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avant de se reporter sur la voûte; souvent même, celle-ci, abaissée sous les formes antiques, ne lui a pas échappé au premier coup-d'œil.

Dans les églises, au contraire, où des pilastres soutiennent des ogives, l'épaisseur de ceux-ci, dissimulés par la légèreté des fûts qui les composent, vous dérobe le plan horizontal, et guidant les regards vers le plus grand espace ouvert devant eux les force à se reporter vers le haut; là, l'intersection des nervures des arceaux se distingue à peine; l'ogive, sans éloigner les bases qui la supportent, acquiert une hauteur qui ne laisse guère calculer ses limites; les bas-côtés ne troublent pas l'unité du grand vaisseau. En entrant par la porte du milieu, vous n'apercevez que le maître-autel au-dessus duquel les nervures de l'abside s'épanouissent comme des rayons s'échappant du grand centre vers lequel convergent toutes les pensées et toutes les prières.

Tel est le spectacle que présente l'église ogivale d'un style pur. Mais dans la cathédrale de Pise, par exemple, élevée sur de magnifiques colonnes de granit, vous mesurez, dès l'entrée, tout le plan horizontal; d'un seul coup-d'œil vous embrassez l'étendue qui s'ouvre autour de vous ; l'œil errant dans ce dédale de colonnes mêle celles de la nef et celles des transepts; il y a confusion, l'unité manque, et par conséquent le solennel grandiose, il ne reste que le grand. Si vous élevez enfin les yeux vers le haut, ils sont arrêtés par un plafond plat, surchargé d'ornements que leur éclat et leur lourdeur rapprochent plus encore; l'angle droit qu'il forme avec les parois de la nef brise désagréablement le regard qui tendait à s'élever et le rejette pour ainsi dire sur la terre lorsqu'il cherchait le ciel; quoique le plafond actuel ne date que du commencement du XVII. siècle, il en existait un semblable avant l'incendie de 1596, décoré de peintures.

La diffusion de la lumière est encore une des causes qui

nuisent au caractère religieux dans le dôme de Pise, rien ne s'y voile avec mystère; l'art humain semble y avoir regretté de laisser inaperçu aucun de ses détails. D'autres particularités contribuent aussi à augmenter ce défaut de religiosité; mais comme elles tiennent plutôt à l'ornementation moderne, je n'en accuserai pas l'architecte.

Le dôme de Pise me paraît donc manquer essentiellement de la première condition d'un temple chrétien, la solennité religieuse. C'est un monument précieux sous le rapport des progrès que l'art avait fait à une époque aussi reculée; on voit qu'il avait matériellement atteint un point culminant, peut-être son apogée en ce genre, mais on s'aperçoit aussi que la pensée religieuse dégagée des entraves antiques ne l'y avait pas guidé. Le dôme de Pise n'est pas une église chrétienne, on y sent la mosquée.

Je me suis arrêté dans ces observations à l'intérieur de l'église, parce que c'est là principalemeut que le caractère religieux est de première nécessité; l'extérieur du dôme de Pise offre un mélange de cintres, de pilastres, une intersection multipliée de toits, de lignes rompues qui, hormis dans la façade, détruisent toute majesté; c'est vaste, mais ce n'est pas noble.

Je porterai le même jugement sur les autres monuments qui se groupent autour du dôme de Pise et qui participent du style que Buschetto avait développé dans celui-ci.

Le baptistère construit en 1152 par Diotisalvi offre un mélange de roman et de soi-disant gothique, qui fait de ce bâtiment un assemblage plus bizarre qu'heureux; je suis même tenté de croire que les détestables détails ogivaux, qui ceignent le pourtour du baptistère, ont été ajoutés plus tard et n'entraient pas dans le plan primitif; ils furent probablement construits en même temps que la galerie qui court à la naissance de la coupole du dôme, et pour mettre ces deux

édifices tant soit peu en harmonie. Dans son ensemble, l'architecture ne rachète le manque de grâce par aucun cachet particulier; le détail seul de l'ornementation est remarquable dans plusieurs parties et dans l'intérieur, surtout la chaire par Nicolas de Pise, montre la renaissance de la sculpture dans tout son éclat.

La tour penchée, élevée en 1154 par Guillaume d'Inspruck, a plus de style, parce qu'au moins elle est en harmonie dans toutes ses parties; mais elle manque de légèreté, et la disposition même de son architecture nuit à la première condition d'une tour, l'idée de l'élévation : l'œil arrêté à chaque étage par des lignes transversales mesure avec trop de justesse, chaque mètre de la hauteur, son obliquité n'est qu'un tour de force qui n'apporte aucun agrément à ce monument, bien inférieur au charmant campanile de Florence.

Le Campo Santo n'est précieux que par ses admirables peintures, où cette branche de l'art prouve à quel point le génie intrinsèque des artistes primitifs s'était développé sans imitation. Sous le rapport architectural, il n'y a rien de remarquable, la division ogivale des arceaux intérieurs a été ajoutée postérieurement. La comparaison que j'ai voulu présenter ici, entre le dôme de Pise et les églises du moyenâge purement ogivales, m'amène à tirer la conclusion que celles-ci sont les seules essentiellement religieuses, et que partout où l'art antique s'est glissé dans les constructions de cette époque, a porté atteinte à leur caractère mystique, jusqu'à ce que son envahissement complet eût détruit ce cachet indispensable aux temples chrétiens. A l'appui de cette opinion, et pour prouver qu'au contraire lorsque les églises romanes se sont rapprochées du style ogival, elles ont aussi participé de son caractère religieux, je ferai remarquer l'impression bien différente que fait naître la cathédrale de Lucques. Cette église fut commencée avant celle de Pise, en

1060, et dédiée à St.-Martin par le pape Alexandre II, en 1070. La façade fut élevée en 1204 par le sculpteur Guidetto; enfin la partie du choeur fut aggrandie en 1308.

Quoique les nefs soient divisées par des arcades à pleincintre et que la voûte du milieu ait la même courbe, l'élévation des pilastres qui la soutiennent donne une apparence ogivale à ces arceaux, ou du moins l'obscurité harmonieuse qui règne dans cette église dérobe leur forme précise; le peu de saillie des chapiteaux et du cordon qui règne audessus des arceaux n'arrête pas l'œil qui retrouve agréablement dans la partie supérieure des parois de la grande nef, une partition intérieure de grandes fenêtres ogivales, partagées par des colonnettes et des trilobes; cette architecture, en rappelant le bon style des cathédrales ogivales, donne une grande élévation jointe à une grâce et une légèreté remarquable. Cette église offre encore une disposition toute particulière; les transepts sont divisés en deux nefs de la même hauteur que celle du grand vaisseau, et séparées par un rang de pilastres égaux aussi à ceux de la nef principale. Les fenêtres intérieures qui s'ouvrent dans la paroi supérieure de celle-ci se répètent aussi dans le mur qui partage les transepts en deux; il résulte de cette disposition que dans les différents points de l'église on aperçoit les fenêtres des transepts à travers celles de la nef du milieu, et cette architecture, aussi légère que gracieuse, se dessine vaguement dans la lumière douteuse des vitraux avec un charme tout particulier.

En se rapprochant du style ogival, soit par l'élévation, soit par quelques détails principaux, la cathédrale de Lucques a acquis ce caractère religieux qui est la première condition d'une église catholique. Son architecte semble avoir pressenti l'apparition d'un système exclusivement mystique; il tendait à s'éloigner de l'antique et en cela il fut, à en juger par son œuvre, bien supérieur à Buschetto de Pise.

Il ne faut pourtant pas inférer des réflexions précédentes que toute église ogivale est nécessairement religieuse, par cela seulement qu'elle déploie ce système d'architecture; il en est beaucoup qui manquent totalement de ce caractère, surtout lorsqu'on s'approche de la décadence, et nous citerons pour exemple celle de Brou élevée après 1500, et si remarquable par ses sculptures. D'autres ont perdu leur caractère sous les funestes innovations du rationalisme protestant, ou par les dévastations des guerres ou des barbares restaurateurs. Mais ces différences entre des édifices d'un même genre servent justement de preuve à l'indispensable nécessité de l'harmonie entre l'inspiration et l'exécution; les architectes du moyen-âge en ont été pénétrés, mais il ne leur a pas été plus possible d'en léguer les règles qu'on ne lègue un sentiment ou une croyance. Quand on en vint à ne pouvoir plus que les imiter, on tomba, à leur égard, dans le même inconvénient que les adeptes de l'antiquité, vis-à-vis de leurs modèles; on perdit l'originalité, et l'inspiration religieuse, seule source où l'on peut puiser, se changea en une étude mathématique suffisante pour copier, inutile pour créer.

Mais, me dira-t-on, n'y a-t-il donc d'églises que les églises gothiques et n'en a-t-on pas élevé depuis que ce genre a été abandonné? Je ne craindrai pas de dire que sous le rapport religieux il n'y a de temple du vrai Dieu que ceux du moyen-âge, et que depuis eux aucun édifice servant au culte n'a retrouvé le caractère solennel qui les remplissait.

Si j'avais à parcourir les autres branches de l'art, j'avancerais avec une assurance qui paraîtra peut-être de la témérité que depuis que l'étude de l'antiquité a exclusivement envahi l'art, il est descendu de sa sublimité à des proportions pureinent mondaines. La peinture, en devenant naturaliste, a atteint toute la perfectibilité de la nature humaine, mais

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