Page images
PDF
EPUB

agissent sur les destinées humaines, et aient eu le pouvoir, par un acte tout volontaire de leur libre arbitre, de lui rendre un service ou de lui infliger un mal, c'est ce qui me semble incontestable; et dénier toute puissance à de tels hommes, ce serait la refuser à l'humanité et tomber dans le fatalisme le plus complet. L'homme est toujours un instrument, mais il n'est pas toujours un instrument aveugle; il a souvent la conscience, et parfois la volonté du bien ou du mal qu'il va faire. S'il n'en est pas ainsi, ce n'est plus la peine d'appeler le médecin en cas de peste, ni de prendre notre fusil en cas d'é

meute.

Or, si on y fait attention, les événements mêmes de 1789 à 1793, qui ont produit plus que toute autre cause ces impressions fatalistes dans les âmes, bien appréciés, peuvent donner une leçon toute différente. Si quelque chose semble indiquer une marche fatale dans les événements de cette époque, c'est sans doute la réunion des caractères qui se sont rencontrés parmi les hommes éminents d'alors, et qui semblaient choisis tout exprès pour préparer une révolution. C'est la faiblesse de Louis XVI, combinée avec la lâche ambition d'un duc d'Orléans, avec l'immoralité d'un Mirabeau, avec la bassesse envieuse d'un Robespierre, avec la vanité de M. Necker, la vanité de M. de La Fayette, la vanité de Bailly, la vanité de Pétion, la vanité de presque tous. Certes, il est permis de croire que de tels hommes ne se sont pas trouvés assemblés sans qu'il y eût dans les vues de la Providence ce que j'appellerai une arrière-pensée de révolution. Dieu en réunissant de telles natures, rendait la révolution possible, probable, imminente, non pas nécessaire. En effet, les penchants de notre âme sont-ils donc invincibles! La pente de notre caractère estelle une pente fatale à laquelle nous ne pouvons résister? Pour l'admettre, il faudrait abdiquer tout christianisme, toute religion, toute morale. Mais s'il est donné à l'homme de sc vaincre; si, avec l'aide de Dieu, il peut se tenir debout sur la pente la plus glissante de son âme et ne pas s'y laisser entraîner, ne faut-il pas dire que, si, à un jour et à une heure donnée, par un de ces efforts de la volonté humaine auxquels la grâce de Dieu ne manqua jamais, Louis XVI eût surmonté sa faiblesse, le duc d'Orléans comprimé son ambition, Mirabeau réveillé en lui le sens moral, Robespierre imposé silence à l'envie dans son âme, tel ou tel autre fait taire sa vanité, il manquait à la révolution un des éléments dont elle avait besoin pour s'accomplir?

Demeurons done dans les limites de la vérité chrétienne. N'exagérons, ni comme nos pères, la puissance, ni, comme M. de Maistre, la faiblesse de l'homme. Et, pour montrer en passant quelles peuvent être les petitesses, je dirais volontiers les puérilités d'un grand génie, citons un passage de cet écrivain. M. de Maistre a aimé à prophétiser, et il a parfois prophétisé avec un succès qui nous confond. M. de Maistre n'est pourtant ni Isaïe ni Ezéchiel, et en voici la preuve.

:

Dans sa colère très-légitime contre l'orgueil humain, dans sa passion de démontrer à l'homme qu'il n'est rien et qu'il ne peut rien, dans cette habitude de sa pensée que l'on pourrait résumer en ce mot Vous voulez faire telle chose, donc elle ne se fera pas, M. de Maistre entend dire que les Etats-Unis ont décrété la construction d'une ville fédérale qui s'appellera Washington, et là-dessus il rend son oracle à peu près en ces termes : « Vous pouvez être sûr d'une chose ou la ville ne sera pas bâtie, ou elle ne s'appellera pas Washington, ou elle ne sera pas la capitale des Etats-Unis. » C'était se mettre bien à l'aise pour un oracle que de se donner ainsi la chance d'une triple alternative. Cependant, cette fois-ci du moins, M. de Maistre n'a pas été prophète. La ville s'est bâtie; elle s'appelle Washington, et elle est la capitale des Etats-Unis. Washington est même littéralement ce qu'on l'a voulu faire, non pas une puissante métropole, non pas la ville dominante d'un pays, comme Paris l'est pour toute la France, mais simplement la capitale officielle d'une fédération, son centre, la cité neutre, qui n'en est pas le chef, mais le lien.

Au reste, tout en relevant ainsi les faiblesses d'un grand génie, je ne m'en incline pas moins devant sa grandeur. Je m'incline, mais je n'adore pas. Je ne crois pas que l'Esprit Saint ait dicté les Soirées de Saint-Pétersbourg, comme il a dicté la Genèse et les épîtres de Saint-Paul. Je crois, soit dit en passant, que dans cet homme, penseur quelquefois puissant, et presque toujours admirable écrivain, il y a bien des côtés faibles, bien des obscurités, bien des faux pas, et surtout M. de Maistre (c'est son mal, comme c'est en général celui de tout notre siècle), M. de Maistre avait fait sa rhétorique, et il en avait conservé un goût beaucoup trop grand pour cette figure: il est presque toujours au delà de la vérité, un peu trop persuadé, ce semble, comme Voltaire dont il avait beaucoup appris, qu'il faut frapper fort plutôt que de frapper juste. Le besoin de frapper, le besoin d'étonner, la préoccupation de l'effet, l'entraîne presque toujours. Il restera comme un génie grand plus encore que vrai.

La tendance au fatalisme, excusable chez M. de Maistre après le terrible spectacle auquel il avait assisté, le serait chez nous beaucoup moins. Je n'ai, certes, nullement la prétention de nier les effroyables périls de la société, et d'opposer un horoscope plus favorable aux horoscopes sinistres que tous les partis sont à peu près unanimes à nous tracer de notre avenir. J'avoue pourtant que la France de 1789, plus que la France de 1848, aurait eu le droit de se croiser les bras et de se tenir pour absolument condamnée. Il y avait dans les événements, même les plus accidentels, une telle pente pour le mal, une telle apparence de fatalité; les hommes fesaient tellement défaut, ils étaient tous tellement d'accord pour faiblir et pour reculer devant le flot, qu'il eût été presque permis de désespérer. Je ne veux nullement augurer un meilleur avenir, et Dieu me garde d'ê

tre optimiste ! Mais on ne saurait dire que les faits accidentels et fortuits concourent à la perte de la société, avec la même et infaillible persistance qu'en 1789. Nous serions ingrats envers la Providence, si nous pouvions oublier les accidents qui nous ont sauvés le 16 avril, le 15 mai, le 23 juin, et des faits purement accidentels comme ceuxlà sont bien ceux par lesquels se manifeste l'action directe de la Providence, et dont nous avons à lui rendre grâce plus évidemment encore que de tous les autres. Quand je pense, au contraire, à tout ce que nous avons apporté dans les destinées de notre nation d'éléments funestes, de fautes, de passions, d'erreurs, de corruption, d'égoïsme, je sens que c'est grâce à Dieu seul que nous n'avons pas péri encore, et il me semble voir sa miséricorde s'obstiner à sauver la société, tandis que la société s'obstine à périr. Dieu se lassera-t-il avant nous, ou nous avant lui? Voilà la question.

On ne peut pas même dire que. les hommes, je ne dirai pas de génie, mais de dévouement et d'intelligence, aient manqué à la crise de 1848 autant qu'à celle de 1789, et que nous ayons éprouvé au mème degré cette triste et ordinaire fatalité qui montre l'homme si impuissant pour le bien et si puissant pour le mal. Nous avons vu, nous aussi, Mirabeau et Barnave, épouvantés de la révolution qu'ils avaient faite, se retourner contre elle et essayer de la contenir; et nous pouvons dire que leurs efforts n'ont pas été aussi vains qu'ils l'avaient été au temps de nos pères. Quand on nous montre Dieu (comme s'il avait un parti pris de détruire la société humaine) distillant un peu de poison dans l'air pour faire périr le maréchal Bugeaud, et maintenant au contraire, malgré tous les efforts des amis de l'ordre, le trône demagogique du rhéteur Mazzini, on se livre à une figure de rhétorique très-éloquente, mais on n'est, j'ose le dire, ni chrétiennement, ni historiquement dans la vérité. Dieu n'a pas fait la mort, et il ne veut pas que les hommes périssent. Ninive, même après les menaces du prophète, a toujours la liberté de se repentir et de se sauver. Et la Providence n'avait sans doute pas le dessein de retirer à la cause de la civilisation européenne le secours de l'épée, quand elle laissait à l'Espagne Narvaez, à la France Cavaignac et Changarnier, à l'Autriche Windischgraëtz, Jellachich et Radetsky. Comparez ces temps à ceux de 1789, où la force militaire était, avant d'agir, si profondément anéantie et énervée, où le seul homme, M. de Bouillé, qui la représentait dans son énergie, succomba, sans avoir tiré l'épée, sous les calomnies des rhéteurs, et fut vaincu, désarmé, exilé, avant même d'avoir combattu!

Sachons donc éviter et l'optimisme qui endort et le fatalisme qui abat. On a fait une comparaison, imparfaite sans doute, mais juste à certains égards, entre la vie immortelle de nos âmes, et la vie séculaire des nations. On a dit, entre autres choses, que les peuples qui ne vivent pas hors de ce monde, doivent avoir en ce monde même la punition de leurs vices et la récompense de leurs vertus, et que ce

jugement que Dieu exercera dans l'autre vie sur l'âme immortelle, il l'exerce dans le cours des siècles sur l'existence mortelle des nations. Ne pourrait-on pas ajouter que, de même que l'homme, avant l'instant de la mort qui décide de son salut, est toujours maître de se sauver, de même une nation, avant l'heure où le dernier coup lui est porté, est toujours maîtresse de se sauver, si elle le veut ? FRANZ DE CHAMPAGNY.

On lit dans la Voix du Peuple :

La loi organique de l'enseignement n'a pas encore reçu d'exécution, et déjà son application devient matériellement impossible.

En effet, le seul journal officiel de l'épiscopat, le Moniteur catholique, fondé et dirigé par l'Archevêque de Paris, contient cette déclaration : (suivent quelques lignes où le Moniteur catholique assure que plusieurs de NN. SS. les Evêques ont résolu de ne prendre aucune part à l'élection de ceux d'entre eux qui doivent être délégués au conseil supérieur.)

La Voix du Peuple s'écrie, d'un air triomphant : « Voilà la conclu«sion de quinze mois de labeurs! impossibilité théorique, impossi«bilité pratique. » Nous engageons la Voix du Peuple à modérer son enthousiasme. Nous pouvons lui certifier que le Moniteur catholique n'a jamais été le journal officiel de l'épiscopat, ni même le journal officiel de Mgr l'Archevêque de Paris.

Les vaincus de Lucerne.

Les faits qu'on va lire remontent à une date déjà ancienne d'un mois : nos lecteurs ne les liront pas cependant sans un vif intérêt. Nous les reproduisons, quant à nous, à titre de renseignements pour servir à l'histoire du radicalisme triomphant :

On sait que les membres de l'ancien Grand Conseil du canton de Lucerne, élus régulièrement par le suffrage universel, pour être entrés dans l'Alliance séparée (Sonderbund), ont été, par le tribunal de première instance, déclarés tous coupables du crime de parjure et d'abus de pouvoir, et condamnés à payer les dommages-intérêts (6,000,000 de francs!!!) oui, six millions!!! Les condamnés interjetèrent appel, à l'effet de faire casser ce jugement. Le 1er mars, la cause devait être débattue devant le tribunal supérieur; la plupart des accusés devaient comparaître en personne. A neuf heures, les portes de l'ancienne salle de la Diète s'ouvrirent; les accusés, d'un air serein et courageux, se présentèrent devant leurs juges, lesquels, avec une mine assez inquisitoriale, étaient placés en hémicycle autour de la table verte. MM. les avocats Oswald, Weber et V. Fischer se présentèrent à leur tour; ce dernier était en même temps accusé et défenseur, non-seulement pour sa propre personne, mais encore pour soixante-six de ses co-accusés. Les deux premiers s'étaient chargés de représenter quelques membres individuels du Grand Conseil. La discussion commença par la lecture du jugement du tribunal de première instance, daté du 4 janvier. Ensuite, les défenseurs demandèrent que les membres du tribunal, qui font en même temps partie du Grand Conseil actuel et par conséquent se trouvent parmi les accusateurs, eussent à

s'éloigner. Cette demande, quelque fondée qu'elle fût, ne fut pas écoutée, comme on l'avait bien prévu; car, si les juges de cette catégorie eussent été obligés de s'éloigner, le tribunal n'aurait plus été en nombre pour porter un jugement. A midi, la séance fut levée; à trois heures après midi, les plaidoyers sur la question principale commencèrent. M. V. Fischer prit le premier la parole, et motiva la demande en cassation dans un discours qui dura au delà de trois heures. Après une courte introduction sur l'importance et les conséquences possibles du procès, dont il se trouve des exemples dans l'histoire des révolutions de l'Angleterre et de la France, il donna un aperçu des faits relatifs à la question de droit, ainsi que de l'histoire du procès. Ensuite, il démontra que le jugement porté en première instance ne pouvait avoir ni effet légal, ni fondement en droit, à cause de l'incompétence du tribunal, aussi bien que par défaut des formes essentielles du procès, et pour fausse application de la loi.

• La question sur l'incompétence du tribunal fut traitée d'une manière trèsétendue et solide. Le défenseur prouva clair comme le jour que le pouvoir législatif d'un pays n'est jamais responsable; ensuite, que le Grand Conseil du canton de Lucerne, quand même il aurait été responsable, ne l'est pas dans le cas particulier du Sonderbund, vu que le peuple souverain, dans une adresse munie de 17,000 signatures avait approuvé tous les décrets portés sous ce rapport; enfin, que le Grand Conseil actuel, sous la date du 3 février et du 11 août 1848, avait fait grâce de toutes les poursuites et les avait remplacées par une contribution de 313,500 francs. Quand ces raisons n'auraient pas été écrasantes de vérité et de bon sens, elles l'auraient été par l'éloquence de l'orateur. ›

« Dans la seconde partie de son plaidoyer, M. V. Fischer prouva jusqu'à l'évidence que toutes les personnes agissantes dans le procès depuis le commencement jusqu'à la fin n'étaient pas exemptes de partialité, puisque les unes avaient fait partie du gouvernement provisoire de 1847, et que les autres sont membres du Grand Conseil, deux autorités qui avaient précisément mis l'ancien Grand Conseil en état d'accusation. Dans le troisième et dernier point, le défenseur établit que dans le code de nos lois, il n'y a aucune disposition applicable au prétendu crime des accusés. Ce discours était parfois empreint d'amertume et de sévérité, de manière que le tribunal exprima son déplaisir au défenseur; celuici répondit avec dignité, mais avec toute convenance, qu'il serait peiné s'il avait eu à recevoir les éloges du tribunal. Ses conclusions portaient :

Qu'il plaise au tribunal d'appel de déclarer :

1° Que la procédure criminelle faite contre les accusés est nulle, et que nommément le jugement porté en première instance est cassé dans toute son étendue;

2o Qu'il n'y a aucun motif fondé en droit ou dans les lois de poursuivre juridiquement les membres du Grand Conseil pour avoir concouru à l'Alliance séparée, et qu'aucun juge du canton de Lucerne n'est compétent pour porter un jugement sur cette affaire; que par conséquent il ne sera plus donné suite à co procès ;

Que tous les frais du procès seront à la charge de l'Etat.

« A la fin de son discours, le défenseur s'adressa encore une fois aux juges et leur dit : « Messieurs, vous venez d'entendre nos demandes, et les raisons sur ⚫ lesquelles elles sont fondées; nous attendons maintenant votre jugement; mais ⚫ n'oubliez pas que c'est le vôtre que vous prononcerez en même temps. Le procès appartient encore en ce moment au canton de Lucerne; mais à cause de * son intérêt juridique et constitutionnel, il va appartenir tout à l'heure à la jurisprudence du monde entier, et celui-ci le jugera uniquement d'après les

« PreviousContinue »