Page images
PDF
EPUB

collines boisées, la masse rougeâtre, les deux coupoles et les deux flèches de la majestueuse cathédrale. Vous avez devant les yeux la première de ces imposantes constructions romanes que le moyen-âge a si volontiers assises sur les rives du grand fleuve, et à son aspect vous vous sentez en présence d'une des principales époques de l'histoire. Evidemment il a fallu pour enfanter de telles œuvres que la génération contemporaine fût pleine de la sève de vie qui fait refleurir les peuples, et qu'une race nouvelle pressentant un grand avenir ait passé par là. Le plus bel hommage, en effet, que l'on puisse rendre à la cathédrale de Spire, c'est, ce me semble, de reconnaître qu'elle n'est pas indigne d'avoir été bâtie par le chef des Hohenstaufen pour abriter les tombes de sa fière dynastie. Le roi Louis de Bavière était homme à sentir et à goûter les mâles beautés de l'œuvre de Conrad. Aussi vient-il de décider une restauration complète. J'ai eu le plaisir de voir, à Munich, entre les mains de M. Goërtner, le croquis des décorations qu'il projète et de recueillir, de la bouche de M. Jean Schraudolf, quelques aperçus du poème colossal demandé à son pinceau. Ce n'était point à Schraudolf, c'était à son maître Henri Hess que le roi s'était d'abord adressé mais disons-le bien haut, MM., car il est si beau de voir associés la noblesse du caractère et l'élévation du talent, l'auteur de ces peintures de la Basilica qui vont devenir la première parure de Munich, a été assez grand pour céder à un autre, la nouvelle occasion de gloire offerte par le monarque. M. Hess a voulu que son premier élève devint chef d'école à son tour, devint son rival peut-être, et le jeune Schraudolf médite en ce moment à Rome auprès du vieil Overbeck, le thême magnifique abandonné dans toute son étendue à sa pensée unique rien n'entravera l'artiste. Vous me permettrez de le dire, n'est-ce pas ainsi qu'il faut traiter l'art si l'on veut que ses résultats

deviennent des gloires nationales? Qu'un monument soit comme dépecé en détail et chaque partie livrée à des maîtres indépendants, pouvons-nous attendre autre chose qu'une mosaïque bigarrée où les styles et les idées se heurtent en désordre, ou d'ailleurs l'impossibilité d'un large développement fait avorter les grandes conceptions (1).

L'heureux Schraudolf va vouer les dix années qui suivent la jeunesse au culte le mieux en rapport avec son imagination pleine de fraîcheur, avec son âme aimante et religieuse : il doit représenter toute la vie de la Sainte-Vierge.

Autrefois de nombreux trésors d'orfévrerie, de sculpture et de glyptique, avaient été confiés à l'inviolabilité des tombes impériales, mais les plaines du Palatinat devaient subir le sort des plus belles contrées du monde. Comme une grève ouverte aux flots, elles sont devenues le théâtre privilégié des guerres; elles ont vu des désastres auxquels, il faut le dire, nous n'avons pas été toujours assez étrangers, et de la riche cathédrale il ne reste plus aujourd'hui que les

murs.

Pourtant, sur ces murs dépouillés se trouvent encore quelques bas-reliefs parmi lesquels il en est un qui, certes, n'est pas indigne d'exercer votre sagacité, d'autant plus que celle des plus habiles s'est trouvée jusqu'ici en défaut, et que notre illustre collègue, le coadjuteur actuel de Cologne, qui a écrit sur le Dôme de Spire un livre également remarquable par l'érudition et par le style, va jusqu'à regarder l'énigme comme indéchiffrable. Cette énigme, je vous la

(1) Depuis que cette lecture a été faite, la vil'e de Paris vient enfin d'adopter la mesure dont j'exprimais le désir. Les journaux annoncent que notre grand peintre, M. Ingres, est chargé de toutes les peintures de St. Vincent de Paul. Nous plaignons sincèrement son beau talent d'avoir à lutter contre l'effet disgracieux des lignes architecturales, léguées à M. Hittorf par son prédécesseur.

soumets, MM. : deux lions sont affrontés au centre. Derrière leurs têtes vues de face, sont deux hommes debout dont les mains semblent déchirer la mâchoire des bêtes. Deux autres personnages vêtus d'une courte tunique serrée par une ceinture sont à cheval sur les lions. Au sommet de la scène, deux serpents entrelacés par la queue sont suspendus sur les cavaliers, et chacun de ceux-ci enfonce une main dans la bouche d'un serpent et tient de l'autre un arbre que je crois être un palmier. A droite apparaît debout un cinquième personnage dont la tête est couverte d'un bonnet ou casque arrondi: il tient de la main droite une hampe qui a perdu sa partie supérieure, et de l'autre, il porte un cartouche carré. Il m'a peut-être suffi de vous décrire ce monument pour rappeler à votre souvenir tel texte d'Isaïe qui pourrait bien être le mot de l'énigme; mais, MM., bien que le rigoureux arrêt du savant évêque soit loin d'être sans appel, gardons-nous de conclure trop vîte. Au milieu des premiers tâtonnements d'une science si long-temps négligée, redoutons l'illusion des analogies fortuites; que les esprits sérieux qui vont de plus en plus prendre goût à nos études favorites. n'aient pas à nous reprocher de n'appuyer nos opinions que sur des conjectures plus ou moins ingénieuses. Il faut réunir et comparer les faits, il faut rencontrer et rapprocher les textes c'est à ce prix qu'on a le droit de parler avec quelque autorité, ou, en d'autres termes, qu'on a le bonheur de communiquer des convictions éclairées.

Je ne puis plus, MM., recueillir mes souvenirs qu'en courant. Je ne m'arrête pas à Ulm, production majestueuse encore de la décadence ogivale, ni même à Nuremberg où cette époque a inspiré des monuments plus riches d'effet que de style. Bien que fort peu enthousiaste de l'architecture de plus en plus prétentieuse et tourmentée des XV. et XVI. siècles, bien que choqué dans ma raison et dans mon goût

de voir la pierre s'essayer à l'imitation du bois et du métal, fatigué d'avoir à chercher les lignes d'ensemble sous le luxe effréné de l'ornementation, et de voir l'accessoire envahir partout le principal, j'ai pourtant compris la prédilection des Allemands pour l'art de Nuremberg. Non assurément, cet art n'est pas, comme ils le pensent, leur plus haute gloire, pas plus que l'art de Cologne qui n'a fait que refléter celui de notre saint Louis. La gloire de l'Allemagne est l'art roman; mais toujours est-il que Saint-Sébalde, Saint-Laurent et NotreDame, produisent, aussitôt qu'on y pénètre, une indéfinissable impression qui ne s'efface pas. Elle a sans doute pour cause, outre la puissance d'effet religieux propre à l'architecture ogivale, la richesse de l'ameublement, l'homogénéité du style, la variété dans l'unité qu'il est difficile de rencontrer ailleurs au même degré. Dans les grandes églises, aujourd'hui protestantes, comme dans la chapelle catholique, pas un petit coin négligé. A chaque pilier son vieil autel à rétable avec volets peints: partout les Saints aux graves et douces figures se dressent brillants de pourpre et d'or sous leurs dais ouvragés, les madones pieuses, peintes sur bois à fond d'or et de fleurs, accueillent agenouillés les ancêtres catholiques des familles encore vivantes; la lumière qui descend des longues fenêtres à meneaux déliés n'a rien de commun avec celle qui vous éclaire par les chemins du monde. Le monde où vit la foi vous semble ouvert, il s'anime autour de vous, vous pressentez sa paix, et l'espérance goûte un moment l'illusion de la réalité.

Rendons hommage à la modération du Lutheranisme qui a mieux aimé manquer à la logique que trahir le bon goût, et qui a su respecter, sinon la foi, du moins l'art des vieux âges.

L'art de Nuremberg est l'objet des prédilections allemandes; l'objet des vôtres comme des miennes, MM., sera plutôt celui

de Bamberg. A Bamberg la beauté de l'architecture répond à la beauté des lieux: que dire de plus pour ceux qui les connaissent? Mais cela seul vous annonce que la cathédrale fondée par St. Henri s'est renouvelée en des jours meilleurs. L'édifice actuel, qui rappelle celui de Laon, a été nécessairement commencé au XII. siècle et fini au XIII. C'est surtout à cette dernière époque qu'il faut attribuer deux tombeaux en marbre sur lesquels s'est fixée mon attention. L'un est du pape Clément II, qui avait été évêque de Bamberg. Parmi les bas-reliefs symboliques, qui représentent ses vertus, il en est un qui m'a paru intriguer singulièrement les vénérables chanoines: un homme nu et assis renverse un vase d'où s'échappent des flots, et ces flots il les indique du doigt à une femme assise derrière lui. Celle-ci regarde le premier personnage, et, tenant deux vases, elle verse dans l'un le contenu de l'autre. Ce symbole de la tempérance tant de fois répété au XVI. siècle, était, ainsi que les miniatures nous l'apprennent, populaire au XII. Le fleuve recommande sagement de puiser à son onde pure, et la docile tempérance met de l'eau dans son vin. L'autre tombeau est celui d'un évêque Gunther qui suivit des négociations à Constantinople du temps de Conrad le Salique. Il donna beaucoup à son église, et son église se montra reconnaissante; car les sculptures du sarcophage sont de toute beauté. Plût à Dieu qu'elles fussent aussi faciles à comprendre qu'elles sont remarquables par la pureté du dessin et l'élévation du style. On y trouve un animal que je n'ai vu nulle part, à quatre pattes d'airaignée et à deux corps que réunit une longue tête mutilée. Qu'il ait un sens mystérieux, on n'en peut pas douter en voyant un peu plus loin un léopard passant et six paons affrontés deux à deux au milieu des roses à cinq lobes.

C'est, MM., dans ce tombeau ouvert par M. Goërtner il y a quelques années, qu'a été trouvée une tapisserie

« PreviousContinue »