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les vêpres, le fils de Aux-Epaules, seigneur de SteMarie-du-Mont, accompagné de plusieurs complices, était entré dans l'église de cette paroisse, la rapière au côté, le chapeau sur la tête et tenant à chaque main un verre rempli de vin. La bande avait pénétré jusqu'au sanctuaire, en blasphémant le nom de Dieu, et avait traité le curé d'hypocrite et d'idolâtre. Le curé envoya le 28 août un rapport au chapitre de la cathédrale, qui le consigna sur ses registres, adressa, en conséquence, ses observations à l'archevêque de Rouen et l'informa que l'hérésie gagnait le diocèse de Coutances et s'y étendait comme un cancer.

Deux ans plus tard, au mois d'août 1560, le même chapitre constate qu'en beaucoup de lieux les hérétiques brisent les images, et enjoint aux horoscopes de fermer les portes de la cathédrale à 11 heures du matin et à quatre heures du soir.

Vers la fin de l'année suivante, on prévient les chanoines que des étrangers armés ont pénétré dans la ville, que deux fois dejà leurs prédicateurs ont parlé publiquement et qu'ils se préparent à le faire

encore.

Enfin, à Pâques de cette même année 1561, Gilles de Gouberville lui-même note qu'on a prêché à St-Clément, et que son cousin du Quesney, M. de Ste-Marie-du-Mont, sa femme et plusieurs autres ont entendu le sermon dans la cour du presbytère. Personne n'imaginait qu'il fût question là d'un sermon catholique ou de fidèles orthodoxes.

On voit, par ces exemples, que le seigneur du Mesnil devait être plus instruit qu'il ne désirait en avoir l'air.

Quoi qu'il en soit, ce fut surtout à partir de 1562

qu'une fièvre ardente s'empara du Cotentin et que Gilles de Gouberville laisse apercevoir ses angoisses. Dès le 27 avril, l'abbé de Cherbourg faisait transporter les meubles du monastère dans la ville d'où l'on chassait, comme suspects d'hérésie, les « juges, les << avocats et les plaideurs. >>

Les ravages avaient commencé au mois de mai à Falaise, à Caen, à Bayeux; ils s'étendaient bientôt jusqu'au delà de la Vire. Nous n'avons pas ici à suivre M. Tollemer dans l'analyse patiente de ces notes tracées sous l'influence même des événements et qui nous en apportent comme un vivant écho; il faudrait un volume pour exposer et coordonner dans un récit méthodique ces curieuses révélations.

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Ce que nous pouvons constater, c'est que notre gentilhomme était loin d'être rassuré. De quel côté le portaient ses inclinations secrètes ? nul ne le sait; il ne faisait ses confidences à personne. Autour de lui les deux tiers de la noblesse penchaient vers la réforme. Dans le Bessin, où il se rendit lorsque les environs de Valognes ne lui parurent pas offrir une entière sécurité, il lui arriva plus d'une fois d'aller au prêche; -il y en avait à Bayeux, à Etréham; il y alla aussi à Carentan; mais quand il était à Cherbourg ou au Mesnil il faisait ses pâques en bon catholique. II espérait ainsi contenter tout le monde. Ces intentions conciliantes ne le mirent cependant pas à l'abri de quelques petits désagréments. Le maréchal de Matignon n'était pas d'humeur facile; il manifestait peu de sympathies pour ces politiques circonspects qui, au XVIe siècle, comme en d'autres temps, attendaient le succès d'une cause avant de l'embrasser; il menaça plusieurs fois de passer par le manoir avec une compagnie de ses « papistes >> et

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le maître crut qu'il était prudent, quoiqu'il ne se sentit ་ en rien faulteur »> -il le déclare,- « de cacher ses coffres et autres meubles morts, de faire seller et brider ses chevaux, et de les envoyer au bois avec une provision de foin et d'avoine. » Le duc de Bouillon qui représentait le parti politique, ou, comme on le disait alors, le parti de la reine, arriva heureusement dans le Cotentin et rendit un peu de calme au pauvre gentilhomme, que sa tolérance en matière de foi mettait entre l'enclume et le marteau, entre Matignon, appuyé sur les masses populaires, et Montgommery, qui, assisté de Ste-Marie, de d'Aigneaux, de Colombières et de tous ses Christandins, c'était le nom des huguenots dans le pays, suppléait au nombre par l'audace et par la violence.

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En fin de compte, Gilles de Gouberville, après avoir philosophiquement supporté plusieurs avanies, dut se résigner en pleine audience du baillage à Valognes, à confesser avec serment sa foi sincère et inébranlable en la sainte église romaine, catholique et apostolique. Le lieutenant du bailli ne lui en demandait même pas tant; mais que n'aurait-il pas fait pour retrouver ses champs, ses prés, ses bois et son repos! Beaucoup d'autres n'en firent pas moins après lui, ainsi que l'attestent les listes des abjurations des nobles du Cotentin conservées à la Bibliothèque nationale.

Tel est, très-incomplètement et aussi, nous le craignons, trop longuement analysé, le livre dont M. l'abbé Tollemer a enrichi la collection des travaux historiques sur la Normandie; nous devons savoir un grand gré à l'auteur de l'avoir publié même dans une mesure restreinte. Il appartient à la Société des Antiquaires d'examiner s'il ne conviendrait pas qu'elle achevât

l'œuvre commencée, en publiant à son tour dans ses mémoires le texte même du manuscrit, soit dans son intégralité, soit dans une mesure qu'elle apprécierait. Nous sommes convaincu que M. de La Gonnivière ne refuserait pas son assentiment, et M. Tollemer son concours à cette entreprise, digne d'eux et de notre Société. Les considérations qui arrêtent un simple particulier n'ont pas pour une compagnie la même gravité; le point de vue, d'ailleurs, est essentiellement différent. Nous sommes en présence d'un document original, exclusivement normand et unique en son genre, nous le croyons. La savante étude que nous avons essayé de faire connaître en est le commentaire complet et désormais inséparable, ou mieux la synthèse anticipée; mais, tout en le reproduisant au vif dans ses traits les plus saillants et dans sa véritable physionomie, elle ne le remplacerait pas si, ce qui arrivera tôt ou tard, il venait à être perdu. Il y a là un monument normand à conserver. Notre illustre directeur, M. Guizot, nous disait récemment que notre mission est de sauver nos ruines; le manuscrit du gentilhomme du Cotentin au XVIe siècle, n'est pas la moins précieuse de celles qui nous restent. C'est à nous de décider si celle-là, après tant d'autres, sera condamnée à disparaître.

Gustave DUPONT.

Un manuscrit Bourguignon égaré en Normandie,

Dans le courant de l'année 1858, un heureux hasard nous fit rencontrer chez un libraire, un manuscrit de droit français, dont un rapide examen nous permit de constater l'intérêt. Ce curieux recueil, rédigé

par ordre alphabétique et dont tous les feuillets sont loin d'être remplis, est intitulé: Adversaria Edmundi Lemulier apud Mandubios patroni. Ainsi que ce titre l'indique, ce n'est pas à proprement parler un cours de droit ou un choix de questions controversées, mais bien une sorte de registre domestique, sur lequel l'auteur, M. Lemulier, avocat à Semur-en-Auxois et bailli de Ragny, a consigné au jour le jour, sous différents titres, les consultations qu'il avait données, les jugements qu'il avait rendus et souvent même quelques-uns des événements dont il avait été témoin. Ces derniers détails, auxquels notre praticien attachait vraisemblablement fort peu d'importance, suffiraient à conserver à ces lignes, écrites hâtivement et sans prétention, une certaine valeur au point de vue des informations locales.

Bien que Lemulier soit très-sobre de renseignements en ce qui le concerne, il est aisé de voir qu'il appartenait à une bonne famille de la bourgeoisie semuroise. Un de ses cousins, messire Abraham Lemulier, était chanoine et devint plus tard grand-chantre de Vaulieu ; et sa nièce, Jeanne Lemulier, avait épousé le bailli de Noyers, Nicolas Bunetier. L'élection d'Abraham à la dignité de chantre, fournit à son parent l'occasion d'exposer la question fort controversée des élections aux fonctions ecclésiastiques, et la mort de la dame Bunetier l'amena tout naturellement à rechercher les diverses applications dont la loi sur la Quarte Falcidie était susceptible. Sans ce côté juridique, il nous paraît certain que les deux particularités généalogiques que nous venons de signaler nous seraient restées inconnues. Les indications de nature à permettre d'apprécier l'importance de la situation de Lemulier comme

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