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ou de prince des Franks. Une dernière campagne, habilement concertée avec Luitprand, roi des Lombards, chassa les Arabes définitivement de la Provence, et força, dans leurs impénétrables asiles, Mauronte et ses alliés, cachés parmi les rochers qui bordent la Méditerranée depuis Marseille jusqu'à Nice. Alors, « ne laissant plus d'adversaires derrière lui, et ayant achevé de soumettre toute cette région à son empire, Karle retourna au pays des Franks, à la villa de Verberie-sur-Oise, et tous les ennemis des Franks étant vaincus, en l'année 740, il gouverna en paix ses États, et ne conduisit d'armée vers aucun point de l'horizon. >>

Son rôle militaire semblait terminé; il ne tint qu'à lui d'en jouer un plus grand encore, celui d'arbitre souverain de l'Occident. A plusieurs reprises, le pape Grégoire III, menacé jusque dans Rome par la nation envahissante des Lombards, avait supplié « le vainqueur des Sarrasins, le protecteur zélé de ses missionnaires, l'illustre sousroi des Franks », d'intervenir dans ses démêlés avec l'ambitieux Luitprand, sans pouvoir le décider à se prononcer contre cet allié qui l'avait si bien servi contre les ducs de Provence, et qui, tout récemment, venait d'adopter, suivant la coutume germanique, son second fils Peppin, «<< en acceptant une boucle de ses cheveux ». Enfin, dans le courant de l'année 744, le pape, ayant pris l'avis des princes romains, députa coup sur coup deux ambassades << en France avec de riches présents >>, et des lettres qui, en implorant le secours de « son très-excellent fils le seigneur Karle », contenaient l'offre expresse de « se retirer» de l'obéissance impériale et de conférer le consulat romain au prince des Franks. Le coup porta; Karle accueillit magnifiquement à Verberie les ambassadeurs pontificaux, et quand il les congédia, il les fit accompagner de plusieurs de « ses fidèles »>, entre autres de Grimm, abbé de Corbie, et de Sigebert, moine de Saint-Denys, chargés de donner suite aux brillantes propositions de Grégoire. Mais la même année vit la fin du pape et celle de Karle, qui, épuisé avant l'àge par ses travaux guerriers (il avait cinquante et un ans), s'éteignit à Kiersi-surOise, le 22 octobre 744. A la veille de sa mort, il avait convoqué « tous les grands, tous ses Austrasiens», et réglé en leur présence le partage de << sa principauté » entre ses fils; donnant à l'aîné, Karloman, l'Austrasie et ses dépendances de Souabe et de Thuringe, et de plus la suzeraineté précaire de la Bavière, de la Frise et de la Saxe, et au cadet, nommé Peppin comme son aïeul, la Neustrie, la Bourgogne et la Provence, et l'hommage non moins douteux du duc d'Aquitaine. Quant à son troisième fils, Grippon, qu'il avait eu d'une seconde femme ou d'une concubine, de la Bavaroise Soanichilde, il ne lui avait assigné pour son lot que quelques comtés enclavés dans les possessions de ses frères.

Le premier acte des deux fils aînés de Karle, après la mort de leur père, avait été de dépouiller

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prirent qu'ils n'avaient ni le prestige, ni l'autorité nécessaires pour gouverner, comme leur père, uniquement par la force, et, commençant par légitimer leur pouvoir, ils rétablirent un roi, un dernier représentant de la famille mérovingienne, fils du roi Chilperic, qui, depuis douze ans, guissait au fond de quelque métairie royale. Pour eux, revenant à l'ancien et humble titre de maires du palais, ils administrerent, l'un l'Austrasie, l'autre la Neustrie, au nom de ce prince, nommé Childéric III. Puis, ils entreprirent la réforme du clergé des Gaules, avec l'intention de s'en faire un appui solide, et confièrent cette haute et difficile mission au vénérable « archevêque des Germains et envoyé de saint Pierre », saint Boniface, qui, dès le mois d'avril 742, à leur pressante requête, convoqua en concile le peu d'évêques austrasiens qui n'étaient «ni intrus, ni irréguliers, ni laïques avares, ni clercs débauchés, mi

(1) Euvre du temps de saint Louis.

publicains exploitant les revenus de l'Église comme biens profanes ». Il fut décrété là que désormais les conciles seraient annuels, et les couvents soumis à la règle de saint Benoît; que les biens enlevés aux églises leur seraient restitués; les prêtres sans mœurs et adultères punis, et qu'interdiction formelle serait faite à tout clerc de chasser, de porter les armes et de verser le sang des chrétiens ou des païens; qu'enfin tout faux évêque, tout faux prêtre, courant les provinces et exerçant indûment le sacré ministère, serait impitoyablement poursuivi. Karloman et Peppin s'occupèrent de faire sentir le poids de leurs armes à leurs ennemis, et, comme leur illustre et infatigable père, commencèrent à voler sans relâche d'une extrémité à l'autre de l'empire, frappant tour à tour les Aquitains ou les Bavarois, de manière à dompter ces voisins rebelles.

La campagne de 743 contre Odilon, duc de Bavière, celle de 744 contre les Saxons, celle de 745 contre l'Aquitain Hunald, et celle de 746 contre les Allemans, furent décisives. Hunald, après avoir prèté, entre les mains des deux frères, le serment qu'il leur avait refusé d'abord, abdiqua en faveur de Waïfer, son fils (ou son frère), et s'en alla finir ses jours, comme Eudes, au fond d'un monastère de l'île de Ré. Quant aux peuples germains, ils se soumirent à la condition de renoncer au gouvernement de leurs chefs nationaux, et d'obéir désormais à des comtes austrasiens. Ou ils furent, comme les Saxons, conduits de force au baptême; ou bien, comme les Bavarois l'avaient consenti pour conserver à leur tête l'illustre maison des Agilolfinges, ils subirent l'humiliation d'un tribut. Dans l'intervalle de ces pénibles campagnes, les deux chefs franks s'occupaient de prêter main-forte à saint Boniface, le pieux et ardent réformateur, qui rencontrait parfois une terrible opposition à ses décisions; témoin le farouche évêque Milon, usurpateur des siéges de Trèves et de Reims, qui se maintint dix ans par la violence dans son diocèse, jusqu'à ce qu'il fût tué à la chasse par un sanglier. Il leur fallait aussi concerter avec saint Boniface les moyens de rendre praticables certaines décisions trop absolues du premier concile de Germanie, relatives à la restitution des biens enlevés aux églises, et c'est à quoi avisèrent les conciles successifs de Leptines et de Soissons (743-744).

Cependant Karloman, « touché de l'amour divin et du désir d'une patrie céleste, abandonna volontairement son royaume et ses enfants, qu'il recommanda à son frère, et se retira au couvent de SaintBenoît, sur le mont Cassin, non loin de Naples, où il fit les vœux monastiques (747). » Peppin, qui dès cette époque déjà nourrissait le grand dessein qu'il exécuta quelques années plus tard, ne fit pas part à ses neveux du dépôt reçu et « s'appropria tout le royaume » de Karloman. Plus généreux envers Grippon, il le tira de sa prison, et, comptant se faire de lui un utile instrument, il le gratifia de quelques riches comtés. Mais Grippon, esprit

ambitieux et inquiet, n'occupa son activité qu'à chercher des ennemis à son frère, et réussit à soulever encore contre lui tour à tour Saxons, Bavarois, Aquitains. Ce fut un jeu pour Peppin de réduire de nouveau ses ennemis à l'impuissance (748-49); et il s'occupa alors de consommer la grandeur de sa maison, de reprendre l'affaire solennelle proposée naguère à Karle Martel par le pape Grégoire III, et d'en finir à jamais avec l'ombre de la royauté mérovingienne.

Karle Martel avait laissé le trône vide; Peppin, plus hardi, osa l'occuper. En l'année 754, il fit partir pour l'Italie Burkhard, évêque de Wurzbourg, disciple de saint Boniface, et Fulrad, abbé de Saint-Denys et archichapelain du palais, avec la mission « d'interroger le pape Zacharie touchant les rois des Franks descendus de l'antique race des Mérovingiens, lesquels étaient appelés rois, tandis que toute la puissance appartenait au maire du palais, si ce n'est que les chartes et les priviléges étaient écrits au nom du roi et datés de l'année de son règne. Il pria le pape de décider lequel devait légitimement être et se nommer roi, de celui qui demeurait sans inquiétude et sans péril en son logis, ou de celui qui supportait le soin de tout le royaume et les soucis de toutes choses. >> - - Le pape Zacharie, qui, moins pressé depuis quelques années par les Lombards, s'attendait cependant d'un moment à l'autre à se voir attaqué de nouveau, accueillit avec joie une semblable ouverture, qui lui garantissait dans Peppin un champion intéressé à le défendre; il se hâta de « mander au peuple des Franks, par l'autorité de l'apôtre saint Pierre, que Peppin, qui possédait la puissance royale. devait jouir aussi des honneurs de la royauté. En conséquence, Childéric, « qui était dit faussement roi », fut déposé, tondu et relégué au couvent de Sithiu (depuis Saint-Bertin); puis, dans une assemblée solennelle des évêques et des grands convoquée à Soissons, en mars 752, « Peppin, par l'élection de toute la France, fut élevé sur le trône, lui et la reine Bertrade, et il fut oint comme roi par saint Boniface. » Telle est l'origine de la royauté dite de droit divin.

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Lorsqu'on considère cette persistance de l'abaissement des Mérovingiens à partir de Dagobert, les efforts de quelques-uns d'entre eux pour s'y arracher, enfin le rôle extraordinaire des maires du palais, on ne saurait comprendre une telle situation en l'attribuant seulement à l'incapacité de quelques hommes. Nos anciennes histoires sont remplies d'invectives contre l'imbécillité des rois fainéants; mais leur faiblesse tint sans doute à des causes dont il ne dépendait pas d'eux de triompher. Il semble que Clovis et ses enfants, après avoir été acceptés, appelés, mis sur un trône par les populations gallo-romaines et le clergé catholique, aient inspiré une profonde horreur, surtout lorsqu'il fut certain, un siècle après l'arrivée de Clovis, sous Chilpéric et la hideuse Frédégonde, par exemple, que les petits-fils valaient moins encore que leur

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aïeul. «Ne vois-tu pas au-dessus de ce toit ce que j'y aperçois moi-même? disait un évèque en montrant à Grégoire de Tours le palais de Chilpéric à Braine. J'y vois un second petit bâtiment que le roi a fait élever dernièrement au-dessus de l'autre. N'y vois-tu pas autre chose? Je n'y vois rien, répondit Grégoire. Et, supposant que son interlocuteur voulait plaisanter, il ajouta : Si tu vois quelque chose de plus, toi, dis-le-moi. Et l'autre reprit, en poussant un profond soupir: - Je vois le glaive de la colère divine tiré et prêt à tomber sur cette maison. Et véritablement, ajoute Grégoire de Tours en contant cette anecdote, les paroles de cet évèque (Salvius ou saint Sauve d'Albi) ne furent pas menteuses. »>

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Le sentiment d'indignation qui agitait ces deux évêques était celui des populations dont ils gouvernaient les âmes. L'Église reconnaissait qu'elle avait confié aux loups la défense de son troupeau. Les Barbares eux-mêmes sentaient la réprobation les envelopper, et l'on n'est pas étonné d'apprendre que le roi Gontran, se trouvant à Paris après la mort de Chilpéric, son frère, prit la parole dans l'église, un dimanche après la messe, et dit au peuple : « Je vous en conjure, hommes et femmes qui êtes ici présents, gardez-moi inviolablement fidélité et ne me tuez pas comme vous avez tué mes frères! Que je puisse au moins, pendant trois ans, élever mes neveux que j'ai faits mes fils adoptifs, de peur qu'il n'arrive, Dieu veuille l'empêcher! qu'après ma mort vous ne périssiez avec ces enfants, puisqu'il ne resterait de notre famille aucun homme fort pour vous défendre. » Tous les efforts des Gaulois et de leurs évêques se tournèrent donc vers l'impérieuse nécessité d'adoucir la nature féroce des princes qu'ils avaient consacrés. De là ces règnes pàlissants, comme ceux de Dagobert ou de Clotaire II, qui savaient, au besoin, brandir encore la framée de leur père, mais qu'on avait instruits dans les lettres, qui se plaisaient dans l'indolence, dans le goût des arts, des pompes religieuses, et dont les chroniqueurs célèbrent la piété. Les évêques triomphèrent alors, mais en même temps la population barbare n'avait plus de chef. Celui qui prétendait que tous ses sujets obéissent à des lois, changeassent une turbulence sanguinaire contre l'esprit de douceur, se soumissent aux opinions des évêques, celui-là était bien le roi des Gallo-Romains et n'était plus celui des Franks. Il semble donc que le règne des derniers Mérovingiens et le pouvoir étonnant des maires du palais ait été une sorte de compromis entre les deux races antique et nouvelle qui occupaient la Gaule, et qui toutes deux avaient des besoins diamétralement opposés. Cet état intermédiaire, troublé chaque fois que l'équilibre était rompu, par exemple lorsque le parti frank fut refoulé par Ébroin ou le parti catholique et neustrien opprimé par Charles Martel, dura jusqu'à ce que la famille des Peppins se vit en possession d'une puissance assez formidable pour se croire sûre de satisfaire

et de maîtriser à la fois et l'Église et la barbarie. Mais les Peppins se trompaient; les vues de la Providence ne s'arrêtaient pas là.

LETTRES ET ARTS SOUS LES MÉROVINGIENS.

Plus éloignées du centre de la barbarie que le reste des Gaules, les provinces du midi conservėrent aussi plus longtemps l'amour et la culture des lettres. Vers la fin si ensanglantée du sixième siècle, tandis que Franks et Visigoths s'égorgeaient à leurs portes, les citadins de la Narbonaise et de l'Aquitaine se berçaient encore au bruit des vers latins et des exercices littéraires. Ils avaient encore des rhéteurs et des grammairiens qui s'efforçaient de sauver les traditions et nourrissaient entre eux le commerce des muses.

Mais au lieu de briguer l'attention populaire et d'attirer les élèves au pied de leurs chaires, ces savants d'une époque malheureuse aimaient à s'envelopper de mystère et de ténèbres. Ils réservaient leurs connaissances pour un petit nombre d'amis ou d'adeptes, et s'ingéniaient à rendre leur langage inintelligible, afin, disaient-ils, d'exercer la sagacité de leurs disciples et d'en imposer davantage aux Barbares. Ils avaient inventé douze sortes de latinité, c'est-à-dire douze manières diverses d'altérer la langue. Les difficultés puériles, les jeux et les transpositions de mots, les énigmes, les écritures chiffrées, étaient leurs délassements ordinaires, et les plus vaines disputes sur la grammaire leur semblaient si sublimes, qu'ils racontaient avec orgueil un savant débat où deux de leurs chefs avaient passé quatorze jours et quatorze nuits à examiner la question de savoir si le pronom (ego) peut avoir un vocatif. Leur système de littérature secrète se complétait par un vocabulaire de noms empruntés; pour eux, Toulouse s'appelait Rome, Rome s'appelait Troie, et ils se donnaient à euxmèmes les noms d'Enée, d'Homère, d'Horace, de Caton, de Cicéron, de Virgile. « Lorsque Énée, mon maître, dit l'un d'eux, m'eut reconnu pour un homme d'esprit, il voulut que je fusse nommé Virgilius Maro; car, dit-il, en celui-ci revit l'âme de l'antique Virgile. » Ils réussissaient du moins à n'être pas compris des Barbares qu'ils redoutaient. «Ne jetons pas nos perles aux pourceaux. Si ces sortes de gens éventaient notre science, ils traiteraient sans pitié le peuple des campagnes, et, de plus, ils n'auraient pour nous ni déférences ni respect; mais, à la manière des pourceaux, ils se jetteraient sur ceux qui auraient voulu les parer. » Ainsi parlait ce prétendu Virgile que nous citions tout à l'heure et qui, seul entre ses confrères, nous a laissé quelques écrits, auxquels on doit la révélation (1) de cette école qui nous peint l'antiquité dans sa décrépitude. Son siége principal était à

(*) Ils ont été publiés pour la première fois en 1833, par le cardinal Angelo Maï, et se composent de huit épîtres an diacre Germain, sur les parties du discours, suivies de quinze lettres à Fabianus sur divers sujets de grammaire,

Toulouse, et il est probable que son plus grand éclat resplendit à la cour des rois visigoths.

Plus vrais héritiers des rhéteurs et des grammairiens antiques étaient les évêques, dont les prédications ou les écrits tendaient à répandre naïvement le peu de lumières dont ils conservaient le dépôt. Dans un grand nombre de villes épiscopales (les documents permettent d'en compter dixsept), le service de l'église comprenait celui d'écoles où l'on enseignait à quelques enfants un peu de lecture et de musique. Celui qui apprenait par cœur quelque fragment de la Bible passait pour un prodige (4). Les grands monastères, comme ceux de l'île de Lérins, de Saint-Victor de Marseille, de Ligugé, de Saint-Médard de Soissons, de Sithiu ou Saint-Bertin, de Saint-Mesmin de Mici, d'Agaune, de Jumiéges, de Saint-Germain d'Auxerre, pratiquaient aussi l'enseignement et s'occupaient de la transcription des manuscrits. Dans l'abbaye de Saint-Hilaire de Poitiers, les études, au sixième siècle encore, étaient assez complètes pour durer

Costume d'un moine de l'abbaye de Millas (septième ou huitième siècle). - D'après Mabillon.

sept années, et l'abbaye de Fontenelle ou SaintWandrille, près Rouen, compta un jour trois cents élèves. Mais ce sont là des traits rares, et l'existence fugitive de ces stériles pépinières est à peine saisissable.

La plus connue des écoles mérovingiennes est l'école de la chapelle du palais. Lorsque les Franks s'étaient établis dans la Gaule, à titre de chrétiens, ils n'y trouvèrent pas de nom plus populaire et plus vénéré que celui de Martin. L'église de Saint-Martin de Tours, où se trouvait son tom

(') Grégoire de Tours, Miracl. de saint Martin; 1, 8.

beau, passait pour le lieu des Gaules le plus fertile en miracles, et les rois franks, pour s'assurer la protection divine, firent garder auprès d'eux le vêtement du saint, sa cape. De là le nom de chapelle (capella) que reçut l'oratoire où la relique était déposée. Cette chapelle, où devait jour et nuit retentir le bruit des chants religieux, était desservie par les clercs les plus habiles à chanter, qui formaient parmi eux des novices, et dont l'influence devint assez puissante pour que le roi Clotaire II leur assurât la préférence dans les promotions à la dignité épiscopale, « à cause, dit le décret, de leur mérite et de leur science ». L'école du palais, si l'on en croyait quelques auteurs, aurait été le lieu sacré où, se conservant sans s'éteindre, le flambeau des lettres aurait passé de la main des derniers empereurs romains jusqu'à celle de Charlemagne. Mais nous verrons plus loin ce grand prince aller ailleurs emprunter des lumières. Et quant à l'école, ou plutôt quant aux écoles de jeunes choristes que chaque roi mérovingien entretenait pour le service de sa chapelle, les recherches les plus exactes n'ont pas pu faire voir qu'on y connût d'autre science que celle de chanter au lutrin en langue latine (4).

Les Franks, au sortir des poétiques forêts de la Germanie, n'étaient cependant pas inaccessibles au sentiment du beau. Déjà Tacite parlait des chants par lesquels ils célébraient la mémoire de leurs plus illustres guerriers (Annal., II, 88) ou cherchaient à s'exciter au combat : « Ils disent qu'ils ont eu un Hercule; et, de tous les héros, c'est le premier qu'ils chantent lorsqu'ils vont combattre. Ils ont aussi de ces vers qu'ils répètent pour exalter leur courage, ce qui s'appelle entonner le bardit, et dont ils tirent un présage de victoire ou de défaite, suivant que le chœur a bien ou mal réussi. Car ce sont moins des paroles qu'un concert guerrier, dans lequel ils recherchent surtout un son qui effraye et un grondement saccadé en approchant le bouclier contre la bouche, afin que leur voix, plus pleine et plus grave, grossisse par la répercussion. » (Mours germ., III.) On a vu plus haut (p. 446) un exemple de ce que ces choeurs guerriers pouvaient être et en même temps de tout ce qu'on en connaît, dans les premiers mots du prologue de la loi salique.

L'Edda, poëme antique des Scandinaves, et les Niebelungen, poëme de la Germanie Rhénane qui reproduit en partie les sagas scandinaves, sont au contraire de vastes compositions dont les épisodes sans nombre défrayèrent longtemps l'imagination des peuples du Nord. La seconde partie des Niebelungen ou « Livre des héros » est le mélodrame des grandes invasions du cinquième siècle. Attila (p. 95) y occupe le fond du théâtre; autour de lui se presse la foule des guerriers de toutes langues et de toutes religions. On voit entrer en scène les princes de Suède et de Danemark, ceux

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() Voy. dom Pitra (Vie de saint Leger), et Ozanam.

des Franks, des Bourguignons, des Thuringiens, des Lombards; mais l'intérêt principal s'attache à la personne de Théodoric, roi des Goths de l'est (Ostrogoths). Ce grand prince devient dans la poésie barbare le type de l'héroïsme. Issu d'une race divine, il en porte pour marque de longs cheveux dorés qui flottent sur ses épaules. Jour et nuit il chevauche à travers la solitude des bois et des landes. Son caractère se développe dans une suite d'aventures qui commencent par un combat de géants. Théodoric, armé d'une épée magique dont un nain lui a fait don, et assisté de Hildebrand, son compagnon fidèle, attaque deux géants dans une caverne et ravit leurs trésors. Il continue d'errer, grossissant son cortège de tous les guerriers qu'il a successivement domptés, et dont le nombre s'élève bientôt à douze, nombre mystérieux. On le voit ensuite, fuyant la colère de Jormunrek (Hermanaric) son oncle, chercher un asile à la cour d'Attila. Il sert le roi des Huns pendant vingt ans et revient enfin, avec son vieil ami Hildebrand, gagner une bataille décisive à Ravenne et prendre possession du royaume d'Italie. C'est là qu'il trouve le repos et qu'il règne durant tant d'années qu'on ne saurait en faire le compte. Seulement, un jour, étant à la chasse et ne trouvant plus son cheval familier, le vieux roi s'élança sur un coursier noir qui passait, et qui l'emporta avec la rapidité de l'éclair ses compagnons l'entendirent pousser un cri, et les peuples le crurent mort; il vit encore, cependant, et il est apparu quelquefois. (Ozanam, Etud. germ.)

On a découvert, au commencement de ce siècle, un fragment de ce poëme précisément écrit en dialecte francique. C'est une rencontre entre Hildebrand et son fils : « J'ai ouï dire qu'un jour Hildebrand et Hadebrand, le père et le fils, se provoquèrent au combat. Les deux héros disposèrent leur vêtement de guerre : ils se couvrirent de leurs cuirasses, ils ceignirent leurs glaives par-dessus. Comme ils lançaient leurs chevaux, Hildebrand, fils de Hérébrand, parla, car c'était un homme noble et d'un prudent esprit. Et en peu de mots il demanda à son ennemi quel était son père dans la race des hommes. Il lui dit encore: « De quelle famille es-tu? Si tu me l'apprends, je te donnerai un vêtement à triple fil; car, ô guerrier! toutes les générations des hommes me sont connues. » — Hadebrand, fils de Hildebrand, parla: «< Des hommes de mon pays, qui maintenant sont morts, m'ont dit que mon père s'appelait Hildebrand; je m'appelle Hadebrand. Un jour il s'en alla vers l'est; il fuyait la haine d'Odoacre; il était avec Théodoric et un grand nombre de héros; il laissa seuls dans son pays sa femme jeune, son fils petit, ses armes sans maître, et il s'en alla du côté de l'est. Mon père était connu des vaillants guerriers; intrépide, combattait toujours en tête. Il aimait trop la guerre. Je ne pense pas qu'il soit encore en vie. » — « Seigneur des hommes, dit Hildebrand, jamais, du haut du ciel, tu ne permettras un semblable combat entre

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hommes du même sang. » Alors il ôta un bracelet d'or qui entourait son bras, et que le roi des Huns lui avait donné : « Prends-le, dit-il à son fils, je te le donne en présent ». Hadebrand, fils de Hildebrand, lui répondit : « C'est la lance à la main, pointe contre pointe, que de tels présents se reçoivent vieux Hun, tu es un mauvais compagnon; espion rusé, tu veux me tromper par tes paroles, et moi, je veux te jeter à bas avec ma lance. Comment, si vieux, peux-tu forger de tels mensonges? Des hommes d'un grand âge qui avaient navigué sur la mer des Vendes m'ont parlé d'un combat dans lequel a été tué Hildebrand, fils de Hérébrand ». Hildebrand, fils de Hérébrand, dit: << Hélas! hélas! quelle destinée est la mienne! J'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés. On me plaçait toujours en tête des combattants; dans aucun fort on ne m'a jamais mis les fers aux pieds, et maintenant il faut que mon propre enfant me pourfende avec son glaive, m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier. Tu peux, si ton bras est fort, ravir à un homme de cœur son armure, dépouiller son cadavre; fais-le, si tu crois y avoir droit, et que celuilà soit le plus infàme des hommes de l'Est qui te détournerait de ce combat, dont tu as un si grand désir. Bons compagnons, voyez qui de nous deux pourra se vanter aujourd'hui du butin qu'il aura fait et rester maître de deux armures ». Alors ils piquèrent avec leurs lances à la pointe aiguë, s bien qu'elles restèrent fixées dans les boucliers; puis, ils s'élancèrent l'un contre l'autre... Ils frappaient pesamment sur leurs blancs boucliers, jusqu'à ce que ceux-ci tombassent en morceaux, brisés par les coups. >>

On n'en a pas retrouvé davantage, mais c'en est assez pour qu'il soit permis de dire de ce morceau qu'il était plein d'énergie et de simplicité. On l'a trouvé dans un manuscrit du neuvième siècle (à Cassel); peut-être faisait-il partie du précieux recueil de chants nationaux que plus tard fit rassembler Charlemagne, et qu'on a par malheur entièrement perdu. Nous empruntons encore à l'auteur de cette découverte, le docte Allemand J. Grimm, une esquisse peu flatteuse pour les Franks, mais peut-être véridique, de ces diverses littératures et du sort qu'ont subi les traditions orales qui s'étaient inspirées d'elles. « Les traditions généalogiques des peuples qui habitent le nord de l'Allemagne, dit-il, nommément des Saxons, des Westphaliens et des Frisons, ont presque entièrement péri; il semble qu'elles aient été couchées à terre du même coup de faux; les Anglo-Saxons seuls en ont sauvé quelques débris. Cette destruction se concevrait à peine si l'on ne connaissait la cruelle oppression dont les Franks ont fait gémir tous ces peuples. Quant à la race gothique, l'histoire, il faut le reconnaître, l'a bien maltraitée, ainsi que les races qui se rattachaient à elle. Sans l'arianisme, qu'elles avaient embrassé, elles nous apparaîtraient sous un autre jour. On peut conjecturer,

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