Page images
PDF
EPUB
[ocr errors][merged small][merged small]

Vous devez me permettre, Monsieur, de mettre sous la protection de votre nom mes insignifiants efforts en faveur d'une cause dont vous avez fait depuis longtemps la vôtre. Comment, en effet, s'occuper de notre art national, de nos monuments historiques, des sublimes débris de notre passé, sans songer tout d'abord à vous, qui, le premier en France, vous êtes constitué le champion de cette cause? Vous êtes descendu encore enfant dans l'arène pour elle, et depuis quatorze ans, depuis votre ode sur la Bande noire jusqu'aux pages indignées qui ont marqué d'un ineffaçable ridicule le vandalisme officiel et municipal de nos jours2, vous avez lutté pour elle sans fléchir; vous l'avez prise toute petite, et elle a grandi entre vos mains; vous l'avez parée de votre talent, et dotée de votre popularité. La voilà qui prend aujourjourd'hui son essor; la voilà qui fait battre une foule de jeunes et nobles cœurs; la voilà qui s'intronise dans toutes les véritables intelligences d'artistes. Si la victoire lui reste un jour, vous ne serez point oublié, Monsieur, votre mé

1 Insérée dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1833.

2 Voyez, dans la livraison du 1er mars 1832 de la Revue des Deux Mondes, l'article intitulé: Guerre aux démolisseurs.

moire sera toujours bénie par ceux qui ont voué un culte à l'histoire et aux souvenirs de la patrie; et la postérité inscrira parmi vos plus belles gloires celle d'avoir le premier déployé un drapeau qui pût rallier toutes les âmes jalouses de sauver les monuments de l'ancienne France.

Vous ne voulez pas combattre seul, je le sais; vous ne dédaignez aucun auxiliaire; vous ne demandez pas mieux, dans cette œuvre grande et sainte, que de vous associer les plus obscurs, les plus maladroits travailleurs : vous ne demandez que de l'indignation contre les barbares, de l'amour pour le passé. Je me présente à vous avec ces deux conditions. Des voyages entrepris dans un but tout à fait étranger à l'art m'ont fait découvrir des attentats contre lui dont je frémis encore, et que j'ai hâte de livrer à la publicité. En ce qui touche à l'art, je n'ai la prétention de rien savoir, je n'ai que celle de beaucoup aimer. J'ai pour l'architecture du moyen âge une passion ancienne et profonde: passion malheureuse, car, comme vous le savez mieux que personne, elle est féconde en souffrances et en mécomptes; passion toujours croissante, parce que plus on étudie cet art divin de nos aïeux, plus on y découvre de beautés à admirer, d'injures à déplorer et à venger; passion avant tout religieuse, parce que cet art est à mes yeux catholique avant tout, qu'il est la manifestation la plus imposante de l'Église dont je suis l'enfant, la création la plus brillante de la foi que m'ont léguée mes pères. Je contemple ces vieux monuments du catholicisme avec autant d'amour et de respect que ceux qui dévouèrent leur vie et leurs biens à les fonder: ils ne représentent pas pour moi seulement une idée, une époque, une croyance éteinte; ce sont les symboles de ce qu'il y a de plus vivace dans mon âme, de plus auguste dans mes espérances. Le vandalisme moderne est non-seulement à mes yeux une bru

talité et une sottise, c'est de plus un sacrilége. Je mets du fanatisme à le combattre, et j'espère que ce fanatisme suppléera auprès de vous à la tiédeur de mon style et à l'absence complète de toute science technique.

Vous conviendrez avec moi que l'époque actuelle exige la réunion de tous les efforts individuels, même les plus chétifs, pour réagir contre le vandalisme, et que, parmi ceux qui s'intéressent encore à l'histoire de l'art, nul n'a le droit d'invoquer sa faiblesse pour se dispenser de prêter à nos monuments agonisants un secours tardif. Sans parler de ce qui se passe en province, de ces arènes de Nîmes transformées en écuries de cavalerie, de ce marché aux veaux construit sur l'emplacement de l'abbaye de Saint-Bertin, de ce cloître de Soissons changé en tir d'artillerie, de la fameuse tour de Laon, dont vous avez dénoncé la destruction à la fois comique et honteuse; sans parler de tout cela, ne voyons que ce qui se passe sous nos yeux, en plein Paris : c'est-à-dire les ruines de Saint-Germain-l'Auxerrois et de la chapelle de Cluny, un théâtre infâme installé sous les voûtes d'une charmante église gothique', une autre rasée après avoir servi longtemps d'atelier de dissection 2, l'altération des Tuileries, et en face de ces ruines, le type des reconstructions officielles, ce gâchis de marbre et de dorures qu'on nomme le palais de la Chambre des députés. N'en voilà-t-il pas assez pour convaincre les plus incrédules? Le moment presse pour que chacun, à défaut d'autre ressource, vienne flétrir d'une inexorable publicité tous les attentats de ce genre.

Le moment presse encore, parce qu'il est urgent de dérober la France à la réprobation dont doivent la frapper tous les étrangers, quand ils comparent le vandalisme méthodique et

Saint-Benoît.

2 Saint-Côme.

réfléchi qui règne en France, avec les efforts de tous les peuples pour dérober au temps les restes des siècles passés et des races éteintes. Partout ailleurs qu'en France, on entoure d'une vénération filiale ces souvenirs d'un autre âge, ces grandes et éclatantes pages de l'histoire de l'humanité, que l'architecture s'est chargée d'écrire, et surtout ces basiliquès sublimes où les générations sont venues, l'une après l'autre, prier et reposer devant leur Dieu. Dans tous les pays de l'Europe et jusque sur les confins de la Laponie, on trouve partout ce culte des monuments du passé qui honore les hommes du présent; le désir de conserver dans leur originalité primitive ces monuments a même remplacé presque partout la manie de refaire l'art païen et de rajeunir avec son secours l'art des chrétiens'. La plus heureuse réaction s'est manifestée partout en faveur de la vérité historique et du respect des créations anciennes. La France seule est restée en dehors et en arrière de ce mouvement. En Italie, pays où le paganisme de la renaissance a fait le plus de progrès et jeté les plus profondes racines, on n'en lit pas moins sur la façade de la cathédrale de Naples une inscription où le cardinalarchevêque s'enorgueillit d'avoir fait réparer cette façade sans changer son caractère gothique: Nec Gothica delevit urbis senescentis monumenta artium perennitati. En Angleterre, il y a plus d'un siècle que toutes les églises sont restaurées et construites sur le modèle de celles du moyen âge; si ces copies, dont plusieurs sont très-remarquables, manquent de la vie que donne l'inspiration originale, elles ont le grand mérite de la convenance et de l'harmonie avec les idées qu'elles

'Depuis qu'il a écrit ces lignes, l'auteur a eu occasion de se convaincre que le vandalisme était malheureusement encore très-dominant à l'étranger, surtout en Suisse et en Italie. Il fait donc ses réserves sur ce point. Voyez, du reste, l'Appendice à ce fragment.

représentent : de l'architecture religieuse, la réaction gothique a passé dans l'architecture civile; les riches propriétaires se font bâtir des châteaux qui reproduisent exactement les types des différents âges de la féodalité, tandis que les particuliers, les corporations, les diocèses, les comtés, s'imposent les plus grands sacrifices pour conserver dans leur intégrité tous les monuments originaux de ces âges, et pour leur rendre leur aspect primitif. Dans la pauvre Irlande, lorsque le paysan catholique peut dérober aux exactions du clergé protestant et aux clameurs de sa famille affamée quelque chétive offrande, pour la consacrer à élever une humble chapelle auprès des églises bâties par ses pères et que les tyrans hérétiques lui ont volées, c'est toujours une chapelle gothique. Jamais le prêtre de ce peuple opprimé n'est infidèle au type inspiré par le catholicisme, et lorsque la vieille foi du peuple est ramenée par la liberté dans ce modeste asile, elle y retrouve les formes gracieuses et consacrées des demeures de sa jeunesse. En Belgique, pays de véritable foi et surtout de véritable liberté, un des premiers soins du gouvernement national a été d'interdire, par une circulaire aux gouverneurs de province, la destruction de tout monument historique quelconque. En Allemagne, le culte du passé dans l'art et l'influence de ce passé sur les constructions modernes ont atteint un degré de popularité inouï, et promettent à cette contrée illustre d'être la patrie de l'art régénéré, la seconde Italie de l'Europe moderne. Ce culte est universel et triomphe de toutes les différences d'opinions, de religions, de mœurs, qui divisent la race germanique. Le roi de Prusse, souverain protestant et intolérant, prélève sur tout le grand-duché du Bas-Rhin un impôt spécial, nommé impôt de la cathédrale, exclusivement consacré à l'entretien et à l'achèvement graduel de la cathédrale catholique de Cologne, métropole de

« PreviousContinue »