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M. E. Lefèvre-Pontalis prononce ensuite le discours suivant (1):

MESDAMES,

MES CHERS CONFRÈRES,

Au moment où la Société française d'Archéologie revient à son berceau pour fêter le soixante-quinzième anniversaire de sa naissance et pour pratiquer le culte du souvenir à l'égard de son fondateur Arcisse de Caumont, n'a-t-elle pas le droit de s'écrier:

Après un long circuit sur les routes de France,
Vieille et jeune à la fois, le cœur plein d'espérance,
Portant allègrement le poids de chaque année,
Je reviens triomphante aux lieux où je suis née.

Jamais un de nos Congrès n'a réuni, comme celui de Caen, trois cents adhérents, et j'espère bien recruter le millième membre d'ici à la fin de l'année. Pour être à la hauteur de sa tache, notre Société a dû perfectionner sans cesse son organisation. Grâce au zèle et aux efforts soutenus de mes chers collaborateurs, nous pouvons bien augurer de l'avenir et du succès des prochaines sessions.

La ville de Caen se prêtait tout particulièrement à la réception de nos chers confrères qui sont venus de tous les points de la France, aussi bien de la Picardie que du Midi, afin de se solidariser avec les Normands. Cette grande cité, depuis quelques années, s'est décidée à suivre les conseils du Touring-Club en ce qui concerne l'hygiène dans les hôtels. Mais elle offre une chose infiniment plus précieuse pour les archéologues qui ne sont pas difficiles sur les gîtes qu'il faut savoir accepter quand on a le feu sacré; elle nous offre une série incomparable de monuments qui vient compléter ce que nous avons vu jusqu'ici, aussi bien pour l'époque romane avec les églises de Saint-Étienne, de Saint-Nicolas et de l'Abbaye-aux-Dames, que

(1) Je tiens à remercier très cordialement notre confrère M. J. Depoin d'avoir bien voulu sténographier mon discours. E. L.-P.

pour l'époque gothique, avec la belle église de Saint-Pierre et tous les autres édifices religieux que nous allons admirer. Vous trouverez ici un ensemble incomparable de monuments qui, à juste titre, pourrait exciter la jalousie de beaucoup de villes de France: c'est un véritable cours d'archéologie qu'on peut suivre jusqu'à la Renaissance, en passant par cette admirable période gothique qui a laissé tant de fleurs dans les campagnes normandes.

Jetons un regard en arrière pour voir le chemin parcouru depuis le 23 juillet 1834, date mémorable qui est le début d'une ère nouvelle. Nous avons parcouru toute la France; il n'y a aucune province qui n'ait eu le plaisir de nous posséder quelques instants. Sans doute nous nous faisons trop rares en tel ou tel endroit et très souvent d'aimables confrères m'écrivent: Quand donc viendrez-vous nous visiter? C'est que nous sommes obligés, en raison de notre organisation complexe, de donner la préférence aux villes qui possèdent des richesses artistiques et qui sont outillées pour nous offrir l'hospitalité. C'est pour cela qu'après Caen, Avignon, Angers et Reims auront le plaisir de nous recevoir.

La mémoire de M. de Caumont est restée vivante dans son pays. Son œuvre, vous la connaissez, mais je tiens à la retracer brièvement avant d'inaugurer la plaque que la Société française d'Archéologie, d'accord avec l'Association Normande, a fait poser à Bayeux sur sa maison natale.

Ce qui a dominé l'œuvre de Caumont, c'est la lutte contre le vandalisme. Au moment où il a fondé la Société française d'Archéologie, les ruines s'amoncelaient de toutes parts. Pour comprendre le rôle de celui qui prit une si généreuse initiative, il faut se reporter à l'époque où la Commission des Monuments historiques n'existait pas, où la plupart des sociétés savantes n'étaient pas encore fondées, où, il ne s'agissait pas encore d'étudier les monuments, mais de les découvrir et de les faire connaitre pour les signaler à ceux qui avaient mission de les sauvegarder et de les entretenir.

C'est à cette tâche que se dévoua M. de Caumont, au milieu de difficultés dont on ne se fait guère une idée aujourd'hui. Ce n'est plus un voyage de venir à Caen dans un express, tandis qu'à

l'époque des diligences et des mauvais chemins, combien de journées devaient être perdues! Néanmoins, notre fondateur sut trouver le temps de diriger la Société française d'Archéologie et l'Association Normande, de s'occuper de géologie, d'envahir, comme ses ancêtres,-- toute la Gaule avec ses amis pour y porter la bonne parole archéologique.

Il fut le créateur de ces Congrès qui ont eu de si brillantes destinées. Il fonda le Bulletin Monumental pour y propager les idées qu'il avait semées. Il ne voulut pas que sa Société fût exclusivement normande. C'est pour cela qu'il l'appela Société française d'Archéologie, pour faire rayonner son influence sur toutes les parties de notre territoire. Il écrivit un ouvrage en cinq volumes,la Statistique monumentale du Calvados, où on trouve aujourd'hui tant de renseignements intéressants sur des églises disparues ou sur des monuments qui ont subi des restaurations malencontreuses.

« Je travaille, disait M. de Caumont dans un de ses ouvrages, pour ceux qui ne savent rien, pour ceux qui n'ont pas épelé dans les grands livres ». Voilà de nobles paroles dont je me suis toujours inspiré. Quel que soit l'agrément de parler devant un auditoire comme celui qui m'entoure, le rôle de votre directeur n'est pas de prononcer des discours et des toasts à jet continu ou d'organiser des voyages à prix réduits. Il doit avant tout payer de sa personne, enseigner l'archéologie et donner l'exemple du travail. Aussi, quand, au milieu d'explications techniques, je me crois obligé d'intercaler quelques notions élémentaires d'architecture, comme si j'étais devant mes élèves, j'estime que je fais une œuvre utile entre toutes, car il s'agit de former dans les Congrès une nouvelle génération capable de disséquer nos monuments et digne de succéder à ses aînés. Ceux qui ont gagné leurs chevrons dans la carrière archéologique ont été bien heureux de rencontrer des maîtres pour les encourager et pour leur apprendre les premières notions de l'art du moyen âge.

M. de Caumont fut lui aussi un professeur. Pendant trois ans, son cours d'Antiquités monumentales attira l'élite des archéologues normands. Quelles difficultés il eut à vaincre pour expliquer à ses auditeurs la façon de dater les édifices par leur style, sans avoir les ressources de la photographie et des projections!

L'Abécédaire est le reflet de cet enseignement si clair qui savait réduire à un certain nombre de types la classification des monuments afin de ne pas surcharger la mémoire du lecteur et de ne pas effaroucher les débutants.

Mais un tel apôtre trouve bien rarement un successeur capable de continuer son œuvre dans le pays où il a vécu. Tandis qu'à Rouen, à Évreux et ailleurs les archéologues se multiplient, nous constatons avec regret qu'ils sont très rares dans le Calvados, où cependant toutes vos églises rurales seraient dignes de faire éclore des nouvelles monographies. Nous sommes venus ici pour recruter des jeunes gens, pour les enrôler dans nos rangs, pour faire sortir des travailleurs du vieux sol normand et pour leur communiquer le feu sacré qui nous anime,

Arcisse de Caumont publia le premier manuel qu'il a perfectionné dans plusieurs éditions, mais il faut bien avouer que l'archéologie a fait d'énormes progrès depuis sa mort. Je tiens donc à féliciter trois de nos confrères qui nous ont dotés de manuels au niveau de la science moderne. M. Joseph Déchelette, inspecteur divisionnaire de notre Société, vient de faire paraître un premier volume d'un intérêt capital sur l'archéologie préhistorique, qui sera suivi de deux autres consacrés à l'âge du bronze et aux antiquités gallo-romaines. Son immense labeur ne peut se comparer qu'à celui d'un membre de notre Comité d'honneur que je suis heureux de voir sur cette estrade, M. Camille Enlart. Il a assumé la lourde tâche de rédiger un manuel d'archéologie religieuse, dont deux volumes ont paru, qui embrassera tout l'ensemble de l'architecture religieuse, civile et militaire, aussi bien que l'iconographie et le mobilier. C'est une bonne fortune pour une Société comme la nôtre de compter dans ses rangs des travailleurs qui ne reculent pas devant une pareille entreprise et qui continuent l'œuvre commencée par Caumont.

L'un de nos meilleurs archéologues, M. Brutails, archiviste de la Gironde, a fait paraître cette année un manuel plus court que ceux dont j'ai parlé et qui peut rendre de sérieux services aux débutants. C'est là l'écueil de l'archéologie, qui est une science attrayante mais difficile. Jadis elle pouvait intéresser des auditoires plus populaires que celui qui m'écoute en ce moment. Aujourd'hui il ne suffit plus de faire de l'archéologie avec de

grandes phrases, de faire de la poésie sur les ruines des vieux monuments: il faut étudier les textes et se lancer dans des dissertations techniques très délicates; il faut savoir faire des relevés, prendre des photographies; de sorte que l'archéologue idéal est un type impossible à imaginer, car le temps passé à dessiner lui ferait défaut pour faire des recherches et prendre des

notes.

C'est dans l'alliance si heureuse et si féconde qui s'est manifestée dans la Société française d'Archéologie, des techniciens et des archéologues, des architectes et des écrivains d'art que nous pouvons publier aujourd'hui des volumes si substantiels et organiser pendant l'hiver des conférences si instructives.

J'avais offert à l'illustre savant dont la Normandie a le droit d'être fière, à M. Léopold Delisle, la présidence de cette séance d'ouverture, mais il s'est excusé par une lettre touchante dont je tiens à vous donner lecture.

Paris, le 13 mai 1908.

MON CHER CONFRÈRE ET AMI,

Je suis vraiment touché du témoignage d'amitié que vous avez songé à me donner. Il m'est malheureusement impossible d'y répondre par une acceptation. Moralement et physiquement je ne suis plus en état de présider une séance publique et solennelle à l'ouverture de votre Congrès.

Je ne dois plus sortir de la retraite absolue qui m'est imposée, à laquelle je me résigne, heureux encore de pouvoir y vivre de souvenirs, absorbé dans l'achèvement de travaux entrepris depuis bien longtemps, en applaudissant de loin aux progrès des études historiques et archéologiques, à ceux-là surtout qui se produisent en Normandie et perpétuent dans cette province les traditions créées par un maître, il y aura bientôt un siècle.

Vous comprendrez, je n'en doute pas, mon cher confrère et ami, les sentiments qui m'animent et vous serez assez bon pour agréer mes excuses en même temps que mes remerciements pour l'insigne honneur que vous pensiez me faire conférer dans une ville qui m'est chère à bien des titres et dont les Sociétés savantes

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