengeance; et telle était la puissance des liens et des serments féodaux, que Henri Ier n'osa pas s'y soustraire; il livra les deux jeunes filles dont il était le grandpère au chatelain d'Ivri, qui leur fit arracher les yeux et trancher l'extrémité du nez. « O douleur! s'écrie l'historien de ce temps déplorable, l'enfance innocente paye cruellement le crime des parents coupables! » La guerre s'ensuivit entre le comte Eustache et le duc de Normandie. Henri Jer vint mettre le siége devant Breteuil; il y trouva Julienne, qui s'y défendit en mère furieuse. Elle lui fit demander une conférence, et, au moment ou il s'avançait vers la place, elle ajusta contre lui, de ses propres mains, un mangoneau dont la fleche faillit le tuer. Cependant elle fut forcée de céder, et ne put s'échapper de Breteuil qu'en traversant, demi-nue, pendant l'hiver, les fossés remplis de glace. (Ord. Vital, x1, 40.)

PREMIÈRES MANIFESTATIONS FRANÇAISES.

Une plus grande infortune atteignit Henri l'année suivante, 4420. Comme il retournait en Angleterre, après avoir conclu la paix avec Louis VI par l'intermédiaire du pape, un marin normand vint le trouver à Barfleur, où il s'embarquait. « Seigneur, dit-il en lui offrant un mare d'or en signe de son hommage, mon père a servi le vôtre toute sa vie sur la mer. Ce fut lui qui porta le roi Guillaume sur son navire, quand ce grand chef passa en Augleterre pour combattre Harold. Seigneur, je réclame mème faveur de vous. La Blanche-Nef, mon navire, est parfaitement équipée pour votre service royal. - J'agrée ta demande, répondit le roi; toutefois j'ai choisi mon navire, et n'en changerai pas; mais je te confie mes fils Guillaume et Richard, que j'aime plus que moi-même, avec beaucoup des premiers du royaume. » La Blanche-Nef se mit en fête pour une si glorieuse traversée; mais, arrivés en pleine mer, les matelots avinés brisèrent le malheureux navire contre un écueil. Tous ceux qu'il portait, au nombre de près de trois cents, furent engloutis, à l'exception d'un pauvre homme nommé Béraud, boucher à Rouen. Les deux fils de Henri ler, une de ses filles, sa bru, et tout ce qu'il y avait de plus brillant parmi la jeunesse anglo-normande, disparurent dans ce désastre. On n'osait pas l'apprendre au roi; ce fut un enfant qui, sur l'ordre de Thibaut de Chartres, alla se jeter à ses pieds

Typ. de J. Best, rue St-Maur-St-G., 15.

tout en pleurs et lui dit la fatale nouvelle. Henri tomba comme s'il fût mort lui-même, et ne se remit jamais d'un coup qui anéantissait tout l'espoir de sa race. Il ne lui restait d'enfant légitime que sa fille Mathilde, alors mariée à l'empereur d'Allemagne Henri V, et qui, devenue veuve en 1425, assura, deux ans après, la grandeur de la maison d'Anjou, en se remariant à l'héritier des comtes angevins, Geoffroi Plantagenet.

Le malheur de Henri Ier semblait devoir réparer la fortune de son neveu, Guillaume Cliton; mais il n'en fut rien, et le roi de France lui-même n'y trouva d'abord que de nouveaux dangers à courir. Henri organisa une ligue contre lui avec son gendre, l'empereur d'Allemagne, et, pendant que celui-ci se préparait à envahir la Champagne, lui-même descendit en Normandie. Louis VI convoqua promptement ses barons et ses bourgeois à la défense commune, et leur donna rendez-vous à Reims, où il se rendit lui-même, après avoir été prendre sur l'autel de Saint-Denys l'oriflamme ou étendard royal (auri flamma), qui jouait alors le même rôle qu'au trefois, dans les armées franques, la chape de saint Martin. Ce fut une démonstration imposante, et qui paraît avoir rempli d'orgueil l'auteur de la Vie de Louis le Gros, Suger, abbé de Saint-Denys, qui fut l'un des conseillers de ce prince. « Les cavaliers et les gens de pied se rassemblerent, dit-il, en si grand nombre à Reims qu'on eût dit des nuées de sauterelles couvrant la surface de la terre. On divisa cette multitude en huit corps. Une première division des habitants de Châlons et de Reims passait six mille combattants tant à pied qu'à cheval. La seconde, qui n'était pas moins nombreuse, comprenait ceux de Laon et de Soissons; la troisième, ceux d'Orléans, d'Étampes et de Paris, avec les nombreux vassaux de Saint-Denys. « C'est avec » ceux-ci que je combattrai sûrement, dit le roi; outre la protection du saint mon seigneur, je >> trouve en eux des compatriotes qui m'aiment >> chèrement, qui me défendront vivant, et, mort, >> me rapporteront. » Le comte de Blois, Thibaud de Chartres, quoiqu'il fût étroitement allié au roi d'Angleterre, avait obéi au devoir féodal, et conduisait ses sujets, formant la quatrième division. Le duc de Bourgogne, avec le comte de Nevers, commandait la cinquième. L'excellent Raoul, comte de Vermandois, avec une grosse troupe formée de chevalerie et de la bourgeoisie de Saint-Quentin armée de casques et de cuirasses, devait former l'aile droite; les gens du Ponthieu, d'Amiens et de Beauvais, l'aile gauche. Le noble comte de Flandre, avec dix mille chevaliers, aurait triplé l'armée s'il avait pu venir à temps; le duc d'Aquitaine Guillaume, l'excellent comte de Bretagne et le belliqueux Foulques, comte d'Anjou, s'affligeaient que la distance des lieux et la brièveté du temps ne leur permissent pas d'amener aussi leurs forces pour venger l'injure faite aux Français. »

L'emphase de l'abbé Suger n'empêche pas de reconnaître que les vassaux immédiats du roi étaient

presque les seuls qui se fussent rendus à son appel, et que ses grands feudataires l'avaient payé d'excuses; cependant ce déploiement des forces de la France fut une démonstration imposante. Peut-être modéra-t-elle l'élan de l'empereur Henri V, qui, arrêté d'ailleurs par une insurrection soulevée derrière lui à Worms, se retourna contre cette ville, devant laquelle il trouva la mort (mai 4425), et n'entra point en France. Vainqueur sans avoir combattu, Louis VI revint à Saint-Denys, en recueillant sur son passage les acclamations du peuple. Il avait fait briller à tous les yeux « l'éclat qui appartient à la puissance du royaume lorsque tous ses membres sont réunis » (Suger), et le pays commençait à sentir qu'il y avait une France, ainsi qu'à comprendre la grandeur de ce mot.

Louis, toujours prêt à traduire en faits ses droits de suzerain, était intervenu, dės 4424, dans une querelle entre l'évêque de Clermont, qui prétendait relever directement du roi, et Guillaume VI, comte d'Auvergne, qui avait envahi une église de la ville épiscopale. Louis avait sommé le comte de comparaître à sa cour, bien qu'il relevàt directement, non pas de la couronne, mais du duc d'Aquitaine, et, sur son refus, il avait marché contre lui avec le duc de Bretagne et le comte d'Anjou. La levée de boucliers de Henri V parut sans doute au comte une occasion favorable de briser les actes de soumission qu'il avait été obligé de faire cinq ans auparavant; mais le roi se dirigea de nouveau vers Clermont à la tète de ses vassaux, parmi lesquels figurait jusqu'à un corps de Normands que Henri Ier lui avait fourni, pour obéir au ban féodal (4429). De son côté, le duc d'Aquitaine s'avança accompagné de ses troupes, afin de soutenir ses droits de seigneur immédiat de Guillaume; mais, quand il eut coutemplé de loin l'armée des hommes du Nord, il reconnut l'infériorité de la sienne, et vint dire à Louis le Gros: «Seigneur roi, ton duc d'Aquitaine te souhaite santé, gloire et puissance. Il t'offre, ainsi qu'il le doit, son hommage et son service, comme tu dois ètre de ton côté, pour lui, un suzerain équitable. Le comte tient de moi l'Auvergne, de même que je la tiens de toi; s'il s'est rendu coupable, je dois le présenter au jugement de ta cour quand tu l'ordonneras, et je te donnerai tous les otages que tu croiras nécessaires pour garantie de ma fidélité.» (Suger.) Un tel respect de l'autorité royale était chose nouvelle au midi de la Loire.

DERNIERS COMBATS DE LOUIS VI.

Louis le Gros eut encore à guerroyer, en 4126, contre un seigneur qui prétendait, malgré le jugement du roi, au titre de sire du Bourbonnais ; en 4428 et 4129, contre plusieurs barons des environs de Paris, Amauri de Montfort et les sires de Garlande; il les força sans peine à l'obéissance. Il traita plus sévèrement Thomas de Marle, fils d'Enguerrand de Couci, personnage qui s'est acquis, au-dessus de tous les seigneurs de cette

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