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JEUDI 9 MAI 1850.

L'AMI DE LA RELIGION.

{ (N° 3042)

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AVIS.

L'AMI DE LA RELIGION ne paraîtra pas demain vendredi, à cause de la solennité de l'ASCENSION.

Séance de l'Assemblée.

PRÉSENTATION DE LA LOI DE RÉFORME ÉLECTORALE.

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Enfin, la loi électorale a été présentée, et, hâtons-nous de le dire, la présomption d'urgence a été déclarée à une immense majorité. L'attente, l'agitation, l'anxiété étaient au comble. Les tribunes étaient remplies à étouffer. Dans les couloirs on ne s'entretenait que des dispositions de chaque fraction de la majorité, de la tactique du tiers-parti, des manœuvres de l'opposition. On parlait de décisions (prises dans les réunions montagnardes, de délibérations sur la résistance extra-parlementaire, et de l'abandon de toute résolution violente. C'était un bruit, un mouvement, des allées et venues qui rappelaient le mot qu'on prête à M. Dupin: « Un coup de sabot dans une fourmilière. » Par parenthèse, M. Dupin n'était pas au fauteuil; il a pris un congé de quinze jours. Le moment n'a pas paru heureusement choisi.

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C'était M. Bedeau qui présidait. A grand' peine la séance pouvaitelle commencer, et quand on a réussi à l'ouvrir, les dits et contredils de la commission du budget et de quelques orateurs malavisés se perdaient à travers la préoccupation générale. C'est ce qui a permis à je ne sais quels intérêts locaux de la Creuse et de la Dordogne de venir occuper la tribune par l'organe d'un représentant inconnu dont la lecture, il a débité plus de trente feuillets, n'était certainement ni entendue ni écoutée au-delà du banc de commissaires. Vers trois heures, les autres ministres se trouvant à leur poste, M. Baroche a paru, et son entrée (a produit dans l'Assemblée l'effet d'un violent coup de vent sur la mer : une exclamation involontaire a éclaté. La séance a été interrompue, les tribunes se sont levées, chaque représentant s'est empressé de se rendre à son banc. Jamais l'Assemblée n'avait paru plus complète. Puis, un silence absolu s'est établi et M. le ministre de l'intérieur a lu d'une voix ferme et claire l'exposé des motifs et le texte de la loi.

Cet exposé est écrit avec grand soin : il est, dit-on, l'œuvre d'un ✓ des membres de la commission des dix-sept, de M. de Broglie. Il peint L'Ami de la Religion. Tome CXLVII.

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au vrai la situation du pays. Il déclare l'intention très-nette et trèsformelle de respecter la Constitution et en même temps de chercher, dans le cercle étroit où elle enferme le législateur, les remèdes possibles aux maux qui nous travaillent. Les modifications annoncées sont détaillées avec une lucidité frappante. Nous mettons, au reste, ce document tout entier sous les yeux de nos lecteurs.

En terminant, M. Baroche a demandé la déclaration de l'urgence, qu'il a motivée sur l'état d'inquiétude où se trouvent les esprits. L'Assemblée a écouté celle communication avec une profonde et grave attention. Pas une interruption ne l'a troublée. La Montagne elle-même avait le sentiment de la situation, et il y a eu quelque chose de solennel dans cette demi-heure de calme.

Immédiatement après, le président a annoncé que la question préa Lable et le scrutin à la tribune étaient demandés. «Par nous, par nous!» se sont écriés les Montagnards en se levant avec bruit. . Cette démonstration a été accueillie avec dédain par la majorité. Est-ce qu'on s'imaginait faire reculer les représentants par la publi cité du vote à la tribune? Unanimement, et pour relever le gant, la Droite a voté le scrutin public. Quant à la demande de question préa lable, la Montagne, qui avait cru déployer une merveilleuse tactique, est tombée dans ses propres filets. Elle pouvait fonder quelque espérance sur une discussion habilement menée à propos de l'urgence: on assurait que plusieurs membres du tiers-parti, que quelques membres de la majorité même hésitaient. Elle avait tout à gagner au débat. Au contraire, la question préalable ne pouvait être accueil lie par personne ayant quelque peu de sentiment de convenance el de politique. C'est un rejet absolu, et ordinairement assez brutal; c'est une ultima ratio qu'on n'emploie qu'à toute extrémité. Tels auraient volé contre l'urgence qui devaient repousser la question prealable. De plus, aux yeux du pays, ce vote solennellement demande avait, dans la pensée de ses auteurs, la prétention de préjuger à priori la question de constitutionnalité du projet de loi. C'est ainsi qu'il a été pris dans l'Assemblée; c'est ainsi qu'il sera interprété par toute la France. Enfin, le règlement s'opposant à un scrutin public sur la présomption de l'urgence, la Gauche se donnait la satisfac tion de se faire compter : ce qui ne lui réussit jamais. Il y a telle personne qui se lève ou qui s'abstient au vote ordinaire, et qui ne voudrait pour rien au monde voir son nom accolé dans le Moniteur à ceux des héros de la Montagne.

Aussi maladroitement engagée, la bataille a été perdue ignominieusement par l'Opposition : 453 voix contre 197! Il est triste de dire que M. le général Cavaignac est un des 197.

Une fois cette première défaite bien constatée, la lutte n'était plus possible. M. Michel (de Bourges) a masqué la reculade de la Montagne, et il l'a fait même sans garder les honneurs de la retraite. Pauvre de fond, plus pauvre de forme, il a à peine pu échapper à

l'ennui et au monotone, par quelques sorties de violence, vivement relevées par la majorité, et sévèrement réprimées par le président. Evidemment M. Michel se sentait couler bas. Tout, jusqu'à l'expression, le trahissait. N'est-il pas venu parler de « l'attachement viscéral » du peuple pour la Constitution? Et quand il a osé glisser que ala République est au dessus de la Constitution, » l'Assemblée s'étant récriée, il n'a pas eu le courage de répéter sa phrase, et il l'a abandonnée.

La partie était perdue. M. Gustave de Beaumont a demandé la parole. On l'a écouté avec intérêt : on le croyait l'organe du tiers-parti et, sans s'engager sur le fond, il appuyait l'urgence. Après lui, M. Victor Lefranc a paru à la tribune. Le débat, déjà fort amoindri avec M. Michel, est descendu à une querelle de ménage le tiers-parti, fraction déjà minime, était divisé, et M. Lefranc venait le déclarer au public. Qu'est-ce que cela fait à la France? On peut bien essayer de jouer un jeu de bascule entre deux grandes nuances d'un grand parti, mais au moins faut-il être d'accord. Sans cela, à force de vouloir faire parler de soi, on risque de ne plus se faire prendre au sé

rieux.

L'Assemblée s'est hâtée de couper conrt à cette petite scène, et elle a voté la déclaration d'urgence, avec une majorité égale à la pre mière, sauf la défection Victor Lefranc.

Exposé des motifs

SUR LE PROJET DE LOI ÉLECTORAL.

Messieurs, nous croyons céder au plus impérieux des devoirs en appelant l'attention de l'Assemblée sur l'état de notre législation électorale.

Le pays s'en préoccupe avec anxiété; l'incertitude de notre avenir politique pèse sur tous les esprits, arrête les transactions, suspend l'essor de l'industrie, paralyse les développements du commerce et déprécie les denrées, au grand préjudice des cultivateurs. En présence des grands événements qui s'accomplissent sous nos yeux, on se demande si les principes sacrés que la Constitution proclame dans son préambule trouvent dans la loi électorale une protection suffisante.

Nous ne le croyons pas, Messieurs, nous regardons cette loi comme défectueuse sur bien des points, et nous n'hésitons pas à penser que ces imperfections entrent pour beaucoup dans les appréhensions qu'inspirent aux plus fermes esprits les chances du suffrage universel. On doit respecter la Constitution dans sa lettre et dans son esprit, il n'est permis ni de l'entreindre ni de l'éluder ; mais le législateur peut et doit user loyalement et avec courage des droits que cette Constitution lui donne pour défendre la société menacée.

De toutes les dispositions de la loi actuelle, la plus dangereuse, à notre avis, est celle qui confère le droit d'élire dans un lieu déterminé, sous l'unique condition d'une habitation de fait pendant six mois, d'une simple résidence. La résidence est un fait passager, variable, soumis à l'appréciation arbitraire du magistrat qui dresse la liste électorale, un fait dont la constatation peut donner ouverture à tous les genres de fraude et de mensonge.

En limitant à six mois cette condition qui n'a rien de sérieux, la loi donne à l'électeur la faculté de voter successivement dans plusieurs départements, pendant le cours d'une même législature.

:

Rien de fixe, rien de certain les listes sont formées par une sorte de commune renommée, et dans tous les centres de population agglomérée, l'élection dépend d'une masse flottante d'électeurs étrangers aux sentiments de la localité, indifférents à ses intérêts, éloignés eux-mêmes de leurs familles, de leurs relations ordinaires, livrés ainsi sans défense à toutes les séductions, à tous les entraînements, pouvant enfin créer dans divers lieux, et suivant les passions du moment, des majorités de hasard.

H est urgent, il est possible de conjurer ce danger. La Constitution, en instituant l'élection par département et le vote au chef-lieu de canton, exige que chaque électeur vote dans le lieu de son domicile, c'est-à-dire, suivant la définition de la loi civile, au lieu où il a son principal établissemeut, dans le lieu qu'il habite, suivant la véritable acception du mot, et dont il ne s'éloigne qu'avec esprit de retour. Cette disposition est fort sage.

En maintenant l'électeur au milieu des siens, sous l'œil de ses proches, en présence de ses relations de famille, de ses intérêts domestiques, elle le place autant que possible sous l'inflnence des bons sentiments et des bons conseils.

La loi électorale, en se contentant d'une habitation de six mois, s'est-elle conformée à ces principes si éminemment salutaires? Nous ne le pensons pas.

Le domicile résulte en général de l'intention manifestée par le fait; c'est-à-dire par la durée même, par la continuité de l'habitation. En droit civil cette durée est indéterminée; l'appréciation du fait et de l'intention est abandonnée aux magistrats. Il n'en peut être ainsi en matière électorale. Pour que la liste soit exempte de tout soupçon de complaisance ou de fraude, il faut que les conditions du domicile électoral soient réglées et déterminées par la loi elle-même.

Nous vous proposons de faire résulter le domicile électoral d'une habitation continuée pendant trois ans, c'est-à-dire pendant une durée égale à celle d'une législature. Ce domicile aura ainsi un caractère sérieux et moral, et l'électeur ne sera pas un étranger dans le lieu où il exercera ses droits.

Les circonstances qui établissent la continuité de l'habitation sont abandonnées par nos lois à l'appréciation des magistrats. Le domicile électoral, par les raisons mêmes qui viennent d'être énoncées, doit dépendre de conditions prévues et définies par la loi elle-même. Rien n'y doit être laissé à l'arbitraire des passions.

Des diverses circonstances propres à bien caractériser la continuité d'habitation pendant trois ans, la plus manifeste, la plus universelle, c'est l'inscription au rôle de la contribution personnelle.

Aux termes de la loi du 21 avril 1852, tous les habitants de toutes les communes de France sont inscrits au rôle de la contribution personnelle, au lieu de leur domicile réel, sous l'unique condition de n'être pas réputé indigent.

Nous vous proposons de décider que cette inscription, pendant trois années consécutives, fera preuve du domicile électoral au profit des inscrits. Est-ce à dire pour cela que nous entendons exclure de la liste électorale tous ceux qui sont exemptés de la contribution personnelle, par cette raison que ne possédant rien en propre, le répartiteur dans chaque commune estimera qu'il n'y a rien à leur demander? tous ceux enfin qui sont réputés hors d'état de payer une contribution dont le maximum ne peut excéder 4 fr. 50 c. par année ? Non, Messieurs, nous cherchions un moyen assuré de constater l'existence et la continuité du domicile, et nous avons adopté l'inscription au rôle de la contribution personnelle, comme

le mode le plus sûr, le plus général, mais non comme le mode unique de consta→ tation.

Aussi avons-nous soigneusement examiné quolle pouvait être, pour ceux qui ne sont pas inscrits sur ce rôle, la preuve légale d'un domicile réel, et partout où nous l'avons trouvée, nous vous proposons d'en tenir compte.

Ainsi, les fils majeurs qui vivent dans la maison paternelle sans exercer aucune profession, sans posséder aucun moyen d'existence, sont exemptés de la contribution personnelle, parce qu'ils n'ont rien qu'ils ne tiennent de la libéralité de leurs parents. Nous vous proposons de décider qu'ils seront portés sur les listes électorales comme partageant le domicile de leurs père et mère, et sur la simple déclaration de ceux-ci.

Ainsi, les domestiques à gages, les ouvriers qui habitent chez leurs patrons, ont, en vertu de l'article 109 du Code civil, le même domicile que celui chez lequel ils servent ou travaillent et avec lequel ils demeurent. Bien qu'ils soient exempts de la contribution personnelle, nous vous proposons de décider qu'ils seront portés sur les listes électorales, quand ils auront conservé pendant 3 ans ce domicile.

Ainsi, les militaires et les marins, en activité de service, ont une résidence fixe que la volonté de la loi substitue à leur domicile naturel, c'est-à-dire au domicile de leurs parents, puisqu'ils sont encore mineurs lorsqu'ils arrivent sous les 15 drapeaux.

Selon le projet, ils continueront d'être portés sur la liste électorale de leur commune, bien qu'ils ne soient pas soumis à la contribution personnelle.

Ainsi, les fonctionnaires publics seront portés sur la liste de la commune où ils exercent leurs fonctions.

Ainsi, enfin, dans les communes où la contribution personnelle est rachetée par l'octroi, les imposables, quoique affranchis de l'impôt, seront considérés comme s'ils le payaient réellement et étaient portés sur les listes.

Cela suffira sans doute pour démontrer que, respectant l'article 25 de la Constitution, nous n'entendons faire dépendre le droit électoral d'aucune condition pécuniaire. Mais nous entendons ne le reconnaître que là où la Constitution l'a placé, dans le département, dans le canton auquel appartient l'électeur. Un domicile vrai pour chaque électeur, des listes électorales pures de tout soupçon de connivance et de fraude, des élections sincères et sérieuses, des élections soustraites autant qu'il se peut aux manoeuvres de l'intrigue, aux entraînements des passions; voilà ce que nous voulons, voilà ce que, comme nous, vous voulez obtenir, et si, par nos communs efforts, nous y réussissons, nous pourrons compter encore dane notre patrie sur le triomphe du bon droit et de la raison.

Le second point sur lequel la loi électorale de 1849 paraît essentiellement défectueuse, c'est l'appréciation des motifs d'incapacité légale.

Cette appréciation, aux termes de la Constitution, c'est à la loi qu'elle est confiée. La loi électorale, est-il dit art. 27, déterminera les causes qui peuvent priver un citoyen du droit d'élire et d'être élu.

Tel est l'objet de l'article 3 de la loi de 1849.

Mais l'énumération de ces causes d'incapacité nous paraît singulièrement restreinte: ainsi, par exemple, pour exclure des listes électorales le condamné pour vol, escroquerie, abus de confiance, soustraction commise par un dépositaire de deniers publics, attentats aux mœurs, on exige que la condamnation s'étende à trois mois d'emprisonnement.

Qui ne voit que les hommes souillés de pareils actes, sont indignes de figurer

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