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cultivé par B. de Panassac, et où, sous la figure d'une dame et avec toutes les formules de l'amour profane, l'on chante ou l'on s'arrange pour laisser croire que l'on chante la Sainte-Vierge. Mais notre auteur ne paraît point avoir eu partout cette intention, et dans plusieurs pièces au reste aucune erreur n'est possible sur l'objet réel du sentiment exprimé. Citons par exemple A VIII, IX et X. Là même où la réserve de l'expression et quelques traits susceptibles d'être interprétés d'une façon mystique peuvent faire supposer que c'est à la Sainte-Vierge que l'auteur s'adresse, il n'est pas interdit de voir en même temps un autre hommage, adressé celui-là à une dame réelle et vivante. Une pareille dualité de sentiments ne serait pas très surprenante chez un homme qui fut affilié à cette secte des béguins, où le mysticisme amenait si facilement la confusion des deux amours et où il fut souvent la source des plus étranges désordres 1.

Raimon de Cornet, quoi qu'il en soit, n'était pas homme à s'en tenir à un amour exclusivement platonique, que l'objet en fût céleste ou terrestre ou, pour ainsi dire, mi-parti. Les aveux qu'il ne craint pas de nous faire dans la pièce LI ne laissent aucun doute sur ce point, et il paraît par un vers de sa tenson avec G. d'Alaman (xxx, 47) que sa réputation était à cet égard bien établie. Mais il convenait, ne fut-ce que pour se conformer à la tradition des «< trobadors antics »>, qu'il eût lui aussi une dame de ses pensées, objet mystérieux d'un amour sinon absolument pur et désintéressé, plus délicat du moins que celui dont il prodiguait

(1) Voy. par ex. dans le Liber sententiarum inquisitionis Tholosanæ, p. 382-383, la confession du béguin relaps Guillaume Roux (Guilielmi Ruffi), de Cintegabelle, en 1322, où on lit, entre autres choses, difficiles à citer: « . . . Item, dum ipse dictam mulierem osculabatur et amplexabatur, aliquando dixit eidem quod bene erat magnus et placens amor Dei.... Predicta mulier eumdem in facie acusavit,... dicens quod talia [des actes beaucoup plus graves que de simples oscula ou amplexus] docuerat eam facere, et fieri ob amorem Dei et profectum animarum, et ut. Deus calefaceret eam in amore Dei. »>

(2) Il le représente pourtant comme tel en plus d'un endroit : A XII, 37-40; A XIII, 42-3; A xvi, 37-8. Mais voyez d'autre part A VIII, cou

les témoignages aux tosas de rencontre comme celles dont il est question dans la pièce LI précitée. Ce fut sans doute une pareille dame qui lui inspira la plupart de ses chansons. De quelques vers de A vi et de A XIV 1, il semble résulter que la dame de Cornet, s'il s'agit bien en effet d'une dame véritable, objet d'un sentiment réellement éprouvé, et non d'un être imaginaire ou allégorique, fut aimée de lui lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant, et qu'elle était ou la fille ou la femme de son seigneur. On pourrait dans ce cas se demander s'il n'y aurait pas lieu de l'identifier avec Indie de Caumont, que nous avons cru reconnaître dans la tornade de A LIII (voy. la note sur le v. 43), et qui était la femme de Gui de Comminges, seigneur de Lombers, qu'il appelle «< lo mieus senhors » (A xx1, 54) et duquel il dit ailleurs (XXII, 54) : « car el per sieu m'a pres ».

I,

VERS. Tous les vers de notre auteur ont un caractère exclusivement moral ou didactique. Ils traitent, comme le veulent les Leys, « de sen, d'ensenhamen et de reprendemen ». La plupart, comme A XX, XXIII, XXIV, LV, B1, B II, et comme le livret qui suit cette dernière pièce, sont fort simples, pour la forme comme pour le fond ; ce sont des leçons de morale et de savoir-vivre, des conseils très sensés qui dénotent un homme avisé, que l'âge et les années ont rendu

plet v; x1, 5, etc. Nous ne parlons pas de A Ix et de A x, qui, tout obscures qu'elles sont, n'ont certainement rien de mystique, et dont l'objet dut être tout autre.

(1)

Mas botos es de roza gent garnitz,

E quant er grans donar m'a jauzimen (vi, 43-4).

Que Dieus vole qu'ieu nasques

Per lies ondrar e servir cum sosmes (xiv, 46-7).

Cela rappelle quelques traits de chansons d'anciens troubadours; ainsi G. de Cabestanh:

B. de Ventadour:

Gaucelm Faiditz :

Qu'ieu fui noiritz enfans
Per far vostres comans;

Pus fom amdui enfan,
L'ai amad'e la blan.

Per vos servir fui noiritz,
Si que totz jorns per usatge
I tenc los oills el coratge.

sage, et qui peut-être ne se rappelle pas son passé sans quelque remords'. Mais la valeur poétique en somme en est médiocre. Celle de A XXI, XXII, XXV, XXVI et XXVII n'est peutêtre pas beaucoup plus grande; mais l'auteur avait évidemment en les composant des visées plus hautes, et nous nous y arrêterons un instant.

3

A XXI, comme nous l'avons remarqué plus haut, traite un sujet déjà touché dans A III. L'auteur y fait l'éloge des esprits profonds et pénétrants qui dédaignent, pour poursuivre la science, les biens temporels. Dans les quatre autres, c'est l'amour dont le poëte célèbre la toute puissance, exalte les charmes et vante les bienfaits. Mais cet amour est l'amour « parfait », l'amour « loyal », l'amour pur, étranger aux « vils plaisirs », se confondant avec l'amour de Dieu même, tel que devait le comprendre, sinon toujours le pratiquer, un homme imbu des idées mystiques qui avaient cours dans le tiers ordre de Saint François. Le caractère apocalyptique de A xxv et XXVI, pièces d'une obscurité voulue et qui nous reste presque partout impénétrable, pourrait même suggérer l'hypothèse d'une imitation directe de Pierre Jean Olive. Peut-être dans ce cas, serait-ce l'Antéchrist, c'està-dire le Pape ou l'Eglise romaine, qu'il faudrait voir dans le <«<roi meurtrier » et dans le « payrastre » de A XXVI, 21, 307.

(1) Cf. par ex. A LI avec B III, 169-172, 199-206.

(2) XXII, 5.

(3) xxv, 2.

(4) xx, 30.

(5) xxv, 48; xxv1,57.

(6) Le principal ouvrage de Pierre Jean Olive est un commentaire sur l'Apocalypse, dans lequel il est dit, paraît-il, que « Babylon, la grande prostituée» n'est autre que l'Église romaine. Il fut fait de cet ouvrage, ainsi que des autres livres de l'auteur, une version en langue vulgaire qui paraît avoir été très répandue, mais dont aucun exemplaire n'a malheureusement échappé aux flammes de l'Inquisition. Voy. le Liber sententiarum inquisitionis Tholosanæ, passim, et spécialement pp. 313 et 329-30.

(7) On sait que les béguins furent surtout persécutés à cause de leur attachement à la pauvreté, fondement de la règle de S. François. C'est à quoi font peut-être allusion les vers 22 et 33. Cf. la note 3 de la p. XLIII ci-après.

SIRVENTÉS. Il en reste cinq, y compris celui qui fait partie du Doctrinal publié à l'Appendice (vv. 435-513), plus les onze derniers vers d'un sixième. Tous, nous l'avons déjà constaté, et on le verra de nouveau plus loin, sont pour la forme l'exacte imitation de pièces antérieures, soit de Cornet lui-même, soit d'autres poëtes. Celui de l'Appendice célèbre les troubadours et l'art de trouver; A XLVII traite du jeu d'échecs. Les autres (A I, XLI, LVII, B VI) sont des pièces politiques qui réclament, en raison même de cette circonstance, une attention particulière.

La tenson A LVI, entre P. de Ladils et R. de Cornet1, nous a déjà montré ce dernier partisan déclaré du roi d'Angleterre, au début de la grande guerre que nos deux poëtes virent commencer, et P. de Ladils, au contraire, fermement attaché à la cause du roi de France. Le rôle inverse aurait paru, pour l'un et pour l'autre, plus naturel, car ils étaient nés, P. de Ladils sujet du roi d'Angleterre, R. de Cornet. sujet du roi de France. Peut-être avaient-ils eu, l'un et l'autre, à se plaindre de leurs souverains respectifs. Quoi qu'il en soit, c'est parce que nous avons trouvé dans les sirventés A LVII et B vi, tous deux anonymes 2, mais dont la place dans nos mss. indique qu'ils ont dû avoir pour auteur ou P. de Ladils ou R. de Cornet, les mêmes sentiments anti-français qu'exprime ce dernier dans la tenson précitée, que nous avons cru devoir les lui attribuer. Il ne nous a pas échappé cependant que certains traits de A LVII conviendraient peut-être mieux à un auteur gascon que rouergat. Mais il faut considérer, d'autre part, que la ville de SaintAntonin, patrie de Raimon de Cornet, était limitrophe du Querci, province longtemps anglaise, où les habitants de cette ville devaient avoir des parents et des intérêts, et qu'elle relevait directement du roi de France, dont l'autorité, pour s'y être fait peut-être trop rudement sentir, paraît

(1) Voy. ci-dessus, p. xxv.

(2) Le premier ne l'est aujourd'hui, comme on l'a déjà constaté plus haut, p. vii, n. 1, que grâce à la mutilation du ms., où manquent à la fois et une partie du titre et la tornade.

y avoir été assez impatiemment supportée. Ces circonstances pourraient expliquer quelques-uns des traits auxquels nous venons de faire allusion, par ex. les vers 25-28.

Ce sirventés (A LVII) est, dans l'ordre chronologique, le premier de ceux qui traitent de sujets politiques, ayant dû être composé en 13251, durant la guerre de Gascogne entre Charles le Bel et Édouard II d'Angleterre ; vient ensuite A 1 (1326), trop mutilé malheureusement pour qu'on en puisse deviner le sujet exact, mais qui se rapporte à la « guerre des bâtards », dernier épisode de cette même guerre de Gascogne. Le troisième (A XLI) dut être composé en 1332. La croisade alors projetée en fait le sujet. L'auteur ne s'y montre pas ouvertement ennemi du roi de France; mais la façon peu enthousiaste et peu confiante dont il parle de lui (voy. vers. 18, 54), à côté des grands éloges donnés au roi d'Angleterre, laisse déjà percer l'hostilité qui se déclare dans B vi, pièce composée en 1336, au moment même où la guerre qui éclatait entre Édouard III et Philippe de Valois dut faire abandonner à ce dernier ses projets, sincères ou simulés, de guerre sainte.

TENSONS. Elles sont au nombre de six, et de toutes il a été déjà question aux articles des poëtes qui y furent les antagonistes de Cornet. Ajoutons seulement ici que quatre au moins de ces pièces (A xxx, XXXII, XLII, LVI) sont construites sur le modèle de pièces antérieures 2, ce qui, comme on le voit par les Leys (I, 344), se pratiquait quelquefois pour la tenson, mais sans doute moins généralement que pour le sirventés. Remarquons encore, au sujet de A xxxI, que la manière dont R. de Cornet y parle de la pauvreté autoriserait à supposer que cette pièce fut composée vers le temps auquel A xxx, 16-17, fait allusion, c'est-à-dire lorsqu'il était béguin ou disposé à le devenir 3.

(1) Pour la justification de cette date et des suivantes, voy. les notes. (2) Voy. ci-après, p. LII et suiv., et ci-dessus, p. xxxi, n. 1, et p. xxxvi. (3) Cf. la note 7 de la page XLI ci-dessus, et les extraits ci-après des confessions de divers béguins : « Item dixit se credidisse quod Dominus Jesus Christus, quamdiu vixit in mundo, nichil habuit nec in proprio, nec in communi, et quod majoris perfectionis est nichil omnino habere

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