Page images
PDF
EPUB

proportion très-faible, peuvent quelquefois s'emparer du sol. Le hêtre surtout, sans doute à cause de son jeune plant qui persiste long-temps sous le couvert, montre, dans certaines localités et dans certaines circonstances, une disposition très-marquée à l'envahissement.

Après l'exposé des faits bruts, la discussion est amenée sur les causes probables qui les ont fait naître.

Un grand nombre d'hypothèses et de théories, plus ou moins plausibles, se produisent à cette occasion. Les partisans du principe en discussion prennent d'abord la parole.

L'alternance des essences, disent-ils, est une loi de la nature.

Le forestier doit, comme l'agriculteur, faire varier les productions du sol, et adopter dans sa culture une certaine rotation, un certain assolement, que cependant l'état actuel de nos connaissances ne nous permet point encore de préciser. Les éléments, pour découvrir cette loi naturelle, se trouveront surtout dans une Histoire des forêts qui est encore à faire. En attendant, nous devons nous conformer aux indications de la nature et favoriser la croissance et la propagation des essences qui montrent une tendance prononcée à s'introduire et à prospérer dans un terrain, en même temps que l'essence existante devient, malgré nos soins, d'une régénération de plus en plus difficile. C'est surtout lorsque les bois feuillus tendent ainsi à remplacer les bois résineux qu'il est permis de croire à une indication positive de la nature.

Pour vérifier cette opinion, les exemples de chan

gement d'essences cités précédemment sont repris et examinés de nouveau ; le président adresse aux membres qui les ont présentés des questions sur les circonstances administratives ou autres sous l'influence desquelles les faits se sont accomplis.

Bien que les renseignements nécessaires pour rendre cet examen complet ne soient pas fournis avec toute la précision désirable, il reste cependant acquis aux débats que tous les changements d'essence cités et attribués à une prétendue loi d'alternance peuvent s'expliquer tout aussi bien, sinon mieux encore, par des exploitations vicieuses, l'abus du pâturage, l'enlèvement continuel des feuilles mortes, la légèreté des graines de certaines essences, etc.

Par opposition aux exemples de changement d'essence, on cite des forêts considérables où, de temps immémorial, les mêmes essences se sont maintenues sans difficulté. La plus belle futaie de hêtre du Wurtemberg se nomme Schoenbuch (beau hêtre), et ce nom lui est déjà donné dans d'anciennes chartes qui remontent au XIII. et au XIV". siècle. Dans l'arrondissement de Saint-Dié (Vosges), il existe une forêt appelée Bel Fays, traduction littérale de Schoenbuch, et dont l'essence dominante est également le hêtre.

Tacite rapporte qu'une partie du grand duché actuel de Hesse-Darmstadt est appelée par les habitants Buchonia, nom tiré, dit-il, des vastes forêts de hêtre qui couvrent cette contrée ; et cette essence y domine encore aujourd'hui.

César dit que les montagnes des Vosges sont couvertes de sapins (pini), et la chaîne parallèle n'a très

probablement reçu le nom de Forêt Noire qu'à cause des bois résineux qui la peuplaient. Or, cet état de choses s'est conservé jusqu'à nos jours, et rien n'annonce qu'il doive cesser.

D'après ces faits généraux et une infinité d'autres qu'il serait facile de recueillir, n'est-il pas évident que les mêmes essences se perpétueront sur un terrain aussi long-temps que des cas de force majeure ou l'impéritie de l'homme ne les en excluront pas?

Que penser d'ailleurs d'une loi d'assolement qui ne deviendrait applicable que tous les cinq, dix, quinze ou vingt siècles?

Ajoutons, pour terminer, que les savants travaux de l'illustre chimiste Justus Liebig, dont l'ouvrage se publie en ce moment, ont répandu sur cette matière une clarté nouvelle, et qui prête un appui eomplet aux adversaires de l'assolement des essences.

Après ces intéressants débats, la réunion, pénétrée de la haute importance du sujet qu'elle vient de traiter, adopte, sur la proposition de son président, les conclusions suivantes :

1o. L'alternance des essences n'est point une loi de la nature; l'influence que les circonstances extérieures exercent sur la végétation des forêts en rend suffisamment raison.

2o. Les essences feuillues, aussi bien que les résineuses, peuvent être introduites ou maintenues à l'aide d'une culture raisonnée et soigneuse.

3o. Toutes les essences ne prennent pas, dans le sol, la même quantité de substance nutritive. L'échelle à dresser sous ce rapport s'établira au fur et à mesure quenos ex

périences, déjà nombreuses, deviendront plus complètes. Les essences les moins exigeantes tendent généralement à évincer les autres; c'est au forestier à combatire cette tendance, en tant qu'elle est en opposition avec les intérêts qu'il a en main.

Je crois devoir ajouter quelques mots à ce qui précède concernant l'influence qu'exerce la nature géologique du sol sur l'accroissement et la distribution de certaines essences. Si parmi des espèces d'arbres qui croissaient depuis des siècles sur un terrain où elles ne trouvaient pas tout ce qui convient à leur développement, des espèces nouvelles viennent à s'introduire, espèces qui s'accommodent mieux de ce sol, il est évident que les dernières pourront envahir peu à peu le bois sans que l'on puisse en tirer de conséquences pour l'alternance des essences. Mais ce fait de l'accroissement de certaines espèces aux dépens des autres sera encore un fait important à observer, surtout si l'on étudie les causes qui l'ont produit. C'est malheureusement ce qui n'a point encore été fait les forestiers n'ont point, au moins à ma connaissance, tenu compte de la nature du sol; ils n'ont point, que je sache, recherché quelles essences s'accommodaient le mieux des terrains calcaires, quelles essences prospéraient le mieux sur les roches non calcaires.

L'étude de la géologie appliquée à la silviculture est pourtant, selon moi, très-utile et doit amener des résultats importants. J'ai déjà, dans ma topographie géognostique du Calvados, indiqué certains faits que je crois devoir rappeler.

Ainsi le hêtre vient mal dans nos plaines calcaires de

la grande oolite; il croit au contraire très-bien et acquiert de très-grandes dimensions dans les terrains de phyllades (schistes intermédiaires), les granites et les autres roches anciennes : il croit également bien dans les argiles à silex qui surmontent la craie dans beaucoup de contrées de la Normandie.

L'orme s'accommode de tous les terrains; mais quelle différence dans son développement quand on le considère dans les terrains argileux et profonds où il acquiert des dimensions énormes, ou dans les plaines calcaires où il s'élève peu. On peut en dire autant du chêne, si beau sur les schistes phyllades, les argiles profondes, plus ou moins mêlées de silex (argiles supérieures à la craie, (Oxford-Clay),si chétif et parfois rabougri sur les terrains calcaires à couches horizontales.

Toutefois il n'est pas de terrain calcaire si aride qui ne puisse nourrir quelques arbres, et les clôtures au milieu de nos plaines calcaires, soit de quelques cantons du Calvados, soit du Poitou, soit de la Champagne et des autres contrées qui en manquent, serait chose fort utile à établir et qui offrirait de grands avantages pour l'agriculture. Outre qu'elles rompraient le vent qui dessèche les plaines sans arbres et augmenteraient l'humidité si nécessaire pour la végétation des plaines calcaires, qui ne retiennent pas les eaux de pluie comme les terrains argileux, ces clôtures fourniraient du bois de chauffage là où il est plus cher que dans les contrées boisées. Mais répétons-le en terminant, il faut, pour ces plantations de haies, choisir les essences qui s'accommodent je mieux des terrains calcaires, et, je le répète, l'étude de la géologie appliquée à la silviculture est importante

« PreviousContinue »