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intérêt donne une nouvelle pénétration à son intelligence: et on sent à plus d'un trait qu'elle est indignée. L'émigration, en éloignant bon nombre de serviteurs qui auraient été nécessaires, laissait la place tantôt à des hommes de bonne volonté, mais de peu de moyens, tantôt à des intrigants, que la moindre épreuve convainquait d'incapacité ou de trahison : elle avait aussi le malheur de promettre plus qu'elle ne pouvait tenir; et alors elle encourageait les propos indiscrets des amis des princes restés à la cour. Un jour madame Campan eut à reprendre quelques jeunes femmes imprudentes qui, devant des officiers de M. de la Fayette, parlaient de lui comme d'un rebelle et d'un brigand. Elle voulait bien qu'on le tînt pour un rebelle, mais un de ces rebelles avec qui les rois sont bien obligés de traiter. Cet esprit de prudence que lui conseillait madame de Montmorin ne voulait pas qu'on parlât si haut et si durement d'un factieux puissant. Telle était la rude condition des choses. De ces serviteurs que la reine achetait à prix d'or ou gagnait à force de dignité et de malheur, l'un, Mirabeau, mourait comme d'un coup de foudre; l'autre présumait trop de ses forces, il ne pouvait plus arrêter le torrent qu'il avait déchaîné: il n'y avait point là de secours pour le roi; il n'y en avait point davantage dans ces constitutionnels, toujours en défiance, qui défendaient le palais et la personne du roi, parce que c'était écrit dans la constitution, mais qui se seraient battus contre le parti, s'il s'en était encore trouvé, qui eût voulu l'autorité souveraine. Et cependant les esprits passionnés pour la république, nourris de la lecture des philosophes et des politiques, fiers des droits des peuples, marchaient à l'assaut du pouvoir; derrière eux, les emportait pour les dévorer ensuite, la populace violente, asservie à des chefs abominables. Aux Tuileries, on vit dans de continuelles alarmes : madame Roland au ministère couchait avec un pistolet sous son chevet: au palais du roi on craint le poison dans la pâtisserie qu'il aime, un coup de poignard dans les fêtes où l'invite la nation. Les antichambres sont partagées, et de deux serviteurs qui se rencontrent, il y en a un qui est ennemi du maître deux citoyens de la garde nationale rai

par

sonnent de la constitution et se battent pendant leur faction à la porte de la chambre de la reine, tenue toujours ouverte ordre de l'assemblée. Sans ressources comme sans espérances au dedans, le 10 août vint les surprendre qu'ils comptaient encore sur les secours de l'étranger, extrémité cruelle qui leur donnait un air de traîtres et ne prêtait aucun secours à leur impuissance.

La vérité des détails, dit madame Campan, fera le mérite de mes écrits. Son livre n'est le fruit ni de l'ambition ni de l'amour-propre. Au moment d'être si tristement ramenée à Paris, où elle devait trouver la mort sur l'échafaud après de si amères épreuves, la reine lui avait adressé ces affectueuses paroles en lui donnant sa main à baiser : « Je veux vous faire <«<loger aux Tuileries: venez, ne me quittez plus; de fidèles <«< serviteurs, dans de semblables moments, deviennent d'u<«< tiles amis. » De ce jour elle avait autant que possible partagé et ressenti toutes leurs angoisses, le jour, la nuit, assise à leurs côtés, troublée de leurs craintes, ouverte à leurs espérances, si parfois un rayon venait luire. Elle voudrait bien que Louis XVI et Marie-Antoinette eussent eu le temps de redire ce qu'ils étaient, quelle vie ils menaient dans cette cruelle prison de leur palais; quels sentiments ils nourrissaient pour la France, c'est qu'on les eut laissés vivre. Elle se serait tu devant leurs témoignages plus autorisés que le sien. Mais, sans se placer sur la même ligne que ces illustres et chères victimes, elle a essayé de retracer d'une plume facile, avec une émotion triste et non colère, le tableau simple et vrai d'événements dont elle avait jour par jour ressenti les alarmes. Elle aimait ses rois d'un amour sincère et comme ils voulaient être aimés; elle ne transigea pas dans ses souvenirs avec sa foi politique. Pourtant, dans la sévérité des jugements qui lui font condamner les excès, on ne trouve aucun de ces accents que passionnent d'ordinaire les temps de luttes opiniâtres. Elle met sa fidélité à placer ses maîtres au-dessus des violences dont ils ont été les victimes. Elle leur rend la douceur et le calme qu'ils portent en face de crimes qui font fré- . mir. Un autre caractère encore de ces mémoires, c'est la dé

licatesse des remarques elles témoignent partout que c'est une femme qui parle d'événements terribles et qui sent tout ce qu'ils renferment de menaçant. Le 17 juillet 1789, le roi était venu à Paris se montrer à la population encore émue des scènes du 14; et sur les marches de l'Hôtel de ville il avait reçu des mains de Bailly la cocarde aux trois couleurs celui-ci avait dit : « Henri IV avait conquis son peu«< ple, et ici c'est le peuple qui a reconquis son roi. » Beaucoup de gens avaient trouvé matière à espérer d'une telle parole; la reine n'y voyait qu'une phrase d'académicien <«< qui la blessait autant qu'elle l'affligeait. » A ce mot de conquête, prononcé par le maire de Paris, un tel jour, sur le seuil de son hôtel de ville, elle comprenait que les rôles allaient changer et que le peuple prétendrait bientôt être le maître. Madame Campan ne marque pas autrement l'inutilité des complaisances du roi pour la puissance nouvelle qui aspirait à le remplacer, et elle écrit ces lignes sobres et mesurées qui donnent la juste idée de son livre : « Cinq jours après le « voyage du roi à Paris, le départ des troupes et l'éloigne<«<ment des princes et des grands, dont l'influence semblait <«< inquiéter le peuple, un attentat horrible commis par des << assassins soudoyés (le meurtre de Foulon et de Berthier) << prouva que le roi avait descendu les degrés de son trône, << sans avoir obtenu de réconciliation avec son peuple. »> Tout son esprit ou plutôt tout son cœur est là. Formée par l'affection et les regrets, elle ne se souvient ni de l'italien qu'elle a appris de Goldoni ni des leçons de lecture et de bel esprit que lui donnaient à l'envi Duclos, Marmontel et Thomas. La vie et ses épreuves lui sont de meilleurs maîtres : elle n'en reconnaissait pas d'autres à l'heure où elle écrivait.

J'ai choisi dans deux camps ennemis ces témoins des mêmes événements, deux femmes, toutes deux vivement éprouvées par les révolutions qui s'accomplissaient. Il était facile de citer bien d'autres livres inspirés par les mêmes sentiments, diversement modifiés par les circonstances et les conditions. Ce fut le temps où les mémoires se multiplièrent. Des ministres, gens honnêtes et malheureux, se crurent obli

gés de rendre compte de ce qu'ils avaient voulu faire, quand ils virent leur bonne volonté si rudement convaincue d'impuissance. Un homme singulier, qui avait essayé d'être à la fois le général de l'assemblée et le ministre du roi, alors que l'assemblée et le roi se regardaient d'un œil de défiance, Dumouriez qui avait de la pitié pour les malheurs de la reine et l'énergie du plus intrépide courage pour repousser les étrangers, tête hardie, homme sans cœur et sans cause, entreprit un jour de ramener la France de 93 et de Robespierre à la France de 91 et de Mirabeau, fit arrêter par ses mameluks les émissaires des jacobins qui venaient lui demander compte de sa conduite, laissa les chefs maîtres de Paris avec toute l'impunité de leurs violences, et se retira chez les ennemis qu'il combattait, pour raconter hardiment dans un long exil les brillants caprices de ses coups de tête. La Bretagne immortalisa aussi par des récits enthousiastes la fidélité qu'elle conservait à ses anciens maîtres, les seuls qu'elle voulût encore reconnaître, Dieu et le roi, et l'opposition intrépide qu'elle faisait au gouvernement dont Carrier était le représentant. Jamais l'existence n'a été plus agitée, plus menacée, plus déchirée jamais le caprice impérieux des circonstances n'a amené plus de scènes surprenantes et merveilleuses à raconter. Jamais non plus l'homme n'a pensé avec plus de souci à la mémoire qu'il laisserait un jour, après s'être vu souvent réduit à des partis extrêmes ou à des dangers impitoyables.

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DES MÉMOIRES AU XIX SIÈCLE.

Le plus puissant, le plus glorieux de tous les acteurs de ce drame, quand il eut accompli la destinée que la Providence lui avait imposée, Napoléon prit plaisir à en retracer les principaux épisodes. Esprit ardent, d'une imagination impétueuse, habitué aux saillies d'une volonté à qui rien ne résistait, impatient du repos et cependant condamné à l'immobilité, il ne pouvait oublier le temps où son génie de concert avec la fortune l'avait élevé au faîte de la plus grande puissance qui se fût encore vue. Dans les longues heures de la captivité, il vivait avec ses souvenirs et avec ses pareils, César et Frédéric, si toutefois il crut jamais avoir des pareils. Il refaisait des campagnes de Turenne et de Condé, et plein de l'image de la guerre qu'il avait rendue si terrible, il reprenait avec son impétuosité ordinaire la croisade de saint Louis, ne trouvant au bon roi d'autre défaut que le manque d'entraînement. Il avait aussi tracé et en partie exécuté le plan d'un livre, où il voulait qu'on le reconnût tout entier avec les maîtresses qualités qui lui avaient donné l'empire absolu d'une grande nation. Il ajoutait ainsi à sa gloire, ce qui ne paraissait plus possible: il faisait revivre dans une langue expressive, rapide, toute à lui, les actions dont l'étonnement tenait encore l'Europe inquiète. Des neuf volumes qui portent son nom, la moitié à peu près est une suite de notes, fruit de ses lectures : dans l'autre moitié on retrouve des fragments achevés, des livres entiers, où il semble qu'il n'ait plus rien à ajouter, des récits étendus des campagnes d'Italie ou d'Égypte, des tableaux de la politique du directoire ou des luttes de la Vendée.

Il ne faut point parler des notes, qui furent l'origine et

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