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NOTICE

SUR UNE ANCIENNE ÉTOFFE DE SOIE,

·DÉPOSÉE DANS LE TRÉSOR DE LA CATHÉDRALE DU MANs et de l'égLISE DE LA COUTURE, DE LA MÊME VILLE;

Par M. HUCHER,

Membre de l'Institut des provinces de France.

Parmi les objets les plus dignes d'attirer notre attention au point de vue de l'archéologie chrétienne, figurent incontestablement les étoffes anciennes ; aussi sommes-nous heureux de pouvoir offrir à la Société française le croquis fidèle d'un fragment d'étoffe inédit jusqu'à ce jour, et dont l'antiquité ne saurait être révoquée en doute.

Primitivement d'un seul morceau, le tissu dont nous nous occupons fut partagé récemment en deux parties, l'une resta à la cathédrale du Mans et l'autre fut remise à l'église de la Couture; c'est cette dernière que nous avons dessinée.

L'espèce de châsse qui renferme ce tissu porte, depuis quelque temps, l'inscription suivante: de Sudario B. Bertranni episcopi; mais les hommes les plus compétents pour décider la question d'origine, paraissent peu disposés à adopter cette attribution, aussi n'y aurons-nous aucun égard dans la discussion à laquelle nous allons nous livrer.

Tout le monde connaît les vêtements des Consuls du basempire; les Dyptiques de l'empereur Anastase, celui de Besançon, du consul Philoxène, de Paris, etc. (1), nous montrent tous les vêtements d'apparat des cours de Rome et de Byzance, chargés d'un ornement carré ou rond ( scutum vel orbis) uniformément répété sur toute leur surface; ce système d'ornementation paraît avoir prévalu pendant fort long-temps, puisque le consul Flavius, qui vivait au commencement du V. siècle, est vêtu, sur le dyptique de St.-Junien, d'une trabea offrant ce dessin (2): ce sont là, très-probablement, les étoffes que les écrivains de la décadence ont qualifiées de Scutellata, ocellata vestes.

La nôtre présente la même distribution ; c'est aussi un seul et même sujet reproduit uniformément, mais en diagonale ou en quinconce, sur toute l'étendue du voile : deux lions debout, affrontés, s'abreuvent dans une coupe placée entre eux; la liqueur jaillit, avec force, sous leur langue et donne naissance à un jet qu'on prendrait pour une tige arborescente, si l'action de boire n'était d'ailleurs très-clairement caractérisée.

Quelques personnes ont cru que la tête des lions était vue de face; cette opinion prenait sa source dans l'ornementation assez singulière de cette tête mais il ne peut y avoir de doute lorsqu'on examine attentivement la direction de la langue, la forme de la mâchoire inférieure et les vestiges de l'œil placé de profil.

Ce tissu est en soie, le fonds en est uniformément rouge pourpre ; les lions sont ouvrés en soie verte et rehaussés de plaques rouges disposées dans le but d'imiter la saillie des

(1) Trésor de numismatique et de glyptique; bas-reliefs et ornements, pl. XVII, 1. partie; LII, LIII, LIV, 2o. partie.

(2) Trésor de numismatique et de glyptique; bas-reliefs et ornements., XII, 2o partie.

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Ce dessin est réduit au quart de l'original sur les deux dimensions c'est-à-dire au seizième en superficie

muscles et des os ; de minces filets jaunes dessinent les formes et séparent les couleurs; un ornement très-caractéristique couvre la cuisse des lions, c'est une étoile à huit pans (1), de couleur verte, inscrite dans un cercle rouge; le vase dans lequel ils boivent a pour ornement longitudinal une arabesque dont plusieurs courbes dénotent la provenance orientale; enfin, pour terminer la description matérielle de notre voile, disons que son tissu est très-fin, très-serré et très-régulier, et qu'il annonce une fabrication parfaitement maîtresse de ses procédés.

L'effet général du voile a quelque chose d'imposant et de mystérieux qui convient parfaitement à une décoration religieuse ce n'est pas, en effet, par un vain caprice d'imagination que l'artiste, à qui nous devons ce mâle dessin, a disposé deux lions, front contre front, lèvre contre lèvre, s'abreuvant à la même coupe, comme feraient de timides agneaux ou de douces colombes ; et il y a tout lieu de penser qu'un tel sujet recèle une intention symbolique.

On s'est accordé, jusqu'ici, à regarder le type des oiseaux buvant dans un vase comme destiné à personnifier le sacrement de l'Eucharistie; ne pourrait-on pas voir une nouvelle expression de la même idée dans le sujet dont nous nous occupons aujourd'hui. Le type des colombes nous représentera les âmes simples et timides, celui des lions nous offrira le haut enseignement des forts, des rois de la terre, assouplis par la communion et devenus les fervents cathécumènes d'une religion de paix et de mansuétude. Jusqu'ici nous ne croyons pas franchir les limites de l'interprétation la plus rigoureuse.

(1) Doit-on voir ici un reste des opinions répandues dans l'Orient par les Chaldéens adonnés aux rêveries astrologiques, et dont plusieurs sectes chrétiennes subirent l'influence? Voir la glose de M. Ch. Lenormant sur le dyptique représenté dans les planches XLIV et L du recueil général d'ornements et bas-reliefs.

Toutefois, comme la question de savoir si le type des oiseaux buvant dans une coupe est ou non le symbole de l'Eucharistie, n'est pas encore nettement tranchée, nous croyons devoir revenir ici sur quelques-unes de ces représentations que nous avons été à même d'étudier. L'un des plus beaux spécimens de ce type figure dans la corbeille d'un chapiteau du XII. siècle de l'église cathédrale du Mans; les colombes sont

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très-caractérisées, leur tête porte la crête ordinaire à ce genre ; mais la partie postérieure du corps se termine par un tronçon et une tête de serpent: n'est-ce pas là la traduction littérale de ce passage de St.-Mathieu, chap. 10. Estote ergo prudentes sicut serpentes, et simplices sicut columba? Ici l'intention symbolique ne saurait être méconnue; il s'agit bien évidemment de deux âmes chrétiennes et dès lors le vase dans lequel elles s'abreuvent, ne peut contenir autre chose que la liqueur sacrée. Nous avons vu le même sujet, mais excessivement mutilé, dans les ruines de l'abbaye de Déols près Châteauroux. Enfin il figure également sur les triens Mérovingiens de la

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