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œuvres d'un genre tout différent, soit à l'hôtel des commissaires-priseurs, au moment où ils allaient changer de propriétaire. A l'école des BeauxArts, Prud'hon est chez lui; les œuvres de sa jeunesse sont confondues avec celles qu'il exécuta dans l'âge mûr ou dans sa vieillesse; on sent qu'une main unique a tracé tous ces dessins, a peint tous ces tableaux inspirés par une intelligence supérieure, exécutés par un artiste de race. Prud'hon nous apparaît, aujourd'hui où nous pouvons juger l'ensemble de son œuvre, sous un jour plus favorable que jamais. C'est un poëte du bon temps, composant à ses heures des poëmes ou des idylles. C'est un païen se plaisant aux scènes mythologiques et aux récits fabuleux; par certains côtés il rappelle l'antiquité, par d'autres, au contraire, il est essentiellement moderne. Exprimant tour à tour les passions les plus diverses, il sait voiler la laideur et embellir la beauté elle-même; son pinceau voluptueux caresse avec amour les figures que son esprit invente; son imagination se plaît à voyager dans l'idéal. Un dessin précis obtenu par un modelé savant plutôt que par un contour nettement accusé, exprime les formes puissantes ou sveltes des êtres que le peintre entend faire vivre, et permet à l'œil de saisir les rêves qu'une main habile a fixés sur le papier ou sur la toile.

Lorsque Prud'hon fit des portraits, lorsqu'il fut forcé de rendre une physionomie individuelle avec laquelle il n'y avait pas de transaction possible, il sut encore, tant dans la pose qu'il imposa à son modèle que dans l'exécution même, accuser son originalité et révéler ses instincts. Il s'efforça de répandre sur tous les visages qu'il fixa sur la toile un charme communicatif, une expression aimable qui les rend sympathiques. Ses portraits officiels seuls dénotent une certaine gêne; son tempérament se prêtait difficilement aux exigences d'un programme tracé à l'avance. Tandis qu'il était possible, jusqu'à un certain point, de connaître avant cette exposition, grâce aux nombreuses et excellentes gravures de B. Roger et de Copia qu'elles ont inspirées, un certain nombre de compositions inventées par Prud'hon, il n'en était pas de même des portraits. Soigneusement conservés dans les familles pour lesquelles ils avaient été faits, ils n'avaient jamais quitté les murailles auxquelles ils avaient été primitivement accrochés. En dehors de la charmante effigie de Mme Jarre qui est au Musée du Louvre, on ne connaissait pour ainsi dire aucun portrait peint par Prud'hon. Ici nous en comptons plus de quarante et parmi eux se trouvent des œuvres qui suffiraient à justifier la réputation du peintre français. De ce nombre sont les portraits de Mme la duchesse de Montebello, du doreur Fontaine, de M. Anthony, de sa femme et de ses enfants, de cette jolie jeune fille que l'on désigne, nous ne savons

trop sur quelle donnée, sous le nom de Mme Roland, de M. Demesmay et du général Moncey qui est demeuré à l'état d'ébauche. Si, comme il faut le croire, puisque M. Marcille l'a compris dans le catalogue, ce charmant petit buste d'adolescent prêté par M. Truchy et exposé sous le no 46 est dû au pinceau de Prud'hon, il n'est que juste de placer cet artiste parmi les premiers portraitistes de notre école. La tête de ce jeune homme n'a rien d'agréable; un front extraordinairement fuyant la dépare, aussi est-ce uniquement à l'exécution qu'il faut attribuer le succès qu'elle obtient. L'auteur de cet ouvrage, quel qu'il soit, et en vérité nous serions bien embarrassé de trouver parmi les contemporains de Prud'hon un maître auquel nous oserions en faire honneur, a poussé la science du modelé jusqu'aux limites du possible; il a caressé la forme avec une délicatesse et une sûreté de savoir qui font penser à certaines œuvres de la jeunesse de M. Ingres, et dans la façon dont il a enveloppé les contours de ce visage exposé en pleine lumière, il a accusé un talent de coloriste bien rare chez les peintres les mieux doués.

Dans certains de ses dessins, Prud'hon se montre plus grand artiste encore que dans ses tableaux. Il jeta sur le papier quelques croquis qui ont la valeur d'œuvres achevées. Telles de ses compositions dessinées n'ont jamais été exécutées; d'autres qui l'ont été, comme la Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime, ont subi des transformations complètes. Le peintre travaillait sans cesse, s'efforçait toujours de mieux faire et était pour lui-même d'une sévérité inexorable. Avant d'arrêter une composition, il la cherchait dans tous les sens. Cinq dessins inégalement beaux, tous beaux cependant, pour Joseph et la femme de Putiphar, témoignent de cette conscience qui est une des conditions de l'art. On ne compte pas dans tout l'œuvre de Prud'hon une figure dont le mouvement n'ait été étudié sur nature, dont la pose n'ait été fournie par le modèle intelligemment dirigé. Dans les moindres croquis, on sent la vie exprimée par la main d'un artiste épris de la beauté, amoureux de la forme et sensible à la grâce. Il n'y a pas jusqu'à ces petites têtes de lettres destinées à être gravées sur les papiers officiels, qui ne dénotent une recherche constante de la vérité pittoresque. De charmants petits portraits exécutés à la plume ou au crayon noir rehaussé de blanc, parmi lesquels il n'est que juste de signaler ceux de M. Frochot et de cette petite fille en pied qui fut plus tard Me la baronne Alexandre de Talleyrand, se recommandent par un sentiment de vérité que les portraits peints n'accusent pas à un degré supérieur. Le peintre voit la nature avec ses yeux de poëte; il imprime à tous ses ouvrages, même lorsqu'il copie un modèle déterminé, un caractère qui lui est propre, et ce n'est

pas un de ses moindres mérites d'être partout et toujours reconnaissable. Pour rendre cette exposition aussi complète que possible, M. Marcille a disposé dans des vitrines quelques miniatures peintes par Prud'hon, au milieu desquelles brille le portrait de Me Mayer, plusieurs lettres autographes du maître et un assez grand nombre d'estampes exécutées d'après ses dessins ou d'après ses tableaux. Les curieux qui ont lu le trèsintéressant volume que M. Charles Clément a consacré à Prud'hon peuvent maintenant se rendre par eux-mêmes un compte exact du talent du grand artiste; ils pourront désormais, avec connaissance de cause, parler du maître qu'on leur avait appris à aimer, et ils approuveront, nous en avons la conviction, les conclusions de l'écrivain qui s'exprime ainsi : « Prud'hon n'a pas fait école. Il n'a laissé aucun de ces élèves qui continuent les traditions d'un maître par des œuvres presque dignes de lui. Son talent était dans son imagination si féconde et si flexible, dans son cœur aimant, dans son sentiment original, absolument personnel, bien plus que dans sa manière. Or on peut enseigner des procédés et une méthode; on ne transmet ni l'imagination, ni le cœur, ni le sentiment. On ne saurait lui assigner d'ancêtres, il n'a pas eu de postérité. Isolé au milieu des artistes de son temps, il restera solitaire dans l'histoire de l'art. I ressemble à ces météores qui, après avoir brillé quelques instants d'un vif éclat, rentrent pour toujours dans la nuit éternelle. »

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ANTOINE CHINTREUIL

HINTREUIL obtient enfin de ses contemporains l'attention sérieuse à laquelle son talent avait droit. Il doit à une amitié pieuse et dévouée le regain d'une gloire posthume qui rachètera dans l'histoire de l'art moderne les préventions et l'indifférence dont il fut trop longtemps victime.

Chintreuil entra dans la vie doué de deux dons inappréciables qui devaient assurer sa carrière de paysagiste. Il avait l'intuition du langage mystérieux de la Nature et la volonté. Là fut sa force, la clef de son avenir et même le secret de sa résistance aux maladies terribles dont il eut si souvent à subir les atteintes réputées mortelles.

Cette volonté suppléa aux défaillances natives de sa main. Il développa par une ténacité de recherche inouïe la faculté qui lui manqua longtemps, d'exprimer d'une touche nette, claire et séduisante ce qu'il voyait ou devinait avec l'originalité tendre et poétique de son cœur, et ce qu'il sentait plus vivement, plus intimement sans doute que beaucoup de ses rivaux.

Les livrets du Salon le présentent comme un élève du grand peintre Corot, parce que l'administration, par une singulière manie d'enrégimenter les exposants, exige qu'on soit officiellement l'élève de quelqu'un. Il faut s'entendre sur cette qualification d'élève, qui pourrait dérouter étrangement les Vasari de l'avenir. En réalité, Chintreuil ne reçut de son illustre devancier que des conseils d'ami, de véritables encouragements paternels, tout au plus quelques redressements efficaces des irrégularités et des lacunes de ses études premières. Il n'a pas travaillé sous ses yeux, sous ce qu'on appelle sa férule; il n'a pas surtout suivi, sous sa direction pédagogique, une méthod d'enseignement scolaire, ainsi que cela se passe chez les maîtres spéciaux qui font courber sous une loi commune et une règle immuable tout une génération disciplinée d'apprentis.

Ni Corot ni Chintreuil n'étaient de tempérament, l'un à modeler un disciple à son image, l'autre à subordonner ses chères sensations ou ses inspirations individuelles aux exigences d'un directeur intellectuel.

Corot, avec cette bonne foi charmante du poëte épris de la nature et cette simplicité magistrale de l'artiste qui s'en est approprié tous les secrets, s'efforça de développer, en les réconfortant de son amicale approbation, les aspirations et les tendances de son jeune protégé. Il avait tout d'abord compris, ou plutôt deviné, l'idéal un peu confus encore et très-faiblement défini dans les essais laborieux, mais informes du 73 2o PÉRIODE.

IX.

néophyte plus enthousiaste qu'expérimenté, et avec une perspicacité digne de son admirable talent il sut le faire entrer de plain-pied dans la route qu'il le pressentait disposé à parcourir.

Chintreuil puisa dans les observations que ses tentatives inspiraient au maître, la confiance de poursuivre des recherches trop souvent payées d'insuccès et la certitude qu'il y avait quelque chose en lui, puisque Corot comprenait le langage nouveau qu'il ne faisait encore que balbutier.

Le jour où, suivant un souvenir précieux de Chintreuil, rapporté par M. Fréd. Henriet, Corot, voyant l'enfant débarrassé de ses langes et tout prêt à prendre son essor, lui dit : « Et maintenant, mon amour, il faut marcher tout seul.» Chintreuil était peintre, et sa poétique si franchement personnelle, si bien appropriée à la délicatesse exquise de ses perceptions, avait enfin trouvé sa formule.

Le public, rétif à tout ce qui semble vouloir se soustraire à la routine adoptée par la mode, refusa longtemps de le comprendre. Il passait indifferent, quand il n'était pas ironique, devant ces œuvres sincères, qui avaient coûté à l'artiste tous les déchirements de la lutte à outrance et de la misère. Celui-ci persista dans sa foi; il ne fit ni concessions au goût trivial, ni flatterie à la vogue; il s'enveloppa résolument dans sa sainte croyance, il redoubla d'efforts, il aiguillonna son courage et, finalement, il fut ce qu'il avait décidé qu'il serait.

Les hommes de cette trempe, s'ils combattent pour une religion, deviennent des martyrs; à la guerre, ils sont des héros; dans les arts, ils montent glorieusement au rang des maîtres.

Antoine Chintreuil est né à Pont-de-Vaux le 5 mai 1844. Sa famille avait été riche; mais au moment de sa naissance, elle était réduite au travail forcé pour vivre. Sa mère tenait un petit pensionnat de jeunes filles, et Chintreuil, tout enfant, participa à la modeste instruction de ses petites compagnes. Il faut sans doute attribuer à cette première éducation toute féminine cette timidité excessive qui fut jusqu'à son âge mûr le trait le plus saillant de son caractère.

Il avait en outre une tournure d'esprit rêveuse et romanesque. Dès l'enfance les phénomènes de la nature exerçaient une influence étrange et mystérieuse sur son imagination. L'orage et les autres convulsions de la nature l'attiraient comme malgré lui et, au premier indice de mauvais temps, il s'échappait de la maison et courait, comme à une fête, aspirer le vent, la pluie et les brouillards à travers la campagne. Il avait à la sortie de la ville une longue allée de peupliers séculaires qui le charmait par-dessus tout. Il contemplait avec une admiration qui n'était pas exempte d'une anxiété poignante, ces grands arbres qui se tordaient et s'entre-choquaient sous les efforts de la tempête. Le bruissement des feuilles froissées par le vent avait, pour ses oreilles, de mystérieuses harmonies.

y

Il venait d'atteindre ses quinze ans quand, pour la première fois, il essaya de traduire ses impressions à l'aide du crayon. Un amateur de la ville, M. Buisson, ami de son père, lui donna quelques utiles leçons. Elles furent brusquement interrompues par la mort de sa mère, qui lui léguait le soin de pourvoir aux besoins d'un vieux père infirme. A force de protection il obtint de rester à son collége de Pont-de-Vaux en qualité de maître de dessin pour les basses classes.

Trois ou quatre ans après, un petit héritage qu'il fit et qu'il abandonna à son père, lui permit de revenir à sa vocation d'artiste sans manquer à ses devoirs de fils.

Il vint à Paris et trouva une place de commis libraire qui lui permit de vivre tant

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