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Le discours qu'il prononça à la séance publique. est intéressant à lire, on y retrouve les préoccupations habituelles du jurisconsulte et du conseiller d'État; mais, à côté d'observations sur les textes, concernant l'ancienne administration francaise, M. Boulatignier a eu l'heureuse idée, en fouillant. dans sa mémoire, << de nous apporter des souvenirs personnels sur quelques-uns des membres fondateurs de notre Société, passés aujourd'hui à l'état d'ancêtres! » Ces esquisses ne manquent ni de charme, ni de relief; on en jugera par les lignes suivantes relatives à un homme de premier ordre, qui fut la grande illustration de la Faculté des Lettres de Caen et le trait d'union véritable entre l'ancienne Université et la nouvelle, M. l'abbé De La Rue :

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« Dans cette réunion des maîtres de l'enseigne<«<ment supérieur, dit M. Boulatignier, un homme, dont la chevelure flottante était déjà blanchie par l'âge, se faisait remarquer par son activité toute «< juvénile et une certaine verdeur de tempérament qui semblait attester celle de son esprit. Sa physionomie était ouverte; le sourire errait vo«<lontiers sur ses lèvres, mais son regard vif et «perçant était tout plein d'une finesse malicieuse;

en le voyant, il n'était pas difficile de deviner « que la science avait en lui un joûteur aguerri, qui savait au besoin décocher un trait piquant. « Si ma mémoire n'est pas trop infidèle, ni mon

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crayon trop inhabile, vous aurez reconnu à ces traits le professeur d'histoire de la Faculté des Lettres, M. l'abbé De La Rue, qui avait rapporté de l'exil un amour passionné pour les souvenirs « de sa terre natale! Affligé et indigné de la destruction et de la mutilation des vieux monu«ments de la Normandie, de la dispersion ou de la lacération des titres anciens, et plus encore « de l'oubli où étaient tombées l'histoire et la langue de nos ancêtres, il entreprit de nous ramener à l'étude des monuments, des titres et des livres de nos aïeux, quand on pouvait encore en recueillir les débris. Cette idée l'occupait tout << entier. A Paris, où l'appelaient des relations «< considérables, il profitait de ses séjours pour « faire des prosélytes. »

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Nous nous arrêterons ici, Messieurs. L'esquisse tracée par M. Boulatignier est dessinée d'un trait vif et net; elle a, de plus, le mérite d'être ressemblante. Et, à cette occasion, permettez-moi une réflexion. Nous parlons volontiers de décentralisation, de la rénovation de l'esprit provincial, de la résurrection des anciennes Universités. Mais, trop souvent, nous laissons dans l'oubli les hommes qui ont personnifié la province de la manière la plus éclatante. Nous avons, à l'occasion, le buste facile; mais, dans cette Université normande, qu'avonsnous fait pour l'abbé De La Rue, je pourrais ajouter, en reportant ma pensée sur une illustra

tion contemporaine, qu'avons-nous fait pour M. Demolombe?

Un nouveau deuil nous était réservé. A la veille même de cette réunion, nous apprenions la mort de M. le duc d'Harcourt. M. le duc d'Harcourt, qui faisait partie de notre Compagnie depuis le 2 août 1872, avait été attaché comme capitaine à l'état-major de l'armée pendant la campagne d'Italie; plus tard, il avait représenté le Calvados comme député à l'Assemblée nationale. Mais ceux qui ne connaissent de M. le duc d'Harcourt que le militaire et l'homme politique ne le connaissent pas tout entier. Il y avait en lui, ce que l'on ne soupconnait guère, un écrivain remarquable et un penseur original, très personnel, très dégagé de préjugés, d'une sincérité et d'une indépendance absolues. L'auteur se révéla tout à coup par la publication d'un volume de Considérations sociales, qui fut suivi plus tard d'une étude sur l'Égypte et les Égyptiens. M. le duc d'Harcourt ne jure sur la parole d'aucun maitre: il marche seul, sans compagnon et sans guide, dans une voie qu'il s'est tracée lui-même, et, dans sa franchise extrême, il ne s'inquiète ni des conventions sociales, ni des opinions accréditées, ni du pharisaïsme ambiant. J'aurai plus tard à revenir sur les rares qualités qui distinguent ces deux ouvrages; il me suffira, en rendant ici un dernier hommage à la mémoire de M. le duc d'Harcourt, de vous les signaler aujourd'hui.

La Normandie lettrée et les Sociétés savantes de la province ont fait, au mois de février dernier, une perte irréparable en la personne de M. de La Sicotière, sénateur, ancien båtonnier de l'ordre des avocats, ancien directeur de la Société des Antiquaires de Normandie, membre fondateur de la Société des bibliophiles normands, président honoraire de la Société historique de l'Orne, inspecteur divisionnaire de l'Association Normande.

Nous ne saurions avoir la prétention de tracer ici la biographie complète de cet érudit laborieux qui a exploré tous les sentiers et qui, comme Auguste Le Provost, pourrait être appelé le Pausanias normand, tant ses connaissances étaient sûres, variées, nous dirions volontiers universelles; mais nous croirions manquer à un devoir véritable si nous n'apportions ici un dernier témoignage de notre souvenir et de nos regrets à cette chère mémoire, au nom de la Société des Antiquaires dont il était le doyen et dont, à deux reprises différentes, il fut le directeur.

Né à Valframbert, le 3 février 1812, d'une famille ancienne et considérée, Pierre-François-Léon Duchesne de La Sicotière, après de brillantes études classiques au collège d'Alencon, vint faire son droit à Caen, de 1831 à 1834. Presque dès le début, il fut attaché au cabinet de M. ThomineDesmazures. C'est de cette époque que dataient ses relations avec Jules Barbey-d'Aurevilly, avec

son frère l'abbé, avec Trebutien et aussi avec Georges Mancel.

Reçu licencié à 22 ans, il se fixa à Alençon, où il ne tarda pas à conquérir au barreau une situation. enviable et tout à fait prépondérante. C'était un bon civiliste, comme disent les Allemands, et un incomparable avocat d'assises. Personne ne plaidait plus utilement une cause criminelle, non seulement pour le public, mais aussi et surtout pour le jury. Dans ce genre spécial, ses succès furent aussi nombreux qu'éclatants. Ils contribuèrent à lui créer cette grande notoriété départementale qui, sans brigue d'aucune sorte, en fit successivement un député et un sénateur.

Arrivé sur le tard au Parlement, la voix brisée par les fatigues de l'audience et par une bronchite persistante contractée en regagnant la ville d'Alençon, sous la neige, lors de l'invasion allemande, M. de La Sicotière ne parut jamais à la tribune; mais dans les commissions son rôle fut considérable et très apprécié de tous. On a de lui un certain nombre de rapports remarquables. En annonçant au Sénat, en termes émus, la mort de M. de La Sicotière, M. le président ChallemelLacour a mentionné de la façon la plus élogieuse le rapport relatif à la situation de l'Algérie au moment de nos désastres, œuvre considérable qui ne comprend pas moins de 900 pages in-4° et qui éclaire toute une situation. Combien d'autres n'aurions

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