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IV

MADEMOISELLE DE MELUN

VIE DE MADEMOISELLE DE MELUN

PAR M. LE VICOMTE DE MELUN1.

(1855)

Voici un court volume qui charmera tous ses lecteurs. Il nous révèle à la fois, dans l'ancienne France, une sainte et noble femme de plus, et, parmi nous, un véritable écrivain.

Dans le grand siècle, on aime et on recherche avec raison tout ce qui échappe plus ou moins à l'orbite de ce grand roi dont l'égoïste splendeur fatigue tous ceux qu'elle n'a pas aveuglés. Née en 1618, Anne de Melun appartient à cette première moitié du dix-septième siècle que M. Cousin et M. Foisset ont en quelque sorte découverte chacun de leur côté, et qui a donné à l'Église, aux lettres, à la société française, leurs plus nobles représentants dans l'histoire moderne. Elle tenait, du reste, par son illustre origine, à la Belgique plus encore qu'à la France. Son aïeul, le second prince d'Épinoy, avait été l'un des principaux compagnons d'armes du grand prince d'Orange. Son père, élevé près de notre Henri IV, prit une part considérable à la tentative que firent, en 1632, les chefs de la noblesse belge pour secouer le joug de l'Espagne et créer une sorte de fédération catholique alliée aux Pays-Bas protestants. Issue de cette robuste souche, 'Paris, Jacques Lecoffre et Co; 1855.

mademoiselle de Melun nous apparaît toute parfumée de la solide vertu et de la piété expansive qu'on respirait à la cour d'Albert et d'Isabelle, de ces archiducs dont la souveraineté avait semblé, pendant trente ans, consacrer l'indépendance du peuple belge, et dont le règne est demeuré l'âge d'or de son histoire. Toutefois, cette contemporaine de saint Vincent de Paul se rattache aussi à ce que nous avons de plus grand et de plus pur par le caractère de son dévouement à Dieu et aux pauvres, et parce qu'elle a choisi la France pour y ensevelir, dans un hôpital, le sacrifice de sa grandeur et la féconde énergie de sa volonté.

On verra, dans le récit de son arrière-neveu, par quelles voies elle fut conduite de la cour de l'infante au chapitre de Mons, et du sein de cette grande corporation nobiliaire, jusqu'au fond d'une bourgade de l'Anjou, à Baugé, où l'HôtelDieu qu'elle a fondé est encore debout. Son nom, resté populaire dans cette province, y proteste contre l'oubli et l'ingratitude habituels aux générations modernes, et même un peu contre ces paroles de son historien, si tristement vraies quand il s'agit de l'histoire en général : « Dans la répartition de la gloire humaine, ceux qui pansent et ceux qui guérissent ne font jamais autant de bruit que ceux qui frappent et qui blessent; on dirait que l'humanité, dans la conscience des corrections qu'elle mérite, n'a de reconnaissance que pour le mal qu'on lui fait et pour les coups qu'elle reçoit. >>

Ce qu'il faut surtout remarquer quand on lit la vie des saints et des grands chrétiens d'un temps si peu éloigné, mais si complétement différent du nôtre, c'est la nature et l'étendue du sacrifice que faisaient alors les âmes qui quittaient le monde pour Dieu. Quand on abandonnait son nom, sa famille, sa patrie comme mademoiselle de Melun, quand on recherchait l'oubli et le néant pour y sauver son âme et y

servir son prochain, on descendait d'une hauteur dont rien ne peut donner l'idée dans la confusion de notre société nivelée et labourée par les révolutions. On échangeait contre cette obscurité volontaire une lumière, un éclat visible à tous et recherché par tous. On renonçait à une supériorité d'autant plus précieuse qu'elle était incontestée, et qui semblait bien moins donner satisfaction à l'orgueil de quelques races privilégiées que sortir de la nature des choses et des conditions fondamentales de toute société. Mais pour certaines âmes cette élévation même où elles naissaient ne servait qu'à leur donner, avec un regard jeté de plus haut sur la vanité de toute grandeur d'ici-bas, la force et la générosité qui rendent seules capables de conquérir le ciel.

Anne de Melun était de celles, plus nombreuses qu'on ne pense, dont le cœur faisait écho à Bossuet s'écriant au milieu des seigneurs et des grandes dames de son temps : « Mourez, << orgueil humain! mourez, curiosité, empressement, désir << de paraître... Néant superbe, que faut-il donc pour te <«< rabaisser, si un Dieu anéanti n'y suffit pas? » Et ailleurs : << Il faut descendre, quelque grand qu'on soit, descendre << pour s'humilier... descendre pour compatir, pour écouter « de plus près la voix de la misère qui perce le cœur. >> Mademoiselle de Melun devance les enseignements de cette voix incomparable. A trente et un ans, elle se dérobe aux hommages, aux agréments et à tous les avantages de la vie séculière, et s'en va de par le monde, un peu à l'aventure, avec la seule résolution de s'enfoncer dans l'obscurité, et de s'arrêter au lieu que lui indiqueraient la Providence et le bien à faire. Un jour, elle dit : « C'est ici que Dieu me veut. » Aussitôt elle se met à l'œuvre, et cette fille sortie du milieu de ces riches superbes et impitoyables, et de la cruauté de leur luxe, pour parler encore comme Bossuet, consacre ses

trente dernières années aux œuvres les plus ingénieuses de la charité, à ses soins les plus rebutants, à ses travaux les plus infatigables. Elle y porte tout d'abord l'instinct et le génie de sa vocation. Souvent exposée à d'injustes, à d'impurs soupçons, longtemps ignorée, méconnue, et parvenue, selon son vœu le plus cher, à cacher son rang aux populations qu'elle soulageait, son mérite et sa renommée éclatent enfin et lui valent l'admiration de tous. Elle reparaît même à la cour, non plus à celle de Bruxelles, mais à celle de Louis XIV, alors tout resplendissant de jeunesse et de bonheur. Elle y est contrainte par un devoir de famille, pour présider à l'éducation d'une nièce dont les grands parents allèrent jusqu'au roi pour empêcher qu'on ne confiât la jeune princesse à celle qui s'était réduite au rang de petite tourière de religieuses de village.

Cette mission finie, elle ressort de ce qu'elle appelait son purgatoire avec une passion plus vive que jamais pour la solitude et le silence, pour ses pauvres et son hôpital. Toutes les fois qu'on lui montrait une belle terre, un beau château, qu'on lui vantait une ville ou un pays: Tout cela, disait-elle, ne vaut pas mon petit Baugé. Ce fut là qu'elle mourut pleine de jours et de vertus, mais pleine aussi d'épreuves et de chagrins propres à hâter et à assurer sa couronne. « Mon Dieu, disait-elle dans une prière écrite pendant sa jeunesse et qui nous a été conservée, mon Dieu, détrompez mon cœur. >> Elle fut exaucée; et ce cœur détrompé explique la force de sa vie et la paix de sa mort.

Elle avait été précédée devant Dieu, et elle est dignement accompagnée dans l'histoire par une pauvre fille de campagne, une vraie paysanne de la Beauce, Marthe, qui fut son amie, sa confidente, son associée active et persévérante dans l'œuvre de la fondation de son Hôtel-Dieu comme dans le

gouvernement de sa communauté, et dont la vie rappelle à chaque page celle de nos Petites-Sœurs des Pauvres. N'oublions pas non plus le frère de notre héroïne, ce prince d'Épinoy, si modeste, si dévoué, si humble, le guide et l'appui de sa sœur, qui quitte la cour et l'armée pour la protéger et l'accompagner dans ses voyages, dans ses déguisements, et qui nous semble presque aussi généreux et aussi édifiant qu'elle, lorsque, caché comme elle sous un nom obscur, il travaille de ses mains aux murs de l'hôpital où elle devait finir sa vie.

Je me persuade que les lecteurs indifférents, et même les plus étrangers à l'histoire de l'Église et de la charité chrétienne, ne sauront pas échapper complétement au charme que répand sur tout ce récit l'âme intrépide et pure d'Anne de Melun. Ils aimeront cette grâce fière et calme dont on voudrait croire que la race française n'a pas perdu le secret. Ils goûteront cette pointe d'ironie qui rappelle la contemporaine de madame de Sévigné, et qui ne messied pas à qui connaît le fort et le faible de la nature humaine. D'autres, en parcourant cette vie, croiront se retrouver au sein des aunales de ces siècles de foi où les grands courages et les grands sacrifices étaient le pain quotidien de la vie sociale et le tempérament providentiel des désordres et des violences d'une société qui risque d'être aussi maladroitement célébréc par ses panégyristes qu'elle a été sottement calomniée par ses détracteurs. Anne de Melun nous offre un type de ces fortes vertus dont Dieu n'a déshérité aucune nation ni aucune époque, mais qui semblent avoir été l'apanage spécial des temps antérieurs aux développements de notre civilisation pacifique et industrielle. Elle tient à la fois au présent et au passé : au présent, par le caractère pratique et régulier de ses œuvres; au passé, par ses instincts, ses goûts, ses préférences

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