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la mine guerrière de ce baron du Nord, consentit à lui confier le soin de diriger la guerre contre les Grecs, qui occupaient toujours le sud de l'Italie. Depuis deux ans, les Grecs ravageaient le Bénéventin et couraient jusqu'aux environs de Rome. Le pape Benoît VIII enjoignit aux Lombards de prendre pour chef Raoul Drengott, et celui-ci chassa l'ennemi, après lui avoir fait essuyer deux sanglantes défaites. La nouvelle de ces victoires se répandit, et les seigneurs normands, avec l'assentiment du duc Richard II, quittèrent leur pays pour venir se joindre, en Italie, à leur compatriote. Ils arriverent jusqu'au mont Joux, dans les Alpes; et comme on voulait exiger d'eux un droit de passage, ils brisèrent les barrières, massacrèrent les soldats, et descendirent en Italie sans plus être inquiétés. Cependant les ressources de Drengott

s'épuisaient, tandis que les Grecs recevaient des renforts; il sollicita le secours de l'empereur d'Allemagne, qu'on regardait alors comme le chef armé de l'Occident, et qui, en effet, termina la guerre au gré de l'Église. Raoul et les siens retournèrent en Normandie; mais ils avaient appris le chemin de l'Italie.

Deux ans plus tard, on les trouve en Espagne; un comte normand, Roger, suivi d'un grand nombre de ses compatriotes, offrit ses services, en 4048, à la comtesse de Barcelone, Ermesinde, contre les Sarrasins, et contraignit les infidèles, à force de victoires, à venir implorer la paix.

Le duc de Bourgogne, Henri, frère de Hugues Capet, étant mort sans héritier en l'année 1003, le roi Robert, neveu du prince défunt, prétendit rentrer, du chef de son père, en possession de ce

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Statue de Robert II, fils de Hugues Capet, autrefois dans l'église de Saint-Sauveur, à Melun (1).

duché. Aussitôt tous les seigneurs de la Bourgogne se tournèrent contre lui. Il entra en campagne aidé de trente mille Normands, et commença par échouer en assiégeant inutilement Auxerre; mais il revint les années suivantes, et, après douze ans de lutte, fut enfin reconnu comme souverain du duché de Bourgogne, qu'il transféra aussitôt à Henri, son second fils (4045).

C'est au moment où la Bourgogne soumise donnait au royaume l'assurance de quelques années de calme qu'il faut placer le voyage de Robert à Rome, et le sage refus qu'il fit d'accepter la couronne impériale, que les Italiens lui offrirent à la mort de l'empereur Henri II. Le roi donna satis

(') Robert paraît être représenté avec le costume particulier dont il était revêtu dans l'église où il chantait habituellement avec le clergé.

faction à tous les vœux de son âme pieuse le jour où il se prosterna devant le tombeau des SaintsApôtres. On rapporte que, la veille de la fête de saint Pierre et saint Paul, il déposa sur l'autel placé sous leur invocation, au Vatican, un papier cacheté qui renfermait, non pas, comme l'eussent souhaité les prêtres romains et comme ils l'espéraient déjà, une riche donation, mais le rhythme Cornelius centurio, dont il avait composé les paroles et la musique.

Ce voyage ne fut sans doute pas entrepris senlement dans un but de piété. La reine Berthe, l'épouse de Robert séparée de lui par l'Église, l'ayant suivi de près à Rome, on en a conclu que le roi tenta de se rapprocher d'elle et de faire casser son mariage avec l'impérieuse Constance. Mais ce projet ne réussit point (1021).

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vait l'Obituaire de l'église cathédrale de cette ville, lorsque la mort le surprit (20 juillet 1034).

PREMIERS GERMES DE LIBERTÉ. - MISÈRES DU ONZIÈME SIÈCLE. TRÊVE DE DIEU.

Il y avait eu, pendant l'ère carolingienne, des révoltes, et l'on en avait assez fréquemment vu pour qu'il ait été inscrit dans un capitulaire de Charles le Chauve : « Quant aux ghildes, collectes, ou conspirations, lorsqu'elles auront été formées et jurées sans qu'il s'ensuive que la paix soit troublée, leurs auteurs seront condamnés à se fouetter et à se couper les cheveux mutuellement. Si quel(') Ingon, qui succéda à Morard comme abbé de SaintGermain des Prés, était parent de Robert le Pieux. Il mou

rut en 1025.

1

D'après Alexandre Lenoir

que désordre a eu lieu, les auteurs du complot seront mis à mort, et leurs complices se fouetteront et se couperont le nez les uns aux autres. >> Mais le caractère précis de ces rébellions nous échappe, tandis qu'au onzième siècle les historiens nous dépeignent les mouvements populaires avec une énergie qui témoigne qu'enfin les esprits commencent à s'éveiller. En l'année 4024, les paysans bretons prirent les armes pour marcher contre leurs seigneurs. A la même époque, les habitants de Cambrai chassèrent leur évêque avec son chapitre, et ne purent être réduits que par les armées impériales; tentative que cette courageuse bourgeoisie avait déjà essayée, et qu'elle devait renouveler jusqu'à trois fois dans le cours de ce siècle. Mais le plus célèbre et le plus déplorable des épisodes de ce genre qui éclatèrent vers le

même temps, fut la révolte des serfs de Normandie. En Normandie, l'assujettissement des bourgeois et des serfs était plus irritant qu'ailleurs, car cette classe d'hommes était tout entière l'ancienne population du pays, tandis que la classe seigneuriale se composait exclusivement des envahisseurs établis dans la contrée depuis moins d'un siècle. La prospérité matérielle de cette riche province ne faisait que mieux ressortir l'insolence des maîtres et l'injustice du sort. Au commencement du règne de Richard II, qui monta sur le trône ducal en 996, les habitants des campagnes prirent l'habitude de se réunir le soir, après leurs travaux, pour s'entretenir ensemble de leurs maux, de l'arrogante rapacité des seigneurs et des droits sans nombre, droits de chasse, droits de banalité, droits de péage et autres, qu'ils exigeaient durement.

Les paysans et les villains (1),
Ceux du bocage et ceux des plaines,
Par vingt, par trente, par centaines,
Ont tenuz pluseurs parlemeints;
Que jamais, par leur volonté

N'arunt seingneur ni avoé.

« Les seigneurs, disaient-ils, ne nous font que du mal. Ils ont tout, prennent tout, mangent tout, et nous font vivre en souffrance et pauvreté. Chaque jour est pour nous jour de peine; tant il y a de redevances à payer, de dîmes, de justices vieilles ou nouvelles, et de corvées gratuites, que nous ne gagnons rien pour notre labeur. Or, ne sommesnous pas hommes comme eux? Nous avons les mêmes membres, la même force pour souffrir, et nous sommes cent contre un. Jurons de nous défendre l'un l'autre, et nul homme n'aura de seigneurie sur nous, et nous pourrons couper des arbres, prendre le gibier et le poisson, faire enfin notre volonté aux bois, dans les prés et sur l'eau. » (Guill. de Jumièges.)

Une vaste confédération des opprimés s'organisa dans tout le pays; elle était partagée en conventicules ou sections dont chacune nommait quelques membres pour composer l'assemblée centrale, chargée d'organiser le soulèvement. On enregistrait les noms, on recevait les serments, on se préparait en silence, lorsqu'un jour les membres du conventicule général, épiés depuis longtemps par les agents ducaux, furent tous saisis dans une de leurs réunions par un corps de troupes aux ordres du comte d'Évreux, oncle du duc Richard. La répression fut atroce. Des malheureux prisonniers, les uns eurent les yeux crevés; d'autres, les pieds ou les mains coupés, les jarrets brûlés; d'autres encore furent empalés ou arrosés de plomb fondu; et ceux qui survécurent furent renvoyés dans leurs villages pour y inspirer la terreur par leur aspect. «Chacun revint à sa charrue », dit le chroniqueur, et de longtemps il ne devait plus y avoir d'insurrection dans la Normandie.

(') Habitants des villages, villæ. (Ronian de Ron.)

Le règne inoffensif et la vie toute de charité du roi Robert suffisaient pour recommander sa race à I amour des peuples, si l'on songe à l'état lamentable où vivaient la plus grande partie des hommes de ce temps. Les fléaux du ciel se joignaient à ceux qui naissaient de l'anarchie féodale. On a compté que sur soixante-treize ans (987-1060) quarante-huit furent des années de famine ou d'épidémie. La peste décimait des provinces entières, et les églises qu'on croyait plus particulièrement recommandées à la faveur du ciel, par la présence de quelque relique célèbre, étaient encombrées de misérables qui s'étouffaient à leurs portes. Le genre humain, à peine échappé aux terreurs de l'an mille, semblait menacé d'une destruction prochaine. « La température était si contraire, qu'on ne trouvait plus de saison favorable pour cultiver la terre. Des pluies continuelles inonderent tellement les campagnes que, durant trois années (1030 à 4032), les sillons ne purent point recevoir de semence, et que, dans le peu de champs qu'on parvint à ensemencer, le grain ne rendait pas le sixième de son produit ordinaire. Cette plaie fatale, qui avait d'abord frappé la Grèce et l'Italie, s'étendit de là sur la Gaule et l'Angleterre. Tout le monde s'en ressentit également: les grands, les gens de moyenne condition comme les pauvres, tous avaient la pâleur sur le front et la faim sur les lèvres. Le boisseau de grain coûtait presque partout jusqu'à 60, et en quelques lieux jusqu'à 90 sols (d'argent). On mangeait l'écorce des arbres, on arrachait l'herbe des prairies; on vit les hommes, après avoir dévoré toutes les bétes qu'on trouve dans les champs, se résoudre à ronger des cadavres. D'autres assaillaient les voyageurs sur les routes, ou présentaient à des enfants un œuf ou une pomme pour les attirer à l'écart, et les immolaient à leur faim. La chair humaine sembla sur le point de devenir une nourriture ordinaire. Un boucher osa en mettre en vente au marché de Tournus, comme du boeuf ou du mouton. Il fut arrêté et livré au bûcher. Un autre déroba pendant la nuit, pour la manger, cette abominable viande qu'on avait enfouie en terre. On le découvrit, et il fut brûlé de même. » (Raoul Glaber.) Le chroniqueur qui rapporte ces horribles détails ajoute qu'il assista lui-même, à Mâcon, à l'exécution d'un bûcheron dans la maison duquel on avait trouvé quarante-huit têtes humaines, débris de ses repas.

De si cruelles souffrances brisèrent les cours, et, tremblants sous le glaive de Dieu, les sanguinaires barons et leurs hommes de guerre commencèrent à laisser respirer les pauvres gens. Ils s'engagèrent d'eux-mêmes, devant les évêques, à garder la paix et la justice. De grandes cérémonies religieuses furent célébrées, des conciles provinciaux se rassemblérent de tous côtés pour la réforme des abus, et l'on convint avec enthousiasme que l'on respecterait désormais les églises et les voyageurs, et qu'aucune hostilité ne serait commise durant les jours saints de chaque semaine, c'est-à-dire depuis

le mercredi soir jusqu'au lundi matin. Ce fut ce qu'on appela la trêve de Dieu. La mort ou l'exil étaient prononcés contre ceux qui la violaient. Dans le Midi, un impôt spécial fut établi sous le nom de pacata ou pezade (impôt de la paix), afin de lever une milice destinée à faire respecter cette bienfaisante innovation. Cependant la trêve de Dieu fut encore souvent troublée.

Un temps plus favorable, après ces années de désolation, sembla se lever sur le nouveau règne, celui de Henri, successeur du bon roi Robert. « En l'an 4033, la miséricorde du Seigneur ayant tari la source des pluies et dissipé les nuages, le ciel commença de s'éclaircir, le souffle des vents devint plus propice, les maux de la terre prirent fin, et l'année suivante il y eut une prodigieuse récolte de toutes les productions des champs. » (Raoul Glaber.)

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HENRI Ier.

Dès que Robert fut couché dans la tombe, la reine Constance s'agita contre le nouveau roi, en faveur de son autre fils, son enfant de prédilection. Les comtes d'Anjou et de Champagne favorisaient ses projets. Ce dernier avait mis pour prix à son alliance la cession d'une moitié du comté de Sens, et il commença par s'en emparer.

Dans ces tristes conjonctures, Henri Ier se rendit à Fécamp pour solliciter l'appui du duc de Normandie, celui que les grands appelaient Robert le Magnifique, et le peuple, Robert le Diable (1). Le duc envoya l'ordre à son oncle Mauger, comte de Corbeil, de rétablir le roi dans ses droits. On se mit en campagne, et en peu de temps la reine Constance demanda à traiter. Henri fut clément: il confirma la possession du duché de Bourgogne à son frère, qui d'ailleurs n'avait pris aucune part à cette guerre faite sous son nom; il fit à sa mère quelques avantages, et fut enfin reconnu dans tout le duché de France. La mort de la reine Constance suivit de près (juillet 4032).

Dès lors le règne de Henri s'écoula aussi paisiblement que celui de son père. On le vit quelquefois mêlé aux querelles de ses vassaux, surtout en Normandie. Il lui avait fallu payer au duc Robert le service qu'il en avait reçu, et il lui avait abandonné la seigneurie du Vexin, c'est-à-dire le pays qui s'étend depuis l'Epte jusqu'à l'Oise. La Normandie s'avançait donc jusqu'à sept lieues de Paris, et l'on disait, non sans raison, les Français jaloux de la puissance des Normands. Geoffroi Martel, fils de Foulques Nerra, fut pour ceux-ci un plus redoutable ennemi que le roi de France. On vit aussi Henri Ier refuser modestement (en 4048) la couronne que vinrent lui offrir les seigneurs lorrains révoltés contre l'empereur Henri III. Son mariage avec Anne de Russie fut un des événements les plus notables de son règne.

(') On voit encore les ruines du château de Robert le Diable près de Rouen.

Constance, femme de Robert, à l'abbaye de Saint-Denys (1).

l'évêque de Meaux et le sire de Chauni à Kiew, en Russie, auprès du czar Jaroslaw, afin de lui demander la main de sa fille Anne. Il voulait par là être sûr de ne point pécher contre les lois de l'Église en épousant une parente. Cette union s'accomplit en 4051. Anne de Russie donna à son mari trois fils, dont l'aîné reçut le nom de Philippe, en mémoire des ancêtres de leur mère, qui, petitefille de l'empereur de Constantinople Romain II, prétendait descendre par là des rois de Macédoine.

En 1059, Henri Ier, sentant sa fin prochaine, résolut d'associer au trône ce fils, ce jeune Philippe, âgé de sept ans alors. Le 23 mai, jour de la Pentecôte, le petit prince fut sacré par l'arche

(1) Euvre du treizième siècle.

vèque de Reims, Gervais. Le procès-verbal du sacre nous a été conservé. Pendant la messe, avant la lecture de l'Épitre, l'archevèque, s'adressant à Philippe, lui exposa les principes de la religion, puis lui demanda s'il avait la foi et s'il voulait être le défenseur de l'Église. L'enfant répondit par une profession de foi que voici : « Moi, Philippe, qui dois être bientôt, par la grâce de Dieu, roi des Français, je promets aujourd'hui, jour de mon sacre, devant Dieu et ses saints, de respecter le privilége de chacun de vous, mes fidèles, et de rendre justice à chacun. Avec l'aide de Dieu, je mettrai à défendre ces priviléges tout le zèle qu'un roi doit déployer dans son royaume pour protéger les évêques et leurs églises; enfin, j'accorderai à mon peuple des lois conformes à ses droits ». Le duc

d'Aquitaine Guillaume VIII, Hugues fils du duc de Bourgogne, les envoyés du comte de Flandre et du comte d'Anjou, les comtes de Valois, de Vermandois, de Ponthieu, de Soissons, d'Auvergne, de la Marche, d'Angoulême, le vicomte de Limoges, assistaient à la cérémonie et consacraient ainsi leur solennelle reconnaissance des droits de la

couronne.

Henri Ier mourut l'année suivante (4 août 4060). Nos historiens n'ont parlé qu'avec mépris des régnes sans gloire et vides de faits des premiers Capétiens. Cependant la tranquillité de ces rois débonnaires assurait plus de bien-être à leurs sujets que les guerres brillantes par lesquelles les grands vassaux déchiraient mutuellement leurs domaines; et dans le sein de ce silence pacifique se préparaient soli

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dement les grandes institutions de la royauté, pendant que le régime féodal achevait de se régulariser et de s'épanouir.

ORGANISATION FÉODALE.

Il y avait dans la Gaule franque trois sortes de propriétés territoriales: l'alleu, le bénéfice, et la tenure servile. Nous avons déjà dit quelques mots (p. 205) au sujet de ces distinctions.

Les premiers alleux furent les domaines que les Barbares s'attribuèrent dans les lieux où ils s'établirent, ou ceux que conservèrent les nobles galloromains; c'était la terre possédée par l'homme libre, pour laquelle il ne relevait de personne, et dont il disposait à son gré.

Les bénéfices existaient en germe, et chez les (*) La statue de l'abbaye de Saint-Denys qui porte aujourd'hui le nom de Henri ler n'est autre chose qu'une effigie de Karloman, frère de Charlemagne. (De Guilhermy.)

Germains, dont les chefs s'attachaient leurs guerriers par des présents, et, avant eux, dans l'administration romaine, qui avait coutume de concéder des champs aux vétérans des légions ainsi qu'aux soldats barbares colonisés dans l'empire. Le bénéfice était, de son essence, une concession temporaire, quelquefois révocable à la volonté du donateur, plus ordinairement ayant le caractère d'un usufruit que le concessionnaire gardait sa vie durant, et qui ne passait pas à ses héritiers.

Le désordre qui accompagna l'invasion et se perpétua après elle fit transformer les alleux en bénéfices. En effet, le propriétaire d'alleu, isolé au milieu d'une société livrée à la violence, libre de toute charge mais dépourvu de toute protection, chercha de lui-même à recommander lui, les siens et sa terre, c'est-à-dire à se placer sous la sujetion de quelque voisin plus puissant qui le défendit, et auquel il apportat en échange le concours de son bras et de ses services. Cette sujétion des

Typ. de J. Best, rue St-Maur-St-G., 15.

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