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Cette citation n'est pas inutile pour vous faire connaître la manière de M. l'abbé Tapin.

Il exagère un peu la tradition en lui faisant dire que saint Thomas passa au Val le temps assez long qui s'écoula entre sa réconciliation et son départ pour l'Angleterre; puis, du même coup, il circonscrit la période pendant laquelle le prélat aurait pu venir dans le Lieuvin. Des six années d'exil du saint évêque, il se dispense ainsi d'examiner celles qui s'écoulèrent de 1164 jusqu'au 22 juillet 1170.

du

Débarqué à Gravelines, en Flandre, le 3 novembre 1164, saint Thomas passa quelque temps à St-Omer, puis à Soissons, où il fut honorablement accueilli par le pieux roi Louis VII, et de là se rendit à Sens près pape Alexandre III, banni lui-même d'Italie. L'exil du saint archevêque fut une longue Odyssée que je ne puis entreprendre de retracer. L'abbaye de Pontigny fut son asile ordinaire, mais non sa constante résidence, et l'actif et courageux prélat fit de nombreux voyages, tant à la cour de France qu'auprès de tous ceux qui le soutenaient dans sa lutte contre le despotisme de Henri II.

Le Lieuvin, comme le reste de la Normandie, était soumis à l'autorité de ce prince. Un voyage à Lisieux était sans doute une périlleuse entreprise. Cependant, quand on songe au caractère plein de hardiesse et d'activité de saint Thomas, à l'évident intérêt qu'il avait à s'entendre avec l'évêque Arnoult, son ami, au courant de toute son affaire, et très-influent auprès de leur commun souverain, alors on se souvient que la police de ce temps était bien imparfaitement faite sur les grandes routes; elle n'était pas pour prendre ombrage de deux ou trois pauvres moines voyageant

d'abbaye en abbaye, et gagnant, sous le nom qu'il leur plaisait de se donner, le but qu'ils se proposaient.

Démontrer que saint Thomas n'a pu venir à Lisieux pendant les quelques mois écoulés du 22 juillet 1170 au 20 novembre de la même année, ce n'est donc pas démontrer qu'il n'y soit pas venu pendant les six années que dura son long exil.

Cependant, M. l'abbé Tapin démontre-t-il même cela ? N'ayant sous la main ni la Vie quadripartite, ni D. Bouquet, ni D. Luc Dachery, ni Roger de Hoveden, ni Baronius, ni Surius, je ne peux, ainsi que j'en ai prévenu la Compagnie, reprendre à fond l'histoire de saint Thomas; je me contente de suivre l'auteur de la brochure, sans essayer de refaire son travail, convaincu d'ailleurs qu'il n'aura pas négligé ce qui, dans ces auteurs, pouvait servir à sa thèse. Or, voilà les faits tels qu'il les établit.

Le 22 juillet 1170, à l'entrevue de Fréteval, auprès de la Ferté-Bernard, le prélat fit sa paix avec le roi d'Angleterre, et, pendant que Henri II devait faire réparer les torts qu'il avait causés à l'Église, saint Thomas obtint la permission d'aller remercier ceux qui lui avaient donné leur appui pendant sa disgrâce. Ses historiens le montrent à Sens, à Paris, à Tours, à Chaumont près de Blois, puis encore à Sens et enfin à Rouen. Mais ils négligent d'indiquer des dates qui fixent la durée de ces voyages, ni leurs étapes.

M. l'abbé Tapin s'efforce de suppléer à leur silence par des supputations plus ou moins exactes: cela peut surprendre de la part d'un critique assez exigeant pour ne vouloir admettre une tradition, si elle ne s'appuie sur un texte. Mais, à coup sûr, ces calculs de probabilité ne lui donnent guère le droit de prétendre,

comme il le fait page 18, ligne 19, qu'il a suivi jour par jour les pérégrinations de saint Thomas pendant quatre mois; ils n'établissent que fort imparfaitement l'alibi qu'il veut constater, et ils laissent la conclusion de son petit travail trop légèrement établie.

La brochure de M. l'abbé Tapin soulève donc une intéressante question de critique, mais elle ne la résout

pas.

Les traditions ont une valeur réelle qu'une négation appuyée seulement de déductions problématiques ne suffit pas à abolir, et le silence d'un ou de plusieurs historiens sur le fait qu'elles constatent n'est qu'un silence, c'est-à-dire rien.

Qu'il me soit permis de le dire en finissant, les traditions sont des matériaux historiques très-mal mis en œuvre par l'école de dénicheurs de saints. Loin de vouloir les détruire et de chercher ainsi à mutiler l'histoire, dans le prétentieux dessein de la redresser, les véritables érudits cherchent plutôt à recueillir les faits conservés dans la mémoire des populations, à les préciser et à les rattacher aux autres récits du passé.

Le témoignage humain n'a pas besoin, pour conserver sa valeur, d'avoir été matériellement formulé sur une feuille de parchemin; et si, au travers des âges, la tradition s'est quelquefois obscurcie, c'est un travail pieux que de la rétablir et de la fixer, c'est un travail ingrat de chercher seulement à l'effacer et à la détruire.

Gaston LE HARDY.

IV.

NOTES ET COMMUNICATIONS.

Le Fusil primitif.

Dans son Étude sur une Charte relative à une grande ville de bois, insérée au tome XXV de nos Mémoires, M. Puiseux rattache à une expédition conduite par l'amiral de France Jean de Vienne, en 1385 la plus << ancienne mention de l'arme qui, de perfectionne«ments en perfectionnements, est devenue le fusil « moderne, Jusqu'à présent, dit-il, on n'en a pas fait << remonter l'usage au-delà de l'année 1411, où l'on « voit, d'après Juvénal des Ursins, 4,000 canons et «< couleuvrines figurer dans l'armée du duc d'Orléans. « Il est évident, pour le P. Daniel, que cela doit s'en<< tendre de pièces de petit calibre, analogues à ces « gros mousquets dont on se servit depuis en les ap« puyant sur des fourchettes, et cette conjecture me << paraît confirmée par la mention faite par le même « Juvénal, à l'année 1414, de canons à main. Or, voici, << ajoute M. Puiseux, une pièce authentique qui montre « Jean de Vienne employant, en 1385, des canons por«tatifs jetant plomb. C'est là, trente ans plus tôt qu'on « ne le pensait, le mousquet primitif. Il en est de même << de presque toutes les inventions du moyen-âge, etc.,

« etc. >>

Je vais commencer par enchérir sur M. L. Puiseux, et cependant je finirai par me séparer de lui,

Notre savant confrère ne niera pas que canon à main ne soit au moins aussi énergique que canon portatif pour signifier le mousquet primitif. Il voit lui-même ce mousquet dans les canons à main de 1414; et il est certain que, des expressions ci-dessus employées, c'est celle dont on peut le mieux abuser.

Mais ces canons à main, ce n'est pas seulement en 1385 que je les vois, c'est près de trente ans plus tôt. En 1358, Etienne Marcel fait mettre à l'Hôtel-de-Ville l'artillerie du Louvre qu'on se disposait à conduire à Meaux; et dans l'ordre émané de lui, où cette artillerie est détaillée, figurent trois canons à main ou futez, et deux sans feust (Voyez l'Histoire de l'Hôtel-de-Ville de Paris, par M. Le Roux de Lincy, 1r partie, p. 234).

La question d'époque est donc vidée contre 1385 au profit de 1358, jusqu'à ce que 1358 le cède à son tour à quelque autre date..... pour ce qu'on appelait les canons à main.

Mais j'incline fort à penser que ni canon à main, ni canon portatif, ni couleuvrine, ne signifient le mousquet, tout rudimentaire qu'on le suppose: je veux dire qu'aucun de ces mots n'exprime l'arme à feu qui se décharge, étant tenue par l'homme. Je crois que tout cela a trait à des canons d'assez petite taille pour être déplacés manuellement (1), mais je ne veux que montrer cette question à ceux qui seraient disposés à l'approfondir: je ne le suis pas pour le moment.

Je leur recommanderai seulement un document qui pourrait leur échapper. C'est un article publié par la Revue Anglo-Française, en septembre 1834, sur un

(1) Notez cette synonymie donnée par Marcel: ou futez: ce qui veut dire sans doute que leur affût permettait de les remuer même à bras,

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