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Jamais peut-être les hommes de haute condition n'ont eu un rôle plus difficile et plus délicat à remplir qu'à ces époques de transition où une société s'écroule et disparaît pour faire place à un monde nouveau. De là ce grand nombre d'existences tristes et manquées qui affligent nos regards dans la sphère la plus élevée de la société.

Les uns, dominés par un stérile dépit, se cramponnant avec un aveugle attachement à ce qui n'est plus, cherchent à se mettre en travers du torrent des idées et des mœurs nouvelles qui les renverse et les engloutit.

Les autres, au contraire, abdiquent les traditions et les engagements qu'impose le nom qu'ils ont l'honneur de porter pour adopter tout ce qu'il y a de moins recommandable dans les usages de leurs contemporains, et parviennent ainsi à une déconsidération exactement proportionnée au rang que leur reconnaît encore, même malgré elle, la société moderne.

Heureux ceux qui, soumis à la rude épreuve des bouleversements politiques et sociaux de nos jours, ont su parcourir leur carrière au milieu du respect et de la sympathie de tous, continuer, en l'adaptant aux conditions de leur époque, la grande existence qu'ils ont reçue de leurs pères, et conserver ainsi, pour la société moderne, le type de ce que l'on appelait autrefois, avec une si parfaite justesse : un homme bien né.

Tel fut, à coup sûr, un homme auquel nous voudrions rendre en peu de mots un tardif mais sincère hommage. Henri-Marie-Ghislain, comte de Mérode et du Saint-Empire,

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grand d'Espagne de première classe, prince de Rubempré, de Grimberghe et d'Everberghe, marquis de Westerloo, etc. Né en 1780, entré dans la vie publique après 1830, il fut le contemporain de la période la plus orageuse de l'histoire moderne, et il la traversa, non-seulement sans reproche et avec honneur, mais avec le rare mérite d'avoir bien compris son temps, d'avoir beaucoup joui de la vie et de l'avoir fait beaucoup aimer autour de lui. Élevé dans l'émigration, au lieu de puiser dans cette première et pénible épreuve de l'exil une amertume quelconque, il sut au contraire en profiter pour y développer son esprit, en élargir toutes les avenues, et conquérir cette bienveillante intelligence de l'époque nouvelle qui s'alliait si bien dans son caractère et dans sa conduite avec le tendre respect des anciennes traditions, et le fidèle accomplissement de toutes les obligations que comportait sa naissance.

Revenu dans sa patrie, il se maria de bonne heure avec mademoiselle de Thézan, héritière d'une des plus nobles races du Midi et digne petite-fille de cette sainte duchesse d'Ayen, qui fut immolée en même temps que sa mère et sa sœur sur l'échafaud de la Terreur'. Cette alliance lui assurait, du vivant même de ses parents, tous les avantages d'une existence indépendante et considérable. Mais loin de végéter dans cette coupable oisiveté que semble autoriser de nos jours la possession ou l'attente d'une grande fortune, il consacre ses loisirs à des études approfondies et fécondes.

Convaincu que la renaissance des croyances religieuses était le premier besoin de notre temps, il résolut de travailler à la propagation des idées catholiques dans le domaine où elles avaient été le plus altérées, celui de l'histoire et de la politique.

Il commença, comme il le dit lui-même dans une lettre re

'On peut lire, dans le Correspondant du 10 avril 1847, l'admirable récit du supplice de ces trois dames, le 22 juillet 1794, par le prêtre qui leur donna l'absolution pendant qu'elles étaient sur la fatale charrette.

marquable adressée à M. de la Mennais, le 5 janvier 1831, par briser les chaînes spirituelles du gallicanisme et du jansénisme dont on avait voulu envelopper sa jeunesse; puis il se livra pendant de longues années à l'étude, alors si inconnue et si négligée, de l'ordre social catholique pendant le moyen âge. L'admiration profonde et réfléchie que lui inspiraient l'organisation ancienne de la chrétienté, le saint-empire romain, les luttes héroïques du souverain pontife contre les empiétements de la puissance temporelle, s'unissaient chez lui à une vive sympathie pour le développement de la liberté moderne. Quoiqu'il eût connu et apprécié tout ce que les habitudes et les personnes de l'ancien régime pouvaient avoir d'attrait et de distinction, il n'avait que de l'éloignement pour les idées de la noblesse de cour et de la monarchie absolue. Sa nature élevée et délicate répugnait également à la servilité et à la licence. Il en donna une preuve remarquable en élevant à ses frais, dans l'église de Notre-Dame de Sablon, un monument à Agneessens, à cet admirable bourgeois de Bruxelles qui donna, au milieu de l'abaissement moral et politique du dix-huitième siècle, un si bel exemple de courage civil et chrétien, en mourant sur l'échafaud martyr des libertés communales et traditionnelles de la Belgique.

De pareilles dispositions et les relations qu'il avait eu le mérite de rechercher et d'entretenir avec M. de Bonald et le comte de Stolberg l'appelaient naturellement au sein de cette école catholique qui commençait à lever son drapeau dans les dernières années de la Restauration. De concert avec son cousin germain, le savant et spirituel marquis de Beauffort, il adressa au Mémorial catholique divers travaux historiques et polémiques sur la question de l'ultramontanisme et sur plusieurs autres qui comptent au nombre des meilleurs articles de ce recueil. Plus tard, dans un livre excellent intitulé: De l'esprit de vie et de l'esprit de mort, ces deux nobles collaborateurs publièrent le résumé de leur doctrine sur la philosophie de l'histoire et la politique catholique, et marquèrent

ainsi leur place au premier rang des précurseurs de ce mouvement régénérateur dans l'histoire et dans la politique qui a décuplé de nos jours les forces du catholicisme.

La révolution de septembre arriva, et l'indépendance de la Belgique fit briller d'un nouvel éclat l'antique illustration de la maison de Mérode, dont le comte Henri était devenu le chef par la mort récente de son père. Tandis que le comte Frédéric, son frère puîné, arrosait de son sang héroïque le nouvel édifice de la nationalité belge; tandis qu'un autre de ses frères, le comte Félix, était appelé à siéger successivement au gouvernement provisoire, au congrès national, au ministère des affaires étrangères et de la guerre, le comte Henri entrait au Sénat, et donnait un gage éclatant de son dévouement à la royauté nouvelle en autorisant sa femme à accepter la charge de dame d'honneur de la reine des Belges. Sa passion pour la vieille liberté des peuples catholiques l'avait prédisposé à tout ce qui pouvait consolider l'émancipation de sa patrie.

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La confiance du roi l'appela bientôt à représenter la Belgique dans deux occasions solennelles lors de l'avénement de l'empereur Ferdinand d'Autriche, et au sacre de ce monarque comme roi de Lombardie et de Venise. Le comte de Mérode accepta avec empressement la noble mission de représenter, à la cour des anciens souverains de la Belgique, son pays désormais élevé au rang des nationalités incontestées et officielles. Il fut reçu à Vienne comme il devait l'être, dans la capitale d'une monarchie que ses ancêtres avaient servie avec tant d'éclat pendant trois siècles, et où il comptait encore tant de parents et d'alliés. Mais, comme ses ancêtres, et selon l'antique habitude de la noblesse, il voulut faire la guerre ά ses dépens, et prit à sa charge tous les frais de ses deux ambassades, en digne descendant de son bisaïeul, le maréchal de Mérode-Westerloo, qui avait perdu quatre-vingts chevaux au service de la France dans la seule campagne de 1704.

La vie publique n'interrompit pas ses studieuses préoccu

pations; et celles-ci se combinaient heureusement dans sa vie avec un goût prononcé pour les relations de société. Avec toutes les idées et les connaissances d'un homme des temps nouveaux, il aimait le monde comme un homme d'autrefois, et y portait toutes les qualités qui rendent les relations sûres et aimables. Sa mémoire prodigieuse, son instruction si variée, l'aménité inaltérable de son âme, son grand usage du meilleur monde, répandaient sur sa conversation un charme que ne sauraient oublier ceux qui en ont joui. On respirait auprès de lui le parfum de cette courtoisie, que saint François d'Assise a si bien nommée la sœur de la charité. Il était l'ennemi juré de la morgue, du dédain, de cette hardiesse froide du maintien qu'on rencontre aujourd'hui trop souvent dans le grand monde. Un mot de lui peint bien la surprise et l'éloignement que lui inspiraient les allures de certaines personnes qu'il rencontrait: Ils prennent, disait-il, l'insolence pour la dignité.

Chez lui, une politesse exquise, une gaieté sincère, quelquefois une ironie discrète, tempérée par le besoin constant de mettre les autres à leur aise, s'alliaient avec cette dignité calme, simple et complète, qui sort, comme dit Saint-Simon, de la nature des choses.

Un esprit aussi cultivé ne pouvait manquer d'aimer les arts; il en avait le goût et l'intelligence. La musique l'occupa souvent et avec succès; mais il sut surtout témoigner le prix qu'il attachait à encourager les artistes ingénieux et modestes, en consacrant sa fortune à la restauration des vieux châteaux de sa famille. Il y déployait, comme dans toutes les habitudes de sa vie, cette générosité qui a été jusqu'à nos jours le trait distinctif des gens bien nés.

Profondément attaché à sa famille, heureux de vivre au sein des affections domestiques et des occupations les plus dignes d'un homme de sens et de cœur, il touchait aux portes de la vieillesse, lorsque la main de Dieu, qui ne permet jamais aux chrétiens de traverser la vie sans épreuve,

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