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sultat de leur propre piété, sans que le spectacle qui les entoure y ait contribué.

En retrouvant dans presque toutes les églises ogivales, cette impression pieuse, sur laquelle nous insistons, il est bien difficile de ne l'attribuer qu'au hasard, et de ne pas croire qu'en employant ce genre d'architecture, les constructeurs du moyen-âge avaient la conscience de l'effet qu'ils produiraient. Ce serait une injustice et une ingratitude de traiter leurs œuvres de conceptions barbares, remarquables, tout au plus, par leurs masses gigantesques, mais dépourvues de perfection artistique. Bien loin de là, on doit, je crois, les regarder comme le dernier degré où l'art ait pu parvenir, puisqu'en frappant et satisfaisant les sens, elles ont agi puissamment sur l'âme et sur l'intelligence. Quant aux connaissances scientifiques nécessaires pour ériger de pareils monuments, il est inutile de les constater, et nous avons pour en témoigner l'épouvante qu'a notre civilisation, étayée de découvertes, de terminer de pareilles œuvres.

J'ai voulu prouver par les considérations précédentes, que la foi seule avait pu inspirer une architecture d'église qui fût en rapport avec elle. La chronologie des monuments nous fournirait plus d'une preuve de cette assertion, car nous voyons disparaître toute impression religieuse à mesure que le rationalisme s'empare de l'esprit humain, aux dépens de la croyance naïve. Peu à peu la foi déserta l'art dans toutes ses branches; celui-ci se rapetissa, malgré son perfectionnement, aux proportions purement humaines, et perdit cette idéalité sublime qui lui permettait de traduire les émotions intimes de l'âme. Les disputes religieuses et la recherche assidue de l'antiquité en ramenant le doute et le naturalisme dans les arts, mirent l'école à la place de l'inspiration, l'étude à celle du génie; on vit éclore, cette soi-disante renaissance, qui, pour l'architecture religieuse en particulier, fut un arrêt

de mort. Une des preuves que l'on pourrait apporter de ces assertions est l'impossibilité dans laquelle s'est toujours traîné le protestantisme de construire aucune église qui eût un caractère religieux.

L'étude de l'antiquité et les restes nombreux des édifices païens sont les causes pour lesquelles l'Italie ne vit jamais s'élever d'église ogivale d'un style pur.

La cathédrale de Pise, si connue par des dessins répétés, et par l'appréciation qu'ont pu en faire, par eux-mêmes, tant de voyageurs, me servira pour soutenir cette opinion. Le dôme de Pise, commencé en 1063, au moment de la plus grande splendeur de la république, frappe par sa beauté, son élégance, la richesse de son ornementation et de ses matériaux ; mais le caractère religieux en est absent; l'esprit admire, l'âme reste sans émotion; rien ne lui parle dans ce dédale de colonnes, de dorures, de tableaux. Ce manque de religiosité me paraît facile à expliquer par les conditions mêmes dans lesquelles l'architecte fut forcé de travailler; qu'il fût ou non grec, comme on l'a assuré et nié, il connaissait au moins les monuments de Rome, et peut-être même ceux de Grèce; il se peut qu'il eût suivi quelques-unes des expéditions lointaines des Pisans, dans lesquelles il avait pu étudier les constructions sarrazines; en tout cas, il était en rapport avec les peintres et les miniateurs que les Pisans ramenèrent de la Grèce et de Bizance pour la décoration du dôme qu'ils avaient le projet d'élever. D'un autre côté, quel que pût être le degré de foi qui animât Buschetto, son esprit, comme celui de tout homme supérieur de son pays, s'était empreint des idées scolastiques de la philosophie antique, qui se relevait à l'ombre des cloîtres. L'inspiration n'était donc plus native chez l'architecte Pisan; malgré elle, elle était poussée dans une voie d'imitation. La nécessité de se servir des débris gigantesques que les Pisans avaient rapportés

de leurs expéditions, contraignit aussi Buschetto et Rainaldo à se rapprocher du type grec; mais par cela même ils dépouillèrent leur monument de son caractère chrétien. Le Roman pur (si on peut dire cela de ce type, déjà une imitation) avait un cachet grave et sévère qui avait pu satisfaire au renouvellement de l'art architectural; mais les architectes pisans, en développant ses proportions, y apportèrent des innovations qui, loin de tendre vers la pensée mystique du christianisme, retournèrent vers les souvenirs du paganisme. Et pouvait-il en être autrement sur cette terre italienne, tout imprégnée de réminiscences antiques. Les ruines des siècles passés agissaient par leur exemple sur les inspirations architecturales comme les principes de l'école antique guidaient les esprits vers un raisonnement matériel. Il n'était guère possible que rien de natif sortît de ces conditions, où le génie se sentait enserré ; l'originalité était bannie de ce sol que couvrait tant de témoignages d'une civilisation à laquelle on n'osait même espérer d'atteindre.

Pour soutenir cette opinion, qu'en présence de tant de restes de l'antiquité, l'originalité ne pouvait exister dans les édifices italiens, je ferai remarquer, en passant, que la condition bien différente où se trouvait la peinture lui permit d'arriver à cette perfection idéale, quoique matériellement défectueuse, à laquelle l'ont portée Giotto, Andrea Orcagna, fra Beato Angelico, etc.; quoique ces hommes étonnants eussent vu des peintures byzantines, ils ne purent s'astreindre à suivre la voie qu'elles leurs traçaient, et se livrant à l'originalité de leur génie, ils créèrent et devinrent les chefs d'une école purement mystique. D'ailleurs les peintures byzantines elles-mêmes, malgré tous leurs défauts, n'avaient pour but que la représentation de sujets divins, qui n'avaient rien de commun avec le paganisme. L'architecture, contraire, imita, mêla, confondit l'antique avec ses propres inspirations, et ne trouva jamais l'originalité.

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Mais dans les contrées plus éloignées de ce volcan dont le feu civilisateur n'avait jamais été entièrement refroidi par l'invasion des barbares, tout est natif dans l'emploi de l'architecture pour les églises. L'art, dans son premier renouvellement, n'avait osé se livrer à de grandes dimensions; les voûtes étroites, les contreforts massifs, le peu d'élévation des édifices romans, décèlent les craintes des architectes. On cherchait la solidité aux dépens de l'élégance et même au-delà du besoin on tâtonnait l'art, sans oser s'éloigner encore des restes qui servaient de modèles; c'est pourquoi le roman ne me semble qu'une dégénérescence romaine et non pas un type primitif; l'ornementation seule a un cachet originel.

Mais cette imitation de l'antique ne satisfaisant, ni au besoin de contenir de grandes multitudes dans l'enceinte des églises chrétiennes, ni surtout aux élans mystiques de la prière, les architectes du moyen-âge sentirent la nécessité d'aggrandir et d'élever surtout leurs édifices; ils brisèrent les traditions payennes, et ne s'inspirant que de la pensée chrétienne, ils s'élancèrent avec elle dans l'ogive, dans les fûts des piliers, dans l'allongement des fenêtres, dans la hauteur et la légèreté des tours; tout tendit vers le haut, tout aspira vers le ciel. Dès que l'architecture ogivale apparut, elle atteignit presque à son début un développement gigantesque, que les édifices antérieurs ne laissaient pas supposer ; elle sentit au premier pas sa puissance, car elle était en parfaite harmonie avec la foi à laquelle elle était consacrée, et qui l'avait inspirée. L'imitation antique disparut des temples du vrai Dieu; l'âme était satisfaite, parce qu'au culte nouveau on avait élevé des édifices nouveaux dans des contrées où la foi était encore nouvelle; tout fut natif, rien ne vint de l'antiquité; et peut-être une des raisons mystérieuses pour lesquelles nous éprouvons un sentiment religieux

dans les églises ogivales, c'est que jamais leur architecture n'a été employée à un autre culte; tandis que malgré nous dans les monuments imitant l'antique, nous ne pouvons jamais nous dégager entièrement des souvenirs du paganisme. Les architectes du moyen-âge, qui semblent avoir plutôt travaillé pour satisfaire aux besoins de l'humanité, que pour leur gloire personnelle, puisque nous ignorons le nom de beaucoup d'entr'eux, ces architectes, dis-je, ont compris qu'il fallait répandre dans leurs édifices ce doute de la lumière qui, n'arrêtant pas positivement la vue, permet à la pensée de se perdre dans les champs de l'imagination. Dans un temps où presque personne ne savait lire, il n'était pas nécessaire de voir clair dans les églises; on y priait de cœur, parce que l'on croyait avec lui. Ces arêtes étroites, acérées, qui de la base vont se perdre dans l'obscurité douteuse des ogives, guident l'esprit vers les régions spéculatives où se cachent la sublimité; rarement une ligne horizontale coupe l'élan du regard, on se sent enlevé, emporté loin de la terre.

J'oserai dire ici, en m'appuyant sur l'exemple des églises ogivales, que les colonnes sont une des raisons pour lesquelles les édifices de la foi, où elles ont été employées, manquent presque tous du caractère religieux; quelque prodigieuses que puissent être leurs dimensions, l'œil est bientôt arrêté par la ligne des chapiteaux, par les cintres des voûtes nécessairement moins élancées que les ogives; les corniches rabaissent la hauteur en la coupant horizontalement; il n'y a aucune filée (si on peut se servir de ce mot) aucune élévation qui échappe à l'investigation, tout s'y distingue avec clarté, et le mysticisme de la ligne disparaît devant une appréciation exacte. Le regard qui joue autour des colonnes pénètre horizontalement dans leur labyrinthe, il aperçoit l'espace qui s'ouvre derrière elles, et le parcourt

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