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IX.

Pierre de LADILS

(A, XLII, XLIII, Xliv, xlv, xlvi, XLVIII, L, LII, LVI; B, v)

Si nous en jugeons par les pièces de vers de genres fort variés qui nous sont restées de Pierre de Ladils, il dut être un des plus féconds poëtes du XIV siècle. Nos manuscrits, quoique très incomplets, lui attribuent quatre chansons, deux jeux-partis, trois danses et une prière. Ces diverses compositions dénotent un esprit cultivé, façonné aux règles de la poétique romane; elles sont de plus d'une facture. aisée et lucide, témoignant, par conséquent, d'un peu moins de recherche et partant d'un peu moins d'obscurité que l'on n'en remarque dans celles de ses émules. A cause de cela même, Pierre de Ladils, plus facilement intelligible, nous plaît davantage aujourd'hui. Ce fut peut-être de son temps tout le contraire.

Nous savons sûrement que Pierre de Ladils était avocat et natif de Bazas, ville située dans la Gascogne, aux confins de la Guienne1. Il nous l'apprend lui-même à la fin de l'interminable Prière (B v), où, après avoir rappelé les circonstances de la vie et de la passion du Christ, il invoque Dieu, sa Mère et tous les saints du Paradis, auxquels il se recommande et recommande sa famille, leur demandant comme faveur dernière de pouvoir revenir à Bazas, où il était né. Il termine en priant messire Thibaut de Barbazan 2 de

(1) Il appartenait à une famille bourgeoise dont plusieurs membres figurent avantageusement dans les annales de sa ville natale. Voy. dans les Archives historiques de la Gironde, les tables des tomes, 1, 3, 5, 6, 7, 8, 15.

(2) Thibaud (Theobaldus) de Barbazan, ou de Barbayrac, était gouverneur ou capitaine de Bazas pour le roi de France en 1345. Sommé par le comte de Lancastre, le 13 nov. de cette même année, de lui rendre cette ville, il répondit noblement, le lendemain, par un refus. Nous possédons les deux lettres, qu'on peut lire dans les Archives historiques de la Gironde, t. III, p. 167-168. Cf. ibid., t. XV, p. 43, le Chronicon

<<< faire bonne paix » entre lui et les «< gens senhorils », soit les magistrats de la ville, soit les seigneurs du pays, qui l'avaient sans doute exilé ou fait exiler, pour cause politique ou autre, on ne le sait pas.

Ce qui est certain, c'est que Pierre de Ladils était un déterminé partisan du roi de France, comme il le fait bien voir dans la tenson (A Lvı) qu'il soutint contre Raimon de Cornet, à l'occasion des prétentions que le roi d'Angleterre cherchait à faire valoir à la couronne de France. Chacun des deux poëtes se montre le chaleureux défenseur des droits du souverain dont il a pris les couleurs; à la fin, Pierre de Ladils propose à Cornet de prendre pour juge ce même Thibaud de Barbazan, dont il vient d'être question, et qu'il désigne comme le meilleur guerrier du pays; mais Cornet ne l'accepte point, parce qu'il ne connaît, dit-il, <«< écuyer, baron ni chevalier plus français que lui »>, bel éloge dans la bouche d'un partisan des Anglais.

J'ai dit que ce poëte était avocat, ce qui ressort, en effet, des invectives que lui adresse Raimon de Cornet dans une autre tenson (A XLII) qu'ils eurent à débattre ensemble: le moine lui dit : « Je vous tiens pour un avocat ignorant, fou » et grand parleur, quêtant partout chevreaux, oisons, geli

Vasatense. Nous ignorons depuis combien de temps, à cette date, Thibaud de Barbazan occupait ce poste de confiance. Ce n'était vraisemblablement que depuis peu d'années, car en 1340, date probable de la tenson (A, LVI), dont il va être question tout à l'heure, il devait probablement se trouver près de Toulouse, sinon à Toulouse même. D'un autre côté nous savons sûrement que le même personnage n'était plus à Bazas en 1352. Nous lisons en effet dans l'Histoire de Languedoc (IX, 635), que cette année-là, le 25 septembre, Amauri de Craon, lieutenant du roi de France en Languedoc, « retint à Toulouse.... Thibaut de Barbazan pour la garde de Condom. » En 1355 et années suivantes nous le retrouvons sénéchal de Carcassonne (Ibid., 654, 660). De tout cela on peut induire que la Prière de Peyre de Ladils dut être composée soit en 1345, soit peu après ou peu avant cette année. Comme alors ses parents vivaient encore (v. 240), on doit supposer qu'il était dans la force de l'âge, ce qui autorise à placer approximativement entre 1325 et 1350, ou entre 1330 et 1355, l'époque de sa principale activité poétique.

»nes, chapons et gros poissons, empruntant partout sans

>> payer ».

Quoi qu'il en soit de ces traits de satire, il faut convenir que l'avocat de Bazas soutenait dignement dans son pays l'honneur des lettres romanes. Pendant la guerre de Gascogne et de Guienne, au milieu de cette époque si embarrassée, il encourut peut-être par son patriotisme la disgrace de la noblesse du Bazadois. Il intéresse donc vivement, dans l'invocation dont il a été déjà question, en témoignant d'une résignation à l'exil presque aussi grande que son désir de rentrer dans sa patrie; il ne laisse entrevoir aucune aigreur, et nous aimons à penser que sa supplique fut entendue et des hôtes du Paradis et du sire de Barbazan.

Les pièces qui nous restent de Peyre de Ladils sont, comme nous l'avons déjà constaté, d'une facture très simple, et même assez commune, en général, au point de vue rhythmique. Une seule témoigne, à cet égard, d'une certaine recherche. C'est la chanson qui porte le n° LII 1. Elle est en coblas capcaudadas (Leys I, 236) de dix vers (les quatre premiers de 10 syllabes, le 5′ et le 7° de quatre, le 6o, le 8' et le 10° de six, le 9° d'une seule), unisonans aux vers 6 et 7, singulars quant au reste. En voici le schema (les italiques indiquent les rimes féminimes):

1. abba accddd

2. deed dccfff
3. fgghhcciii

et ainsi de suite. On pourrait écrire en un seul vers le 5o et le 6o. Cela ferait très régulièrement, d'après la définition des Leys, un bordo principal, dont le premier hémistiche (pausa) serait constitué par un bordo empeutat. Mais comme la chose ne serait pas possible des vers 7-8, qui suivent, parce que,

(1) Des trois autres, deux (A XLIII, XLV) sont en coblas crozadas doblas, la dernière (A XLIV) est en coblas crotz-encadenadas capcaudadas, dont le 5o et le 7o vers, les seuls masculins, ont partout la même rime (or). 1. abb a cd c d

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réunis, ils formeraient un vers principal à césure épique, nous avons cru devoir diviser comme nous l'avons fait, bien que le ms. ne fasse respectivement qu'un seul vers du 5° et du 6o, du 7o et du 8, et pareillement du 9° et du 10°. - Des trois danses de notre poète (A XLVI, XLVIII, L), les deux premières sont rigoureusement conformes aux règles données par les Leys (I, 342); mais la troisième s'en écarte en un point la rime des vers 2 et 4 de chaque couplet est semblable à celle des vers correspondants du respos, ce qui constitue une irrégularité, puisque le commencement de chaque couplet doit être, quant aux rimes, « del tot divers del respos. » (Ibid.)

X.

Le Père de Raimon de CORNET

(A, XXIX)

Nous ne connaissons de Cornet, le père du fécond troubadour, dont le nom est sans cesse revenu sous notre plume dans les précédentes notices biographiques, qu'une seule composition: c'est un sirventés échappé à l'indignation d'un cœur honnête et chrétien. Il règne dans cette pièce de la bonne école romane 1 un tour de chaleureuse conviction et

(1) Elle est en vers alexandrins, à césure épique, et en couplets monorimes de 8 vers. C'est la forme constante des compositions lyriques en vers de douze syllabes (sauf le nombre des vers qui n'est que de six par couplet, lorsque les rimes sont féminines). Rappelons seulement ici le fameux planh de Sordel sur la mort de Blacas.- Cette pièce présente de nombreuses infractions aux règles des cas, infractions dont l'auteur n'avait pas au reste le premier donné l'exemple. Dès le XIII° siècle on constate en effet, dans quelques compositions, une véritable anarchie grammaticale. On retient de l'usage ancien, on prend de l'usage nouveau, c'est-à-dire de l'usage populaire, ce qui convient à la rime, sans se soucier de l'inconséquence. Ainsi dans une pièce mise sous le nom de Guilhem de S. Didier (Mahn Werke, II, 44), mais qui est probablement de son petit-fils Galceran, on voit des sujets singuliers et des sujets pluriels, les uns et les autres en s ou en z, rimer ensemble. Ces licences avaient dû se multiplier, et elles étaient sans doute devenues communes au commencement du XIVe siècle. Cf. ci-après, p. 199, vv. 10-15.

de convenance tout à la fois, qui dispose à accorder une confiance absolue au tableau que le poëte trace d'une époque féconde en malheurs pour la France, et plus encore, ce semble, pour le Languedoc, depuis longtemps livré aux calamités des guerres civiles et aux incessantes exactions des rois et de leurs avides mandataires.

Ce fut après l'an 1303 que Cornet écrivit cette satire il y montre le clergé adonné à la simonie, les ordres monastiques en désaccord; Saint-Jean-d'Acre récemment perdu par la faute des chrétiens (1291). S'il jette les yeux sur le pouvoir temporel, il n'a qu'à déplorer les plus coupables excès; si ceux qui gouvernent se font la guerre, c'est pour entretenir de continuels prétextes à frapper le peuple de durs impôts. La justice est vendue, les consulats sont devenus des héritages pour quelques familles privilégiées et les charges ne sont exercées qu'au profit de celles-ci. Le peuple ne vaut pas mieux que les grands. Les diverses classes de la société se dénigrent entre elles. Chacun dit du mal du roi de France et des Papes. N'est-on pas allé jusqu'à soutenir que Boniface VIII était mort hérétique? Enfin, la mauvaise foi, l'usure, toutes les passions basses et honteuses dominent et dirigent la société.

Une profonde impression de tristesse gagne l'âme à la lecture de cette œuvre vigoureuse, où de si nobles sentiments sont exprimés, et qui nous fait regretter vivement l'ignorance complète où nous sommes de la vie de l'homme de talent et de cœur qui l'a composée 1.

Le copiste qui nous a conservé le sirventés de Cornet

(1) On peut supposer, sans trop de témérité, que Cornet, qui était sans doute du Rouergue, puisque son fils, comme nous allons le voir, naquit à Saint-Antonin, fréquenta la cour du comte Henri II de Rodez (1274-1302), si hospitalière aux troubadours et qu'il y put connaître, à leur déclin, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel, et les autres poëtes de moindre renom, familiers de cette cour. Cornet et son fils, héritier de ses goûts poétiques et de son talent, formeraient ainsi comme un trait d'union entre ce dernier foyer de l'ancienne poésie provençale et celui que les sept bourgeois de Toulouse tentèrent de rallumer dans la patrie de Peire Vidal et d'Aimeric de Peguilhan.

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