Page images
PDF
EPUB

JEANNE D'ALBRET

Et les Limousins

Lorsqu'une grande figure historique a joué un rôle dans les événements d'un pays, d'une province ou d'une cité, qu'elle y a par ses actes, son caractère ou sa politique tenu une large place, il est bien rare à quelques siècles d'intervalle que sa mémoire se soit conservée parmi les générations postérieures dans toute son intégrité et que la légende, cette poésie parfois un peu folle de l'bistoire, n'y ait pas ajouté certaines amplifications.

Cette remarque peut s'appliquer dans quelque mesure à la personnalité de Jeanne d'Albret, reine de Navarre, vicomtesse de Limoges, au point de vue des souvenirs qui sont restés d'elle dans notre contrée. Au cours de sa carrière si mouvementée et pendant les dernières années de sa vie tout au moins. la célèbre princesse a entretenu avec ses vassaux du Limousin des rapports multiples et fréquents; ses voyages, ses démêlés avec les bourgeois de Limoges au sujet des droits seigneuriaux et surtout de la question de religion, ses efforts persévérants pour acclimater le culte réformé dans une province qui relevait de son patrimoine, tous ces faits ont laissé dans nos annales locales une trace assez profonde (1). Par cela même l'imagination populaire dût en être frappée et cette impression transmise à travers les âges a bien pu sans doute avoir pour effet de dénaturer la réalité des faits et donner lieu à des croyances fictives et sans apparences même de fondement.

(1) De 1556 à 1572, les registres consulaires du Château de Limoge contiennent au moins 150 pages sur les événements auxquels la reine a été plus ou moins mêlée.

Ne serait-ce point à une origine de cette sorte qu'il faudrait faire remonter une tradition assez singulière, d'après laquelle la reine de Navarre aurait habité le château d'Aixe durant la dernière partie de son existence et y aurait même été inhumée ? tradition ou plutôt légende, fort vague et peu accréditée même, semble-t-il, parmi les habitants de l'attrayante petite localité voisine de Limoges, mais qui toutefois ne paraît pas avoir pris naissance dans le cerveau fantaisiste de quelque contemporain (1).

En effet, le Dictionnaire géographique, historique, industriel et commercial de Girault de Saint-Fargeau contient à l'article «< Aixe >> cette mention : « La tradition rapporte que Jeanne d'Albret, reine de Navarre, en fit sa résidence (du château) pendant les dernières années de sa vie et qu'elle y est enterrée ».

Le témoignage d'un dictionnaire est une faible autorité en la matière; mais l'auteur de la notice n'a rien inventé apparemment; il n'a dû faire que puiser ses renseignements dans un écrit antérieur, sans doute dans un de ces ouvrages qui n'ont pas grand chose à voir avec la critique et la vérité historique.

La tradition a contre elle, en tous cas, non seulement toutes les vraisemblances, mais encore les témoignages les plus authentiques; les mémoires du temps permettent de suivre la carrière de Jeanne d'Albret, sans laisser la moindre place pour une résidence au château d'Aixe, et les circonstances qui suivirent sa mort n'autorisent pas davantage la possibilité d'une inhumation en ce lieu. Il convient même dès à présent de faire observer que l'un de nos principaux annalistes limousins, le Père Bonaventure de SaintAmable, a rapporté que la reine fût enterrée à Lescar dans la sépulture de ses aïeux. On verra plus loin que cette assertion du Père Bonaventure repose sur une simple conjecture; car il y a, pour dire vrai, un certain doute, une question à poser et à résoudre en ce qui concerne le lieu de l'inhumation définitive de la reine de Navarre; mais le château d'Aixe n'a rien à faire dans cette question.

De la légende il faut donc revenir à l'histoire.

Mais de cela même qu'une légende a pu exister, il nous a paru d'un certain intérêt de rappeler cette curieuse figure de Jeanne d'Albret et de rechercher quels furent exactement ses agissements en Limousin et ses relations avec les habitants de cette province.

(1) Il y a quelques années, à propos d'un article inséré dans un journal de Limoges où le fait était indiqué, un de nos concitoyens, originaire d'Aixe, nous affirma avoir vu ce fait rapporté dans un ouvrage fort ancien, dont il ne put nous faire connaître, il est vrai, ni le titre ni l'auteur.

Au cours de cette esquisse rapide et succincte, nous retrouverons bien des faits déjà connus par la lecture de nos chroniques, déjà même commentés et appréciés par quelques-uns de nos érudits les plus compétents. Mais nous avons essayé de les grouper, en nous plaçant à un point de vue tout spécial, pour en faire ressortir plus distinctement le rôle du personnage dont nous nous occupons. Les lecteurs y pourront juger de l'étendue de ce rôle sous ses différents aspects et discerner eux-mêmes si dans ces faits une légende quelconque devait trouver quelque racine.

I

La province du Limousin faisait partie de l'apanage des rois de Navarre, depuis le mariage accompli, en 1470, de Françoise de Blois avec Alain, sire d'Albret, qui fut le bisaïeul de Jeanne. Cette princesse devint elle-même vicomtesse de Limoges, à la suite de son père Henri d'Albret, mort en 1555, et en l'honneur duquel les consuls firent célébrer, le 15 juin de cette même année, sur la demande de M. d'Hautefort, gouverneur du Limousin, un service funèbre en l'église collégiale de Saint-Martial.

Jeanne d'Albret avait épousé en 1548 Antoine de Bourbon, duc de Vendôme (1).

(1) Le contrat de mariage est du 20 octobre 1548.

De cette union naquirent quatre enfants: 1° Henri, duc de Beaumont, né au château de Coucy le 21 septembre 1551 et mort à La Flèche le 20 août 1553; 2° Henri IV, né à Pau le 14 décembre 1553, baptisé le 6 mars suivant; 3o un autre fils né au château de Gaillon, en Normandie, le 19 février 1554, et qui périt l'année même de sa naissance d'une chûte par une fenêtre due à l'imprudence de sa nourrice; 4° une fille, Catherine de Bourbon, princesse de Navarre, née le 7 février 1559, mariée le 30 janvier 1599 à Henri de Lorraine, duc de Bar, morte sans postérité le 13 février 1604. Quelques historiens font mention d'une autre fille qui serait née le 12 avril 156 et morte quelques jours après sa naissance.

Il est constant que quatre années avant son mariage avec Antoine de Bourbon, Jeanne d'Albret avait été unie avec Guillaume de La Mark, duc de Clèves; mais ce mariage, imposé par des influences politiques, ne fut pas consommé et la nullité en fut prononcée par le Saint-Siège l'année d'après (1545). M. le baron de Rubbe a publié un historique intéressant des péripéties de ce mariage dans le tome XIV des publications de la Société de l'histoire de France.

Voir aussi l'ouvrage de M. de Rochambeau qui a pour titre : Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret, (Galerie des hommes illustres du Vendômois).

Dans l'année qui suivit leur avènement, les deux époux firent leur premier voyage dans la province et visitèrent Limoges, sa capitale. Les consuls avaient été avisés de leur intention par une lettre d'Antoine qu'avait transmise M. d'Escars, et le voyage devait de prime abord s'effectuer au mois de mai 1555; mais il fut retardé par des circonstances politiques et n'eût lieu qu'au mois de décembre suivant. Arrivés en Haut-Limousin, les princes passèrent la nuit du 19 décembre au château des Cars et se rendirent le lendemain au château d'Isle où les magistrats, accompagnés d'un grand nombre d'habitants, vinrent leur apporter les clefs de la ville et leurs congratulations; de là ils partirent le même jour pour Limoges, avec une escorte de seigneurs et de prélats et s'arrêtèrent au prieuré de Saint-Gérald; ils couchèrent au prieuré et le jour suivant eut lieu leur entrée solennelle en nos murs.

Les registres consulaires donnent de longs et curieux détails sur les préparatifs de la fête, sur le défilé des autorités, des corporations et de la milice et sur l'entrée du roi et de la reine qui eut un caractère très imposant; une pompe somptueuse y fut déployée et trois grandes pièces en vers ou moralités furent exécutées pendant le parcours. Les princes firent du reste chacun leur entrée à part et descendirent ensuite au château du Breuil. Les cérémonies et les fêtes continuèrent le lendemain et les jours suivants, et le surlendemain, ajoute notre chronique, on fit hommage aux illustres visiteurs de deux magnifiques pièces d'orfèvrerie en or, parfaitement travaillées et contenues dans des coupes d'argent.

Les princes séjournèrent à Limoges pendant toutes les fêtes de Noël et n'en repartirent que le 28 décembre, accompagnés avec grand honneur par les magistrats et les habitants jusqu'au lieu du Majambost, à une demi-lieue de la ville (1).

Cet empressement des bourgeois à bien recevoir leurs vicomtes était non seulement une marque de haute déférence à leur égard, mais aussi sans doute un acte de bonne politique. Depuis longtemps en difficulté et même en lutte avec eux, malgré les arrêts de justice, au sujet de l'exercice des droits seigneuriaux, ils opposaient à leurs revendications une inertie ou des négociations patientes dans lesquelles ils se sentaient soutenus par le pouvoir royal toujours grandissant; mais ils estimaient à juste titre devoir plus attendre, pour la solution du conflit, de la bienveillance de leurs suzerains que des décisions des parlements.

(1) Registres consul., t. II, pages 105 et suiv., 108 et suiv.

V. aussi les ouvrages du Père Bonaventure de Saint-Amable et de P. de Jarrige.

A ces causes de dissentiments assez sérieuses, car elles touchaient aux intérêts pécuniaires, allaient bientôt venir s'ajouter des différends d'un ordre plus général, mais encore plus graves pour l'époque. La question religieuse, en effet, préoccupait déjà vivement les esprits, soulevait les passions et suscitait de grands embarras. Le Limousin n'avait pu échapper au contact et à l'invasion des idées réformistes qui avaient conquis dans le Midi et dans l'Ouest de la France d'assez nombreux adeptes. Le mouvement était encore peu sensible, et n'était pas appelé d'ailleurs à prendre une grande extension. Mais depuis un certain nombre d'années déjà, les calvinistes avaient pris pied sur certains points de la région, à Beaulieu, à Pierrebuflière, à Aubusson, au Vigean, à Uzerche où les chefs de l'abbaye eux-mêmes avaient pris l'initiative du mouvement; quelques années plus tard, leur présence ou leur influence était constatée à Rochechouart, à Saint-Junien, à Aixe, dans quelques autres localités encore; à Saint-Yrieix, au mois de janvier 1561, les gens de la nouvelle religion célébrèrent la cène dans la maison d'un viguier de cette ville, en présence de trois ministres (1). La Marche et le Bas-Limousin, où le pouvoir central se faisait sentir de moins près, se montraient encore plus accessibles aux idées nouvelles.

A Limoges, la propagande rencontrait une résistance des plus énergiques; cette ville avait assisté en 1555 au triste spectacle du supplice de Guillaume du Dognon, vicaire de la Jonchère, brùlé comme hérétique sur la place des Bancs. Les répressions ou les menaces n'empêchaient point cependant les manifestations de se produire. En 1559, le libraire Guillaume de La Nouaille publia à Limoges un cathéchisme extrait de celui de Genève par Jean Reymond Merlin et une édition vulgaire du Nouveau testament (1). Vers le même temps, un pasteur du nom de Lafontaine faisait des prédications dans les bois du Moulin-Blanc, aux environs de la ville; ces prédications et les assemblées s'étendirent bientôt jusque sous les murs de celle-ci, à la Borie, à Montjauvy, à la Couture. En 1561, après l'édit de tolérance inspiré par la politique modérée du chancelier de l'Hospital, les réformés transportèrent leurs prêches dans les maisons; ils achetèrent même l'immeuble de l'orfèvre Jean Bertrand, situé près de l'hôpital Saint-Martial, et c'est là qu'on venait entendre le ministre Brunel Peleus du Parc, qui peut être considéré comme le véritable organisateur de la nouvelle église à Limoges; autour de sa chaire, affirment quelques chroniques,

(1) Histoire de la Réforme dans la Marche et le Limousin, par M. Alfred Leroux, p. 24.

« PreviousContinue »