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berge où l'on descend, la dépense de chaque repas, de chaque journée pour les hommes et leurs montures. Malheureusement le voyageur se montre fort discret sur ce que le solliciteur fit à Blois pendant un séjour de plusieurs semaines et sur ce qu'il vit à la Cour. Il y assista pourtant à des fêtes où étaient le roi, la reine, le dauphin qui fut François II et sa jeune femme à laquelle on conservait son titre de reine d'Écosse. Il nous raconte comment son compagnon Cantepie étant monté sur un coffre pour mieux voir un tournoi qui se tenait, le jour de la Chandeleur, dans la cour du château, s'enfonça un clou « dedans le pied. » Comment un autre jour, le mardi gras, dans un bal qui se termina à huit heures, la gouvernante de Marie Stuart, se sentant trop fortement pressée au milieu de la foule << donna sur la joue à un garçon » qui se trouvait près d'elle et qu'elle prît pour le coupable; et enfin, comment un certain écuyer nommé Petit-Jean, qui, assez souvent, se chauffait dans les cuisines du roi avec Gilles de Gouberville, s'amusait à mettre des « aulx dans les cache<< nez des demoiselles d'une dame de la Cour, » dont le nom est soigneusement biffé sur le manuscrit.

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Ces incidents sont des plus futiles et le solliciteur normand se préoccupait, à coup sûr, d'affaires plus sérieuses; mais on en peut tirer cependant quelques observations intéressantes sur l'état des habitudes et des mœurs au XVIe siècle chez les classes les plus élevées de la société.

Le gentilhomme rentra dans son manoir le jeudi 5 mars 1555, peu satisfait, semble-t-il, de son excursion qui avait duré quarante-trois jours, lui avait coûté 108 livres 8 sous 6 deniers, sans compter les fonds

secrets, et ne lui avait rapporté rien, que la confirmation, moyennant finances, de sa charge de lieutenant. Son concurrent et son voisin, le sieur d'Arreville, avait été plus heureux, plus habile ou plus généreux (car tout se vendait et s'achetait à la Cour de Henri II); c'était à lui qu'était échue la place de maître des eaux et forêts.

M. l'abbé Tollemer, après avoir recherché, toujours bien entendu d'après les notes du manuscrit, quelles étaient les fonctions d'un lieutenant de cette administration, quelles prérogatives elles donnaient à celui qui les exerçait et quels devoirs elles lui imposaient, consacre un chapitre à la marine.

Sous ce rapport, nous ne savons si le Cotentin a beaucoup gagné; il régnait, dès cette époque, dans ses petits ports une activité, et dans sa population maritime une énergie et un esprit d'initiative qui n'y existent plus. Le cabotage, favorisé par l'absence ou le mauvais état des routes de terre, se faisait entre tous les points du littoral jusquà Bernières, Caen, Rouen, Fécamp et Dieppe. Pour venir dans le Bessin on prenait fréquemment la voie de mer.

On armait aussi des navires pour le long cours; il en partait de Barfleur qui allaient sur les côtes d'Afrique, à la Malaguette ou à la Maniguette, selon le mot adopté par le sire de Gouberville, et qui en rapportaient de l'ivoire, des aromates, des épices, etc. Il en partait de Cherbourg pour le Pérou, découvert depuis 30 ans à peine.

Mais le genre d'expédition le plus en faveur à l'extré mité de notre presqu'île était la course. Les vieilles traditions de la guerre de cent ans n'étaient pas perdues; il ne fallait qu'une occasion pour en réveiller

le souvenir et faire reparaître ces corsaires qu'aucune aventure n'étonnait et qu'aucun péril n'effrayait. Depuis longtemps déjà ils couraient sur les Impériaux; en 1557, Marie Tudor étendit le cercle de leurs exploits, en déclarant la guerre à la France dans l'unique but de venir en aide à son mari, Philippe II.

Aussitôt les marins normands recommencèrent la lutte qui reprenait si facilement son caractère national. En 1558, un certain capitaine Malesard annonça qu'il allait s'embarquer pour le Pérou; il n'eut pas à attendre son équipage qui se recruta rapidement dans les villages voisins de Cherbourg; le demi-frère Symonnet voulut lui-même être de l'entreprise. On n'eut pas besoin de traverser l'Atlantique pour gagner le Pérou. Le 20 juin au soir, l'expédition partit et le lendemain au matin, le capitaine Malesard s'emparait d'Aurigny, entassait à son bord tout ce qu'il pouvait y faire entrer de chevaux et de bestiaux et revenait le 23 à Cherbourg où il vendait le tout au plus offrant et dernier enchérisseur.

Le sire de Gouberville, en apprenant ce victorieux résultat, ne résista pas à la tentation d'essayer aussi sa fortune. Le 2 juillet, il alla à son tour, avec sa compagnie ordinaire, visiter la nouvelle conquête de son ami le capitaine. Il y passa le dimanche et y fit grand chère. » Dès le lendemain il revint chez lui, les Anglais ne paraissant pas disposés à le laisser tranquille à Aurigny. Il ne dit pas s'il rapporta quelque chose de sa campagne, mais on vendit quelques juments amenées de l'île anglo-normande, dont le prix ne fut pas payé loin du Mesnil-au-Val.

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Un autre capitaine, nommé Pater-Cappon, recherchait particulièrement les Flamands. Un filleul de

Gilles de Gouberville, le sire de Raffoville, monté sur son navire fit aussi des prises dont la valeur s'éleva jusqu'à 200,000 ducats, c'est-à-dire, à une somme d'au moins 500,000 livres, en suivant l'évaluation la plus modérée.

De semblables dispositions partagées par toutes les classes sociales étaient de nature à faire prévoir que la révolution religieuse qui, depuis plus de trente ans, s'avançait du fond de l'Allemagne et dont les menaces grandissaient chaque jour, trouverait dans le Cotentin un terrain trop bien préparé. Des habitudes violentes, l'esprit d'aventure, le goût du gain facile, une extrême liberté de mœurs, un instinct d'opposition politique invétérée, la soif de l'indépendance locale, tout cela existait au plus haut degré dans notre Basse-Normandie du XVIe siècle et non-seulement parmi la noblesse et la bourgeoisie, mais aussi et malheureusement là où les conséquences en devaient être les plus funestes,parmi les membres du clergé lui-même.

Sur ce point, et tout en y apportant une grande réserve que nous imiterons, M. Tollemer a extrait du manuscrit des indications très-précises qui nous montrent les étranges abus qui régnaient dans l'Eglise et qui peuvent, non pas justifier, du moins expliquer jusqu'à un certain point, les excès odieux dont ses ennemis doivent porter la responsabilité devant l'histoire.

Nous passerons donc, sans y insister davantage, sur les chapitres relatifs à l'état du clergé, aux curés, aux présentations aux cures, aux pèlerinages et à quelques autres articles accessoires, et nous nous arrêterons au dernier chapitre, qui traite des guerres de religion.

Ce chapitre suffirait à lui seul pour donner au manus

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crit du gentilhomme normand un intérêt de premier ordre, et le savant auteur qui l'étudie est en droit d'affirmer qu'il contient les éléments d'un épisode inédit des guerres de la réforme dans notre pays. Il ne s'y rencontre, avons-nous besoin de le remarquer, aucun jugement sur les événements; le caractère prudent de son rédacteur ne le comportait pas; il n'y a que des notes concises, parfois un peu obscures avec intention, souvent d'une forme évidemment très-étudiée et jetées çà et là entre la mention d'une affaire de ménage ou d'un travail agricole et la nouvelle plus insignifiante encore d'un événement domestique. Il semble même que Gilles de Gouberville hésita longtemps avant de confier à son journal, que pourtant il ne communiquait sans doute à personne, un souvenir de ces choses nouvelles qui l'inquiétaient et qui troublaient la paix un peu égoïste de sa vie.

C'est seulement, en effet, le 27 mars 1562 que paraît la première note où il soit question des troubles. Ce jour-là « le prothonotaire de Sasne, conta comme « M. de Guyse avoyt, aynsi qu'on disoyt, tué un « ministre de l'église réformée. Il s'agissait, on le devinė, du massacre de Vassy, arrivé le 1er de ce même mois de mars 1562, et qui fut le signal de la guerre civile.

Or, il y avait plusieurs années déjà que, dans le Cotentin, il régnait une profonde agitation dans les esprits, et qu'il y avait eu des manifestations séditieuses sur divers points de son territoire. Ainsi, pour ne citer que quelques faits de détail, dont nous pouvons attester l'exactitude, puisque nous les avons puisés nous-même aux sources authentiques, dès le mois d'août 1558, le jour de l'Assomption, pendant

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