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marades de ce temps-là surent dignement apprécier et imiter. Bientôt de nouveaux périls ouvrirent un nouveau champ à son dévouement civique et chrétien. Quand le choléra éclata pour la première fois à Paris en 1832, le conseil général de la Seine, dont M. de Tascher faisait partie, le désigna pour chef de la commission de salubrité qui rendit, à cette cruelle époque, de si éminents services. Il fallait lutter autant et plus contre la consternation et les égarements populaires, que contre les progrès d'un mal impitoyable. M. de Tascher se dévoua à cette double tâche avec la plus généreuse abnégation. On le vit jour et nuit au milieu des pestiférés, des mourants et des morts, occupé à braver l'infection sous toutes ses formes et à soulager l'infortune dans toutes ses angoisses. Cette chrétienne et patriotique intrépidité lui attira la distinction la plus digne de lui, c'est-à-dire une nouvelle charge, un nouveau moyen d'user sa vie et ses forces au service du prochain et des pauvres. Il fut appelé en 1834 au conseil général des hospices, fonctions gratuites, presque électives, puisqu'on n'y arrivait que par la voie des présentations, et aussi recherchées qu'elles étaient importantes et indépendantes. Chacun des membres de ce conseil, qui gouvernait souverainement les intérêts de la charité publique à Paris, avait sous sa garde et sous sa responsabilité directe un de nos grands établissements hospitaliers. L'hôpital de la Charité échut à M. de Tascher, et je puis attester qu'il n'y avait pas, dans sa vie si noblement remplie, un intérêt qui lui fût plus cher et plus constamment présent que celui de ses chers malades, de leurs souffrances physiques et de leurs infirmités morales.

La révolution de 1848, qui, comme celle de 1830, a brisé tant de carrières irréprochables et privé la France des services de tant d'hommes de cœur, de talent et de conscience, mit un terme à la vie publique du comte Ferdinand de Tascher. Il lui a survécu onze ans sans cesser d'être ardemment préoccupé de l'honneur et du bonheur de la France, mais en

se renfermant de plus en plus dans les consolations de la vie de famille et dans le soin du bien-être moral, matériel et intellectuel des pauvres de sa terre patrimoniale de Pouvray (Orne). En disant que la religion fut la consolation de sa vieillesse et des cruelles infirmités qui l'assaillirent, je ne voudrais pas donner lieu de croire qu'il eût attendu jusque-là pour invoquer ses secours et pratiquer ses lois. Loin de là, il l'avait courageusement professée dès sa plus tendre jeunesse, dans un temps où il fallait braver et vaincre le respect humain à un degré que l'on saurait à peine imaginer aujourd'hui. En pleine possession de la vie et de la santé, il eut le bonheur de croire et d'obéir toujours à cette lumière que l'agonie nous révèle avec une si tardive intensité. Il sut lui-même pratiquer toutes les vertus et confesser toutes les vérités que tant de pères se contentent de faire enseigner à leurs enfants. D'ailleurs sa piété, fervente et sereine, n'était austère qu'à son propre endroit. Envers le prochain, sa généreuse et infatigable charité n'était tempérée que par cet ardent amour de la justice qui enflamma jusqu'au dernier jour son âme loyale et généreuse.

Vers la fin de sa vie, courbé sous le poids de longues et implacables douleurs, il se plaignait de ne pouvoir plus même lever son regard vers le ciel. Mais son cœur y était d'avance fixé; et lorsque, le 15 décembre 1858, la mort vint terminer ses souffrances, tous ceux qui l'ont connu et aimé ont pu se dire avec confiance que la bonté divine réservait ses plus belles récompenses pour le chrétien éprouvé, dont la longue vie n'avait été qu'une série de bonnes œuvres, d'exemples édifiants et de pénibles devoirs scrupuleusement accomplis.

(Journal des Débats du 15 février 1859.)

LE DUC DE NORFOLK

(1860)

Cette année 1860, si fatale à l'Église, à la justice, à l'honneur, marquée de plus par tant de deuils éclatants et qui nous touchent de si près, a vu disparaître de la terre, dans la personne de Henri, quatorzième duc de Norfolk, celui que je ne craindrai pas d'appeler le plus noble, le plus humble et le plus pieux des laïques de notre temps.

Je voudrais honorer ce recueil en y consacrant quelques lignes à la mémoire de ce grand chrétien; je voudrais le faire connaître à ceux qui ont ignoré jusqu'à son existence, et soulager ainsi pour un moment la douleur de ceux qui, comme moi, l'ont connu et aimé.

Je m'arrêterais cependant devant le souvenir de cette âme si humble et si pure, si étrangère à toute recherche de la bonne opinion des homines, je ne songerais qu'à taire les détails que devraient voiler la pudeur de l'amitié et le respect de la vie cachée en Dieu, s'il ne s'agissait d'un homme que l'éclat de son rang, la splendeur plus que royale de sa naissance, son immense fortune, sa position hors ligne au sein de la plus puissante nation du monde, condamnaient à une inévitable notoriété, dont il n'a jamais usé que pour le service de Dieu et des pauvres.

Mais, avant d'aller plus loin, il faut bien que je cherche à donner au lecteur français quelque idée de ce que c'est qu'un duc de Norfolk en Angleterre, et d'une existence dont les autres pays de l'Europe n'offrent plus même la moindre image. Je le

ferai avec d'autant moins d'embarras que j'ai trop vécu avec les hagiographes des siècles passés, pour ne pas savoir le prix et le soin minutieux qu'ils ont mis tous et toujours à constater l'illustre origine de leurs héros et à les pourvoir de ces claris natalibus, dont le latin de Tacite leur avait fourni la formule habituelle.

La maison de Howard, dont le duc de Norfolk était l'aîné et le chef, universellement reconnue comme la plus illustre de la noblesse anglaise, remonte, selon une tradition anciennement accréditée, à Hereward, ce fameux baron saxon qui se maintint avec un si indomptable courage dans l'île d'Ély, contre Guillaume le Conquérant, et dont Augustin Thierry a raconté avec tant de charme les prodigieux exploits. Quoi qu'il en soit de cette origine légendaire, cette maison, grâce aux exploits de ses divers rejetons et à ses alliances avec les plus vieilles races normandes, avait atteint dès le quinzième siècle un si haut degré de puissance et de splendeur, que son chef fut créé duc de Norfolk en 1483. Aucune famille en Europe, même parmi les familles souveraines, excepté celles de Bourbon, de Lorraine et de Savoie, ne peut se vanter d'avoir reçu de si bonne heure un titre si élevé. Le premier duc, qui descendait par sa mère d'Édouard III, fut tué sur le champ de bataille de Bosworth en défendant Richard III, le dernier des Plantagenets, contre le premier des Tudors. Le deuxième gagna, en 1513, la bataille de Flodden, où périt le roi d'Écosse avec la fleur de la chevalerie écossaise. Le troisième n'échappa que par un hasard providentiel à l'échafaud, auquel l'avait fait condamner l'odieux tyran Henri VIII, et où venait de monter son glorieux fils, Henri, comte de Surrey, le personnage le plus connu de cette famille célèbre, aussi renommé par sa vaillance belliqueuse que par ses talents litté raires, qui lui ont valu l'honneur d'ouvrir la série des poètes fameux de l'Angleterre. Il fut immolé à vingt-sept ans par la jalousie et le fanatisme de Henri VIII, qui voulut atteindre en lui à la fois le seigneur le plus populaire du royaume et un

catholique resté fidèle à l'Église romaine. Ces premières et anciennes gloires d'une maison dont la descendance directe et masculine s'est perpétuée jusqu'à nos jours, et qui occupe par son rang comme par son ancienneté la première place dans la pairie britannique, pouvaient suffire pour lui assurer une illustration exceptionnelle. Leur nom est devenu le type de l'aristocratie dans le pays le plus aristocratique de l'Europe, ainsi que le témoigne le vers de Pope, si souvent cité :

Alas! not all the blood of all the Howards.

Les Howard sont donc en quelque sorte les Montmorency de l'Angleterre, mais, si je l'ose dire, avec quelque chose de plus religieux et de plus touchant dans leur gloire, grâce aux catastrophes cruelles et imméritées dont ils ont été victimes.

Le fameux comte de Surrey fut le premier, mais non le seul de sa race destiné à périr, martyr de la foi et de l'honneur, sous la hache du bourreau. Son fils, le cinquième duc, ayant pris contre la reine Élisabeth le parti de Marie Stuart, vaincue et captive, dont il avait subi le charme irrésistible et dont il avait brigué la main, fut mis à mort en 1572, comme l'avait été son père, par la digne fille d'Henri VIII. On l'a accusé d'avoir mêlé trop d'ambition mondaine au dévouement qu'il témoignait à la religion de ses pères et à l'infortunée reine d'Écosse, qui allait le suivre de près sur l'échafaud dressé par la tyrannie anglicane. Mais nulle imputation de ce genre n'a jamais pu s'élever contre la sainte mémoire de son fils, Philippe Howard, comte d'Arundel, «<le caractère le plus noble et le plus idéal qu'ait produit le patriciat britannique. » Celui-ci, dépouillé de tous les titres et de tous les biens de son père, mais appelé du droit de sa mère à l'une des plus anciennes pairies du royaume, après avoir résisté héroïquement à toutes les caresses et à toutes les persécutions d'Élisabeth, fut plongé tout jeune encore dans les hideuses prisons de la Tour de Londres, et y mourut empoisonné après onze

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