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Lippi, dont la vie romanesque et déréglée est connue, devint le plus ardent imitateur de Masaccio: le premier il osa représenter sa maîtresse, la trop célèbre Lucrezia Luti, avec les attributs de la Reine des anges. Ce seul trait peut faire juger des progrès que le mal avait faits. Cependant il faut avouer que ce Lippi a laissé quelques œuvres dignes d'un meilleur auteur, et M. Rio reconnaît en lui le premier paysagiste de l'école florentine. Cet impudique eut pour disciple l'assassin André del Castagno, plus célèbre par ses crimes 1 que par ses œuvres, fort habile dans la perspective, les raccourcis et les portraits, et qui fut à son tour le maître du nommé Pesello, lequel n'avait point d'égal pour la représentation des oiseaux, des quadrupèdes et des insectes. L'école hollandaise, si chère aux matérialistes des derniers siècles, et la peinture mesquine, qu'on appelle de genre, étaient déjà en germe chez cet homme.

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Mais bientôt Rome offrit aux artistes florentins un théâtre plus vaste et plus glorieux qu'aucun autre. Les grands murs de la chapelle Sixtine leur furent livrés par Sixte IV. On y voit les œuvres de trois peintres qui, quoique sortis de l'école naturaliste de Ghiberti, surent lutter contre les principes de déchéance qu'ils devaient y puiser : d'abord Cosimo Roselli, moins pur au Vatican que dans sa belle fresque de SaintAmbrogio à Florence; puis Botticelli, dont le groupe des Filles de Jethro, au-dessus du trône papal, est un chefd'œuvre de poésie pastorale, et que M. Rio aurait dû placer dans l'école mystique, ne fût-ce qu'à cause de cette seule mais exquise Madone écrivant le « Magnificat, » qu'on voit aux Uffizi à Florence; enfin Domenico Ghirlandajo commença dignement par sa Vocation de saint Pierre les chefs-d'œuvre

Il assassina Antonio le Vénitien, qui lui avait appris le secret de la peinture à l'huile.

dont il devait orner plus tard sa patrie. Nous sommes loin d'admettre toutefois, avec M. Rio, que ses grandes fresques de Santa-Maria-Novella soient les plus magnifiques ouvrages de ce genre que possède Florence. Nous n'hésitons pas à leur préférer non-seulement la chapelle Riccardi Benozzo Gozzoli, mais encore les fresques d'Orgagna dans la même église; cette différence d'opinion donnera aux lecteurs compétents la juste mesure de la distance qui nous sépare de M. Rio. En revanche nous adhérons de tout notre cœur aux éloges qu'il décerne à l'Histoire de saint François, qu'on voit à SantaTrinita, et à l'admirable tableau de l'Adoration des Mages, qui fait l'ornement de l'hospire des Enfants trouvés. Quoique le type de ses vierges soit défectueux et trop bourgeois, il est vrai que Ghirlandajo a surpassé tous les autres peintres de son époque en dehors de l'école mystique. Avant d'en venir à celle-ci, M. Rio juge avec une juste rigueur Filippino Lippi, fils du moine, qui chercha à racheter la honte de sa naissance par la moralité de sa vie, mais qui ne s'éleva jamais très-haut dans l'art; puis Antoine Pollajuolo, qui eut la triste gloire d'introduire dans la peinture l'élément des études anatomiques, et qui s'en servit le premier pour profaner ce noble sujet du martyre de saint Sébastien qui l'a été tant de fois depuis. Son chef-d'œuvre représente un combat entre dix gladiateurs tout nus. Il préparait ainsi les voies à MichelAnge, qui ne trouva rien de mieux que de présenter les saints et même les saintes dans un état de nudité complète, dans ce fameux Jugement dernier dont M. Sigalon ne nous a donné récemment qu'une copie trop exacte.

Avant d'aborder l'école mystique, M. Rio résume, à la fin du cinquième chapitre, les progrès vers le bien et le mal que la peinture avait faits à l'époque où nous sommes arrivés (1490). L'application des lois de la perspective, la meilleure

combinaison de la lumière et des ombres, le charme et la fraîcheur des paysages, en un mot tout le beau côté du naturalisme ne saurait compenser la diminution proportionnelle du goût et de l'intelligence des inspirations vraiment saintes. Certains sujets traditionnels et mystiques, tels que le Couronnement de la sainte Vierge, incompatibles avec le nouveau développement, tombèrent malgré leur immense popularité en désuétude, et finirent par disparaître du répertoire de l'art'. Le naturalisme ne pouvait profiter qu'au genre historique; aussi les livres de l'Ancien Testament furent exploités plus volontiers que l'Évangile, et bientôt l'histoire de Grèce et de Rome le fut préférablement à l'histoire sainte. <<< Les inspirations païennes venaient à l'art de deux côtés à la fois, des ruines majestueuses de l'antique Rome et de la cour des Médicis. Le paganisme des Médicis était né de la corruption des mœurs autant que des progrès de l'érudition..... Que demandait Laurent de Médicis aux premiers artistes de Florence, quand il voulait exercer à leur égard ce patronage si éclairé dont il est fait tant de bruit dans l'histoire? A Pollajuolo, il demandait les douze travaux d'Hercule; à Ghirlandajo, l'histoire si édifiante des malheurs de Vulcain; à Luca

1 C'est là une des mille observations si exactes et si fécondes qui se trouvent dans le livre de M. Rio. En effet, pour peu qu'on repasse dans sa mémoire les différentes écoles de peinture, on s'aperçoit que ce sujet vraiment céleste n'a été fréquemment traité que dans les temps tout à fait chrétiens, et qu'il a été presque entièrement abandonné depuis trois siècles. En France, où il n'y a jamais eu de peinture chrétienne, si ce n'est dans les vitraux et les miniatures des missels, où la peinture proprement dite n'est arrivée que pour participer aux élégantes frivolités de la cour de François Ier, le Couronnement de la Sainte-Vierge est un sujet à peu près inconnu : mais nous espérons que le public français en aura une idée satisfaisante lorsque M. Curmer aura publié le Livre d'Église pour lequel nous avons eu le bonheur d'obtenir des dessins d'Overbeck, au premier rang desquels figurera Marie assise sur le trône de son fils et la tête penchée sur son épaule. Ce Couronnement de Notre-Dame rappelle avec un charme tout nouveau les plus vieilles mosaïques de ce sujet à Rome.

Signorelli, des dieux et des déesses, avec tous les charmes de la nudité, et, par compensation, une chaste Pallas à Botticelli, qui, malgré la pureté naturelle de son imagination, fut en outre obligé de peindre une Vénus pour Côme de Médicis, et de répéter plusieurs fois le même sujet avec des variantes suggérées par son savant protecteur.» (P. 154.) En résumé, si la peinture avait fait depuis Masaccio des progrès rapides en développements externes, elle avait cessé d'être pour un grand nombre d'artistes une des formes de la poésie chrétienne.

Pour nous consoler de cette décadence graduelle dans l'école naturaliste, M. Rio consacre ses chapitres VI et VII à nous montrer les développements de l'école mystique. C'est assurément la partie intéressante et la plus originale de son ouvrage il est le premier et le seul qui ait jusqu'à présent bien nettement distingué les éléments de cette école, et bien hautement proclamé sa gloire. Il commence très-sagement par établir que l'intelligence de cette école n'est plus de la compétence de ce qu'on appelle vulgairement les connaisseurs; qu'elle exige, avant tout, une sympathie forte et profonde pour les pensées religieuses des artistes; que c'est dans la vie des saints bien plus encore que dans celle des peintres qu'il faut chercher la preuve des rapports intimes entre la religion et l'art. Il cite à l'appui de cette assertion des traits touchants de la vie de saint Bernardin, de la B. Humiliane, et un souvenir charmant de ses excursions dans les lagunes de Venise. Il est clair que, pour le catholique, l'école qui a le mieux compris cette relation entre la foi et l'art doit occuper la plus haute place dans la hiérarchie catholique, même quand la combinaison de l'idée avec la forme n'a pas lieu d'une manière précisément conforme aux lois de l'op tique ou de la géométrie. Au quatorzième siècle, tous les

peintres suivaient plus ou moins cette voie; au quinzième, comme nous l'avons vu, le naturalisme envahit Florence; et pour retrouver les peintres qui cherchaient plus haut leurs inspirations et les grouper ensemble, M. Rio parcourt les petites villes de la Toscane, celles de l'Ombrie, et les cloîtres, véritables sanctuaires de la pénitence chrétienne. Il reconnaît que Sienne, envers qui nous l'avons trouvé si injuste, est restée bien plus fidèle que Florence aux vieilles traditions. Il parle de Taddeo Bartolo, auteur de l'histoire de Marie, à la chapelle du Palais public; nous eussions désiré plus de détails sur cette œuvre, et surtout sur le compartiment où l'on voit Notre-Seigneur venant retirer sa mère de son tombeau, sujet traité d'une manière unique par ce grand peintre : c'était un artiste essentiellement original et profond, comme le démontre la curieuse manière dont il a représenté chacune des phrases du Credo sur les stalles de cette même chapelle. Nous excepterons du dédain avec lequel M. Rio traite ses travaux hors de Sienne la délicieuse Madone allaitant son enfant, à l'Annunziata de Padoue. Notre auteur regrette de n'avoir rien retrouvé de ce qu'il fit à Pérouse, à cause de l'influence incontestable qu'il exerça sur l'école ombrienne dont cette ville fut le chef-lieu; la belle Descente du Saint-Esprit, qu'on voit à San-Agostino de Pérouse, ne serait-elle pas de lui?

Mais les miniatures des manuscrits et livres de chœur furent surtout le refuge du spiritualisme dans l'art. Au sein des cloîtres la miniature conserve toute sa pureté primitive, tout en brisant complétement ses entrailles byzantines. Deux ordres monastiques, les Dominicains et les Camaldules, cultivèrent cette branche de l'art avec le plus grand succès : les moines du Mont-Cassin les suivirent de près. M. Rio passe en revue les magnifiques produits de ces écoles que l'on voit

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