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répondit l'un des hardis aventuriers qui l'entouraient, mais je ne vous avais pas reconnu. »-« Par la face de Lucques (1), tu es un brave, je veux avoir bientôt ton nom sur le rôle de mes hommes d'armes, et tu seras content de la paie. »

Bientôt les assiégés manquèrent d'eau, et Henri Beauclerc envoya un hérault dire à ses frères qu'il était odieux de chercher à le réduire par les tortures de la soif, quand ils se vantaient d'être des guerriers et d'avoir des armes.

Le duc Robert se souvint des liens qui le rattachaient de si près à celui qu'il était contraint d'assiéger, et peut-être aussi des dernières recommandations de leur père mourant, qui avait recommandé Henri à ses deux aînés (2). Il fit choisir la meilleure pièce de vin qu'il eût, et l'envoya à son frère, avec la permission de faire prendre de l'eau douce en terre ferme.

(1) Per vultum de Luca, c'était le juron habituel de Guillaume le Roux. La face de Lucques était un tableau fort célèbre alors, et très-vénéré, qui représentait la face de Notre-Seigneur, et que l'on attribuait à Nicodème. Cette précieuse peinture avait été apportée à Lucques en l'an 702, et avait pris le nom de cette ville. Voir Henschenius, notæ in Eadmer Historia No

vorum.

(2) Le Roman de Rou, vers 14282, racontant les derniers moments de Guillaume le Conquérant, lui fait dire :

a Et à Guillaume ci comant
Et à Robert l'altre fils mant
Ke chacun en sa poesté
1ssi comme il m'a en chierté
Face Henri riche et manant
Plus ke home de li tenant. »

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Guillaume le Roux n'était pas fait pour ressentir la même faiblesse que son aîné. Il lui fit des reproches violents : « Vous vous entendez à faire la guerre en faisant ainsi passer des vivres à ceux que vous assiégez!»«Eh! par le Pape, répondit Robert, fallait-il donc laisser notre propre frère mourir de soif! Lui mort, qui le remplacerait pour nos cœurs (1)? »

Enfin, Henri fut obligé de capituler. Il obtint de pouvoir se retirer avec ses compagnons en Bretagne. De là il passa en France, et finit par se retirer dans le Vexin, où pendant deux années il vêcut en aventurier (2), et son exil ne contribua sans doute pas médiocrement au repos que, pendant ce temps, goûta la Normandie (3).

Après la reddition du Mont-St-Michel, le duc Robert revint à Rouen avec Guillaume le Roux, et y convoqua tous les évêques et les barons de la province, pour y dresser une sorte de charte destinée à servir de base au droit public de la province (4).

(1) Guillaume de Malmesbury, liv. IV, § 310, et le Roman de Rou, vers 14705 et suiv. C'est aussitôt après avoir rapporté cette anecdote que Depping s'écrie: « Ce qui indigne surtout dans l'histoire de la dynastie des enfants de Guillaume, c'est l'absence de toute affection de famille, ses trois fils passèrent leur vie à se tourmenter et à se ruiner mutuellement. > Depping a compilé les récits, et surtout les déclamations d'Orderic Vital, et n'en est guère plus la dupe que beaucoup d'autres. (2) Ord. Vital, t. III, p. 379. · Contra: Willelm. Malmesb., liv. IV, § 310.

(3) Fereque duobus annis a bellis Normannia quievit, Ord. Vital, eodem.

(4) « Hæc est justitia quam rex Willelmus qui regnum Angliæ

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Cette constitution, en s'efforçant de réprimer les violences les plus habituelles alors, les indique, et fait entrevoir un état social étrangement tourmenté. Elle défend sous peine de forfaiture d'attaquer les personnes qui déclarent se rendre près du Duc, ou à son armée, ou ceux qui en reviennent. Elle interdit de fortifier les habitations, de creuser des fossés de plus de cinq ou six pieds de profond, d'élever des palissades, d'établir des retranchements sur les hauteurs ou dans les îles. Tout château doit toujours être ouvert au Duc, et celui-ci a le droit d'exiger que le châtelain envoie à la cour des ôtages de sa fidélité. -- Il y a peine de forfaiture contre ceux qui auraient assailli quelqu'un, ou dressé des embuscades dans les forêts appartenant au Duc; contre ceux qui poursuivraient un ennemi avec des armes, et, même sous prétexte de représailles, incendieraient les biens de leur adversaire ou enlèveraient une femme de sa famille, sans s'être d'abord plaints au Duc; contre ceux qui, sous un prétexte quelconque, auraient maltraité ou rançonné des marchands; contre ceux qui, sans un jugement régulier, et hors le cas de flagrant délit, auraient fait subir à un homme une mutilation quelconque. -Si la connaissance d'un crime est réservée au Duc, nul ne peut prévenir son jugement.-Défense à tout seigneur de battre monnaie. Toute la monnaie doit être frappée à Rouen ou à Bayeux, etc...

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acquisivit, habuit in Normannia, et hic scripta est sicut Robertus Comes Normanniæ, et Willelmus rex Angliæ, filii ejus et hæredes, prædicti regis fecerunt recordari, et scribi per Episcopos et Barones. » D. Martène, t. IV, p. 117.

Cette rude législation était un.commencement fort important de l'œuvre de pacification et d'ordre que les temps exigeaient, et fut sans doute un grand service rendu au pays.

La nouvelle de l'invasion du Northumberland par le roi d'Écosse, Malcolm, rappela tout à coup le roi Guillaume le Roux en Angleterre. Son loyal et brave frère, devenu son allié, voulut l'assister dans cette grave circonstance, et partit avec lui.

Le 25 septembre 1091, Robert et Guillaume avaient franchi la Manche, traversé l'Angleterre, et étaient en présence de l'ennemi retranché derrière le Fyrth de Forth; mais la tempête avait dispersé et détruit la flotte du roi d'Angleterre, et son armée, qui avait affreusement souffert du froid et du manque de provisions, se trouvait sans moyens de franchir le golfe profond qui l'arrêtait (1).

Dans cette difficile situation arriva un hérault envoyé par Malcolm. « Roi Guillaume, dit le messager au nom de son maître, je ne vous dois rien sinon le rude accueil que je vous ménage si vous venez jusqu'à moi. Mais si je voyais le prince Robert, le premier né du roi Guillaume votre père, je serais prêt à lui rendre tout ce que je lui dois (1). » On se souvient qu'en effet c'était entre les mains de Robert Courte-Heuse que Malcolm avait jadis rendu hommage pour l'Écosse, et que plus tard, contraint de se soumettre, il l'avait choisi pour parrain de sa fille Mathilde ou Édith.

(1) Ord. Vital, t. III, p. 394.

(2) Ibid., p. 395.

Le duc Robert, accompagné de quelques chevaliers, fut choisi par son frère, qui connaissait son ferme honneur et sa loyauté, pour aller traiter avec Malcolm.

Le roi d'Écosse le reçut avec respect, et après lui avoir montré sa formidable armée, il lui dit : « Vous voyez qu'avec de telles forces, je suis en état de bien recevoir votre frère s'il vient jusqu'à moi. Puisse-t-il en avoir le courage, je le souhaite, et il apprendra ce que valent nos bras. Et cependant je me souviens que le roi Édouard m'a donné le Lothian comme dot de sa petite-nièce Marguerite. Ce que son prédécesseur m'avait donné, le roi Guillaume le Conquérant me l'a confirmé ; il le fit en votre présence, Prince, et en vous recommandant de ne pas l'oublier. Ce que j'ai promis entre vos mains, à vous, j'y serai fidèle. Mais à votre frère, je n'ai rien promis, et je ne dois rien. Comme le dit Notre-Seigneur, personne ne peut servir deux maîtres (1). »

Le chevaleresque duc de Normandie était trop loyal pour vouloir comprendre les insinuations que contenait un tel discours, et, fidèle allié de son frère, il répondit : « Ce que vous dites est vrai, Malcolm, mais bien des changements se sont accomplis, et les premiers arrangements de mon père ont subi de profondes modifications. Aujourd'hui donc, Seigneur Roi, je viens vous demander de vous confier à moi, et de me suivre vers mon frère. Vous trouverez près de lui un pacifique accueil, et parce qu'il est plus voisin de vous, plus puissant et plus riche que moi,

(1) Ord. Vital, t. III, p. 395.

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