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ment dans ce pays pour y continuer les traditions des siens en y donnant l'exemple d'une vie familiale, en faisant le bien autour de lui. Il s'y maria selon son cœur : la joie entra dans sa maison; l'avenir semblait s'ouvrir pour lui sous les plus heureux auspices. Mais la mort impitoyable vint tout à coup frapper à sa porte et creuser un vide immense à son foyer. La demeure où il avait goûté quelques jours heureux devint pour lui inhabitable; elle ne lui rappelait plus que d'amers souvenirs. Il s'en éloigna et chercha dans l'étude et dans les voyages un adoucissement à sa douleur.

Ce fut un admirable voyageur. Il parcourut la France dans tous les sens pendant quarante ans, le crayon et le mètre à la main, visitant les moindres bourgades, recherchant les monuments les plus ignorés, les photographiant lui-même, interrogeant les gens, prenant des notes, levant des plans, estampant des inscriptions et rapportant après chaque voyage une abondante moisson.

Au retour à Paris, tout ce précieux butin était soigneusement classé dans son appartement de la rue des Saints-Pères, que connaissaient bien ses amis. C'était au fond d'une cour tranquille, au cinquième étage; la vue s'étendait sur l'École des BeauxArts et sur l'Institut. Il s'y trouvait bien pour travailler. Quand on voulait le consulter, on était sûr de le rencontrer le matin chez lui et d'être affectueusement accueilli. Il ouvrait libéralement ses carnets et ses portefeuilles; on recueillait auprès de lui le document précis, la note ou la photographie qu'il avait été impossible de se procurer ailleurs. Laurière avait tout vu; il avait tout noté. Avec quel plaisir il se dépouillait du fruit de ses recherches pour le mettre à la disposition de ses amis, et souvent même de personnes inconnues! Il y ajoutait des explications pleines de clarté et d'érudition, se sentant heureux de faire quelque chose d'utile ou de profitable à la science.

Sa bonté allait encore plus loin au courant des recherches de ses confrères, il était à l'affût de ce qui pouvait les aider; il travaillait pour eux en voyage, s'écartant intentionnellement de sa route afin de leur rapporter le renseignement qui devait les aider à résoudre une intéressante question.

Après les journées de labeur, il passait ses soirées à déve

lopper les clichés pris pendant le jour et se reposait ensuite en écrivant à ses amis. Ce n'étaient pas de ces billets courts et secs à la moderne ; c'étaient de longues et charmantes lettres, délicates, fraîches, pleines d'esprit, où son cœur se découvrait tout entier. Il y racontait avec humour ses impressions de voyage, ses aventures, les difficultés surmontées pour rechercher un monument, les rencontres heureuses ou étranges qu'il avait faites. Quel charmant recueil on composerait avec cette correspondance, où se reflétait son âme tendre et qui portait l'empreinte de sa distinction native.

Presque chaque année il se rendait en Italie, où il avait contracté de précieuses amitiés, et notamment celle du grand archéologue qui fonda, avec tant de solidité et d'éclat, la science des premières antiquités chrétiennes. A diverses reprises, le commandeur De Rossi lui confia la mission de faire connaître en France certains de ses travaux. Laurière s'en acquitta en les traduisant dans le Bulletin Monumental et en les mettant ainsi à la portée de tous. En dehors de l'archéologie chrétienne, vers laquelle il se sentait attiré d'une manière spéciale, il recherchait surtout en Italie tout ce qui pouvait rappeler les relations de la France avec ce pays, ou offrir un intérêt pour notre histoire nationale: souvenirs de la domination française, souvenirs des combats livrés par nos soldats, statues de nos princes et de nos héros, anciens dessins des monuments romains de la Gaule conservés dans les bibliothèques, documents sur les étudiants français dans les universités, il s'ingéniait à recueillir ainsi une foule de faits et de détails complètement ignorés. Il suivait avec passion les fouilles des grands monuments de Rome, celles des Catacombes, celles du Forum, celles d'Ostie ou de Pompéi, et se plaisait à en signaler les résultats aux diverses sociétés dont il faisait partie. L'École française de Rome lui faisait fête il y retrouvait des amis en la personne de Geffroy ou d'Edmond Le Blant, et la jeune génération trouvait en lui le meilleur et le plus indulgent des maîtres.

L'Espagne et le Portugal reçurent sa visite à une époque où les difficultés de communication rendaient assez pénibles les excursions dans ces contrées. Il se rendit aux iles Baléares, en Sicile, qu'il explora avec un soin minutieux et dont il revint

plein d'enthousiasme; il séjourna en Sardaigne, en Corse, où il signala des églises très intéressantes et de rares monuments antiques. L'Orient l'attira: il parcourut la Syrie pour y étudier les grandes basiliques, dont le marquis de Vogüé venait de démontrer l'intérêt. Enfin, j'eus le bonheur de l'emmener avec moi en Algérie et en Tunisie; il fut pour moi le plus délicieux compagnon, il m'aida de son expérience, de ses conseils et de son amitié, et ce souvenir reste un des plus doux de mon existence.

Mais Laurière fut autre chose qu'un voyageur. Nommé par Arcisse de Caumont inspecteur pour le département de la Charente, il ne tarda pas à se montrer le plus actif des membres de notre Société. Avec sa bienveillance native et le besoin de dévouement qui était en lui, il devint promptement le meilleur de ses serviteurs.

En 1874, à la suite de difficultés administratives, M. de Cougny, qui avait succédé à M. de Caumont, crut devoir donner sa démission de directeur; Léon Palustre fut désigné, avec le comte de Mellet et Jules de Laurière, pour constituer une Commission provisoire chargée de l'administration de votre Compagnie. Dans ce triumvirat, Palustre représentait l'initiative et la marche en avant.

La situation de la Société était assez critique. Les amis d'Arcisse de Caumont, dont la tombe était à peine fermée, n'envisageaient pas l'avenir sans de grandes préoccupations; à la suite des événements politiques et de la guerre, de nombreuses démissions s'étaient produites; l'œuvre de votre illustre fondateur leur semblait en péril. Léon Palustre n'hésita pas à accepter la tâche difficile qui lui fut proposée; il s'adjoignit Laurière comme secrétaire général.

Ces deux hommes, qui vécurent si intimement unis, étaient de caractère absolument différent. Autant Palustre était ardent. autant Laurière était sage et réservé. Jamais le plus léger nuage ne s'éleva entre eux. Ils se complétaient l'un par l'autre, et pendant dix années ils restèrent à la tête de votre Société pour son plus grand bien.

Palustre donna au Bulletin Monumental une brillante impulsion; il dirigea vos Congrès avec la plus grande activité. Homme

d'action dans toute la force du terme, il avait l'habitude d'aller droit au but, Rien ne pouvait l'arrêter quand sa résolution était prise; il ne tournait pas les obstacles, il les renversait. Assez peu endurant de sa nature, se plaisant plutôt aux escarmouches et à la bataille, il n'avait pas précisément les qualités d'un diplomate. Avec un caractère aussi décidé, les discussions n'étaient pas faciles; quand il avait affirmé quelque chose, il n'aimait pas les observations; il n'admettait guère les contradictions, pourtant inévitables dans les réunions scientifiques.

Certains froissements auraient pu se produire, au grand détriment de la Société, si la Providence, toujours prévoyante et secourable, n'avait pas placé auprès de lui le collaborateur le plus utile et le plus discret en la personne de Jules de Laurière. Quand Palustre avait exposé ses idées de sa petite voix autoritaire et perçante, d'une façon souvent un peu rude pour ceux qui ne les partageaient pas, l'excellent Laurière s'avançait, la figure souriante, le crayon à la main, il prenait la parole, adoucissait en termes bienveillants la démonstration qui avait jeté quelque trouble dans l'assistance et ramenait avec un tact exquis les orateurs à la question dont ils avaient paru s'écarter. Son désir de paix et de concorde était si évident et si touchant qu'on était immédiatement conquis par l'atmosphère de bonté qui rayonnait de toute sa personne. Palustre avait d'ailleurs pour lui un véritable culte. Il eut une suprême occasion de lui prouver son amitié lorsque, le 8 octobre 1894, il vint à La Rochefoucauld remplir la mission, vraiment cruelle pour un vieil ami de trente ans, de rendre un public hommage, au nom de votre Société, à celui qui l'avait si bien servie et si bien aimée. Il le fit avec un élan de cœur admirable.

«La Société française d'Archéologie regrettera longtemps, disait-il, l'un de ses membres les plus actifs, les plus dévoués, les plus savants, le type du confrère aimable et complaisant, le secrétaire général modèle, toujours prêt à assumer les besognes difficiles, ne cherchant qu'à faire valoir ceux qui composaient pour lui une grande famille, plus heureux des succès d'autrui que des siens propres. »

On ne pouvait mieux dire, on ne pouvait tracer un portrait plus vrai et plus fidèle de Jules de Laurière,

Laurière préparait les Congrès avec bonheur. Il combinait ses voyages afin de les rendre plus profitables aux réunions annoncées, étudiait à l'avance les églises et les monuments, s'enquérait des hommes qui pouvaient être utiles. Les communications n'étaient pas alors aussi simples qu'aujourd'hui; il n'y avait pas encore de Syndicats d'initiative dans toutes les villes. Laurière arrêtait lui-même les moyens matériels de circulation, il rédigeait des notes pour alimenter les séances; il se multipliait afin que tout marchat à souhait. La trace de son intervention se retrouve dans vingt volumes de vos Congrès et du Bulletin Monumental. Elle a été si bien rappelée par le comte de Marsy que je n'ai pas l'intention d'y insister. Son action fut constamment bienfaisante, et si l'on dressait une bibliographie complète de ses travaux, on serait frappé de leur variété et de leur intérêt. Ce fut un grand et admirable travailleur.

En assistant à l'ouverture du Congrès d'Angoulême comme délégué du Ministère de l'Instruction publique et de la section d'archéologie du Comité des Travaux historiques, il m'a semblé qu'il était bon de rendre hommage à ce confrère disparu, qui fut, dans la force du terme, un homme de bien. N'est-il pas réconfortant de mettre nos réunions sous sa protection, n'est-il pas juste d'offrir à la chère et vénérée mémoire de cet enfant de l'Angoumois le tribut de notre reconnaissance et de notre admiration? Son àme d'élite doit tressaillir aujourd'hui dans sa tombe et faire des vœux pour le succès de vos travaux.

Cher et excellent ami, une vraie et solide affection comme la vôtre est le meilleur bien de ce monde. Quand la mort est venue la rompre, on en sent encore plus vivement le prix et on compte parmi les plus grands biens de la vie celui de l'avoir éprouvée. Ma pensée se reporte vers vous avec émotion et fierté, au moment où tout le passé me revient à la mémoire et au cœur.

M. le vicomte Amaury de Ghellinck-Værnewyck. délégué du gouvernement belge, prononce ensuite une allocution où il exprime toute sa joie et sa fierté de représenter à nouveau cette année une nation amie.

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