Page images
PDF
EPUB

LES

MÉMOIRES ET L'HISTOIRE

EN FRANCE

MÉMOIRES DU XVI SIÈCLE

Henry le Grand n'aimoit pas que les siens s'amusassent trop aux vies des empereurs, et ayant trouvé Neuvy trop attaché à son Tacite, et craignant que ce courage élevé ne prît l'essor, il l'admonestoit qu'il cherchât quelque vie d'un sien compagnon.

(D'AUBIGNÉ, préface de ses Mémoires.)

Soit que la renaissance rendît les hommes d'action plus sensibles aux plaisirs de l'esprit et répandît le goût des écritures, soit que les scènes, à la fois plus agitées et plus sérieuses offrissent plus à réfléchir et à dire aussi, soit enfin que dans les déchirements de la politique et de la religion l'homme se souciât davantage de l'avenir de son nom, les mémoires se multiplièrent au seizième siècle. Aucun ne se place au premier rang et n'efface les autres à titre de chef-d'œuvre : mais les mérites sont très-divers, comme les intérêts mêmes qui les inspirent. Peut-être n'y a-t-il pas une cause, pas un accident de mœurs qui n'ait son écho. On a dit : « C'est dans Montluc, Brantôme, d'Aubigné, Tavannes, la Noue, etc., que l'on se fait une idée des Français au seizième siècle : le style de ces auteurs contemporains en apprend autant que leurs récits. » Nous n'oserions répéter avec l'illustre académicien, qu'on pourrait sans scrupule donner Thucydide pour des mémoires

393717

authentiques d'Aspasie ou d'une esclave de Périclès; mais à part la hardiesse paradoxale de cette vivacité, nous le remercions d'avoir si bien pensé d'ouvrages, dont nous aimons à faire valoir le mérite. Encouragés par son suffrage, nous continuerons à rechercher combien ces écrivains de leurs propres souvenirs trouvaient dans leur vie de ressources, dans leurs passions d'intelligence, dans leurs dangers d'éloquence pour saisir et peindre les images fugitives des mœurs que le temps emporte avec lui, et que la science et l'imagination parviennent si rarement à exprimer. Voici d'abord les plus fiers, ceux qui ne relèvent que de Dieu et de leur épée. Ils éblouissent par le mouvement et le bruit. Il est bon de se mettre en règle avec de tels caractères.

I

MONTLUC.

Montluc est encore un élève des guerres d'Italie, mais déjà bien différent de ses devanciers. Il y est entré plus tard, quand la fortune commençait à nous donner de rudes leçons; il fut un de ces capitaines que Brantôme représente sur le soir accusant les marais d'Italie et maugréant par millions de fois, parce qu'ils se voyaient réduits à défendre leurs conquêtes, à soutenir des siéges avec peu de ressources, dernières épreuves d'une lutte que des intrigues de cour rendaient peu à peu impossible. Rentré en France à la veille des guerres civiles et envoyé en Guyenne pour pacifier les catholiques et les huguenots, il exécuta sa consigne et y porta comme dans une terre ennemie ses habitudes, j'allais dire ses besoins de sang. De 1522 qu'il avait franchi les monts pour aller chercher du service dans une compagnie d'archers, jusqu'au siége de la Rochelle 1573 où il reçut une dernière arquebusade, il ne s'est guère reposé : et sauf quelques rares circonstances, où il lui arriva de prendre un peu de bon temps et de danser avec les dames chez sa belle-fille, il eut toujours le harnais sur le dos; il ne connaissait qu'un seul gentilhomme qui se fût trouvé en autant de batailles que lui. Quand Henri III reve

[ocr errors][ocr errors][ocr errors][ocr errors][ocr errors][merged small]

nait de Pologne, Catherine, sa mère, lui présenta à Lyon ce serviteur de cinquante ans, prisonnier à Pavie, héros à Sienne : on le fit maréchal. Sa reconnaissance fut extrême; il eût voulu avoir dix ans dans le ventre pour faire nouveau service: tout tendait à la guerre, il s'arma comme les autres. Mais force lui fut de s'arrêter après ce premier mouvement de bonne volonté. Heureusement, il s'était mis en avance avec ses rois. Vieux, défiguré, survivant à ses trois fils, il se retira chez lui et n'entendit plus que de loin les étranges nouvelles de la cour. Dieu lui donna trois ans pour revoir sa vie et écrire ses commentaires, se proposant naïvement aux hommes d'armes à venir de préférence aux Amadis et aux Lancelots.

C'est une forte épreuve que de rechercher le souvenir et presque de rouvrir le spectacle de plus d'un demi-siècle de batailles, l'engagement où on a perdu un ami, un fils, couru danger de mort, reçu une blessure, qui n'a laissé qu'un touret de nez, et ce qui est plus dur encore, de redire par quels ordres on faisait brûler ou pendre ennemis et compatriotes: et je voudrais croire qu'il eut encore plus d'humeur gasconne qu'il ne s'en attribue, pour grossir sa part de rigueur et élever la voix en retraçant ses bulletins d'exécutions. Je voudrais croire qu'il se mêle là un peu de la vanité du rapporteur; car il est ainsi fait. Mais il invoque trop souvent ses garants: M. le comte est encore en vie; M. de Birague est là pour témoigner que je ne couche ici rien qui ne soit vrai. Que faire avec un pareil homme? Le prendre au mot, dût-il nous faire horreur, et le considérer comme une plus sensible image des mœurs de son temps.

Montluc est donc le type de ces violents du seizième siècle : un homme de fer qui a été impitoyable à plaisir dans le sac d'une ville, sous le coup d'une menace, ou devant une révolte, et qui rédige encore ses mémoires avec la même sauvage énergie. Il n'a jamais compris qu'on pût vivre sans avoir l'épée à la main et l'armet en tête. Selon lui, ce n'est pas être jeune, ni avoir du sang dans les veines, ni porter généreusement son nom, que se résigner à être avocat, à plaider dans la

salle d'un palais de justice, et cela, quand il y a des coups à
donner. Vivre à la cour, même avec la faveur d'un bon dau-
phin ou d'un digne roi, comme Henri II, refaire chaque jour
un crédit, chaque jour menacé, sur ce théâtre où par malheur
les dames peuvent tout, ce n'est pas vivre davantage, puisqu'il
y a nécessité de toujours flatter, d'observer sa langue, de
ménager et d'asservir ses saillies. N'en a-t-il pas fait la pénible
expérience, quand un jour dans le conseil de François Ier, qui
était alors triste et découragé, il vint au nom de l'armée d'I-
talie demander la grâce de reprendre les hostilités, et qu'il lui
fallut dépenser tant de paroles, de gestes, de promesses, pour
obtenir ce mot, qu'ils combattent; la permission de vaincre
les ennemis à Cérisoles. Non, le jeu de la cour, c'est le boute-
hors; et sa devise, c'est celle qu'avait prise M. de Guise : Chacun
son tour. Mieux vaut une bonne compagnie de gens d'armes,
que l'on conduit le jour à une mêlée, la nuit à une camisade
sous les murs de Bologne ou dans les tranchées de Thionville,
mieux vaut une gorge du Piémont à surprendre, une ville ou
un quartier de ville à défendre. Là, du moins, la présence des
difficultés, la menace des dangers et des ennemis et la dis-
cipline militaire soumettent toutes les volontés : là, on com-
mande; là, on est obéi. C'est la vie.

Il passa toute la sienne dans ces chères et agréables fatigues, le premier à donner l'exemple, dur pour les siens, aussi dur pour lui-même. Il le disait gaiement à Henri II dans une espèce d'apologue, le jour où il lui raconta par le menu (on lui dit que pendant son récit l'horloge avait sonné cinq fois) tout ce qu'il avait enduré à Sienne pour obtenir une capitulation honorable. Quand l'honneur commande, il prend un sac, une corde et un fagot: dans le sac il met tout ce qu'il se sent d'ambition, d'avarice, de haine, d'amour déréglé, de paresse, de partialité, enfin d'humeur gasconne; il lie la bouche du sac avec la corde et place le tout sur le fagot qu'il a allumé. L'opération faite, il se sent net de tout ce qui le pourrait ébranler ou détourner de son devoir. Viennent les ennuis, les souffrances obstinées d'un siége, les alarmes d'une population à calmer, les défaillances des siens à relever, les frissons de la

11

en

vest

« PreviousContinue »