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Le 23 octobre 1844, le maire de Caen recevait

la lettre suivante :

Monsieur le Maire,

Etreham, près Bayeux.

Je vous demande la permission d'offrir au musée de la ville de Caen un tableau de Tournières, peintre habile né à Caen même sous le règne de Louis XIV.

Ce tableau représente une anecdote citée, je crois. dans les mémoires de Racine.

Il offre donc quelque intérêt à cause des portraits très soignés de Racine et de Chapelle faits par un peintre contemporain, leur ami, et sera avantageusement placé dans la ville où naquit Tournières.

Le musée de Cac.. ne possède qu'une tête de cet artiste distingué.

Je serais heureux d'y ajouter une de ses compositions les plus remarquables parmi ses ouvrages assez rares. J'espère done, Monsieur le Maire, que vous voudrez bien agréer mon offrande et je vous prie de recevoir l'expression de ma considération la plus distinguée.

Comte d'HOUDETOT, pair de France,

Membre de l'Institut et du conseil général du Calvados.

Cette offre généreuse fut accueillie avec reconnaissance; et le rédacteur du catalogue de 1851, renchérissant sur la donnée de M. le comte d'Houdetot, consacrait à ce tableau la notice suivante, qui fut à peu près intégralement reproduite dans les éditions postérieures:

Chapelle, le spirituel auteur du Voyage en Provence, avait un penchant particulier à l'ivrognerie auquel il se laissait entrainer facilement; mais il était fort éloquent dans l'ivresse et ses discours devenaient persuasifs et pleins d'onction. On raconte qu'étant un jour en tête à tête avec Racine, les deux convives, après avoir bu outre mesure, se mirent à moraliser sur les misères de la vie et les vanités du monde tant et si bien que Racine, pris d'un bean mouvement d'indignation, saisit les livres et les manuscrits qui l'ont rendu immortel et les foula aux pieds comme œuvres indignes et condamnables. C'est cette aventure que l'artiste a reproduite, et ce tableau y donne une certaine authenticité, puisqu'il est contemporain des deux poètes, et que les portraits sont très ressemblants, si l'on en juge d'après la comparaison avec les gravures du temps.

Voici maintenant comment le tableau se présente aux yeux, non prévenus par la lecture du catalogue:

Autour d'une table, sur le milieu de laquelle triomphe un ample flacon empaillé tenu dans un support d'argent, deux personnages sont assis sur d'excellentes chaises Louis XIII de cuir doré et laqué; leur tenue à l'un comme à l'autre est des plus correctes. L'un d'eux, le héros du tableau — dont les traits rappellent ceux de Racine d'après la gravure célèbre de Saint-Aubin, - vêtu d'un habit bleu foncé, au côté duquel pend l'épée de gentilhomme, coiffé d'une ample perruque, désigne

d'une main le flacon, tandis que de l'autre abaissée il montre d'un doigt dédaigneux, épars à terre une douzaine de bouquins, sur les plats d'un desquels on lit Aristotèles et sur lesquels il pose son pied, chaussé du soulier à talon rouge: l'attitude de cet homme est d'un symbolisme très intelligible, il affirme la supériorité de la bouteille sur la science, et rien de plus! Son compagnon l'écoute, le coude appuyé sur la table et supportant du poing une tête goguenarde; sa tête, privée de perruque, est enveloppée d'une sorte de turban à la mode au début du XVIII siècle; sa mise négligée dénote que la scène se passe chez lui, d'autant qu'on peut voir difficilement, il est vrai, sur le fond poussé au noir de la composition l'épée et le chapeau du personnage appendus à la muraille, à droite, un dressoir avec l'attirail ordinaire, et près de la table un appareil — jusqu'ici non cité dans aucun des dictionnaires d'ameublement - un porte-verres et bouteilles composé d'un casier à bouteilles, du milieu duquel part une tige de fer recourbée à sa partie supérieure comme un fouet de maître et terminée par un demi-cercle en fer pour suspendre les verres. Enfin un laquais à perruque, porteur d'un plateau, fait le service.

L'attitude apprêtée de ces deux hommes montre clairement qu'on est en présence d'un double portrait, de même que la disposition succincte et

correcte de la table écarte radicalement l'idée d'une scène de genre. Mais pour voir là Racine et Chapelle, il faut une singulière bonne volonté. M. le marquis de Chennevières fut le premier à s'insurger contre l'attribution du catalogue, et sa critique avisée et circonspecte vit dès 1851 que Chapelle ni Racine n'avaient rien à faire ici. Clément de Ris, au contraire, défendit l'opinion du livret, non sans combattre une de ses affirmations Tournières, remarquait-il, n'était nullement contemporain de ces deux écrivains, car il avait dix-sept ans à la mort de Chapelle (1686) et trente à celle de Racine; il est de toute évidence qu'il avait plus de dix-sept ans quand il exécuta une œuvre de cette force. Clément de Ris aurait encore pu ajouter que les deux personnages du tableau de Caen portent chacun de trente-cinq à quarante ans, et que quand Chapelle avait cet âge-là, Tournières n'était pas encore né.

Je me range sans crainte à l'opinion de M. le marquis de Chennevières, et ce m'est une joie de pouvoir, par des preuves nouvelles assez convaincantes, témoigner de la sûreté de jugement et de la perspicacité de critique de l'auteur des Observations sur le musée de Caen et son nouveau catalogue (un livre qui est en train d'acquérir la rareté du Pâtissier françois ou du Psautier de 1457, j'en avertis les bibliophiles).

Et d'abord, le personnage supposé de Chapelle

diffère radicalement des portraits connus de cet écrivain et notamment de celui peint par Le Brun, comme d'un autre gravé par Desrochers; aucun doute n'est possible à cet égard, et le rédacteur du catalogue de 1851 n'avait assurément pas dû les voir, pour déclarer « que les portraits sont très ressemblants, si l'on en juge d'après la comparaison avec les gravures du temps. »

Comme je l'ai déjà dit, il y a une incontestable similitude entre l'autre personnage et Racine; mais il faut vite abandonner toute tentative d'identification en ce sens.

Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes en présence d'un portrait, et que ce personnage, où l'on cherche Racine, a posé devant Tournières ; quelle vraisemblance y aurait-il à admettre que Racine ait choisi pour se faire représenter une attitude aussi contraire à son caractère et à ses idées ultra-religieuses! N'oublions pas encore que Tournières, quel que fût son talent, n'a pas pu exécuter cette œuvre avant vingt-cinq ans; Racine alors en avait cinquante-six; et le personnage en accuse de trente-cinq à quarante.

Il faudrait alors supposer que Tournières ait voulu faire œuvre satirique à l'endroit du poète ; hypothèse inadmissible, car cette critique ne reposait sur rien. En effet la légende de cette scène d'ivresse, à laquelle le catalogue fait allusion, s'est trompée d'adresse et l'examen du tableau devait en avertir le rédacteur.

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