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J'ai entrepris la restauration d'un vieux portrait de notre galerie normande, et je demande, en présentant la figure renouvelée de notre antique duc Robert Courte-Heuse, qu'on veuille bien, avant de crier au paradoxe historique, se donner la peine de réfléchir sur le principal moyen dont j'ai usé pour arriver à cette réhabilitation.

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Je me suis attaché à rétablir dans le récit de sa vie l'ordre chronologique. Pour qui est familier avec notre principal historien, Orderic Vital, il est facile de comprendre que l'entreprise pouvait et devait modifier l'aspect des événements.

Ce naïf procédé déjoue la première habileté d'un historien partial, qui est d'introduire la confusion dans les dates, et d'obscurcir la vérité quand il n'ose la modifier trop complètement, en la dissimulant par des confusions de faits. Je l'ai éprouvé avec l'hypocrite historien de Thou, et m'en suis assez bien trouvé pour vouloir l'essayer sur Orderic.

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L'étude attentive de la chronologie dans l'histoire est beaucoup trop dédaignée par la critique moderne. Sans doute, il est plus facile d'adapter à des récits tout faits des appréciations à la mode du jour, ou de se lancer dans les considérations profondes sur les destinées humanitaires. Mais ce n'est qu'en rétablissant l'ordre exact des faits qu'on peut vérifier la véracité des récits, et se mettre en garde contre les habiletés des historiographes adulateurs, des chroniqueurs passionnés, et des compilateurs naïfs.

C'est là ce que j'ai essayé de faire, et c'est à l'aide d'un moyen si peu brillant, mais assurément fort légitime, que j'ai tenté de recònstituer la vraie

figure du dernier de nos ducs souverains, outrageusement défigurée par les plumes officieuses aux gages de son bourreau, et que je suis arrivé à la retracer non pas sans défauts, ni d'une perfection idéale, mais loyale, noble et vaillante, telle que j'ai l'honneur de vous la présenter.

Rots, 8 déc. 1869.

JEUNESSE.

ROBERT, COMTE DU MAINE.

Quand la victoire du Val-des-Dunes (1047) eut affermi l'autorité de Guillaume le Bâtard sur toute la Normandie, le jeune duc, il avait alors vingt ans à peine, épousa Mathilde, fille de Beaudoin V, comte de Flandres, et d'Adèle de France.

Vers l'an 1054 naquit leur premier fils, il fut nommé Robert, du nom de son aïeul Robert le Magnifique, mort au pèlerinage de Jérusalem, dixneuf ans auparavant.

Sans qu'on pût prévoir encore les conquêtes et les grandeurs futures de son père, qui n'eût cru permis de prédire au noble rejeton de si glorieux parents une vie, sinon aussi heureuse, du moins aussi brillante qu'elle serait longue ?

Il vêcut quatre-vingts ans. L'Europe et l'Asie admirèrent sa valeur, le Tasse a chanté ses exploits; et quand il mourut, il y avait trente ans que, dépouillé de tout, survivant à trois fils, aveuglé, captif, il gémissait dans les prisons de son frère cadet.

Il n'avait pas encore huit ans quand l'ambition de son père commença à mêler son nom à la rude politique du temps, et le fiança à une autre enfant, Marguerite, sœur d'Herbert II, comte du Maine.

Berthe de Blois, veuve du dernier comte, avait été chassée du Mans avec ses deux enfants. Pendant qu'elle sortait éplorée par une des portes de la ville, le comte d'Anjou, Geoffroy Martel, entrait par l'autre, et l'évêque Gervais, banni de sa cathédrale, s'enfuyait avec la famille de ses anciens seigneurs auprès du duc de Normandie (1).

Herbert II, suivant les conseils de sa mère, fit hommage de son comté au duc Guillaume qui se trouva ainsi engagé à protéger son jeune voisin. En même temps Herbert fiança sa sœur Marguerite au fils de son nouvel allié, en lui assurant pour dot ses droits sur le Maine dans le cas où il viendrait à mourir sans enfants (2).

A l'occasion de ce traité et de ces fiançailles, le duc Guillaume de son côté proclama solennellement son fils héritier de son duché, et il lui fit prêter serment par tous ses barons (3).

La jeune et belle (4) Marguerite fut emmenée en

(1) Acta Episcoporum Cenomannensium, apud Analecta Vetera D. Mabillon, p. 306, et Guillaume de Poitiers.

(2) Se suumque patrimonium fortissimi duci Normannorum commandaverat, etc... Orderic Vital, t. II, p. 102, et les Vetera Analecta de Mabillon.

(3) Charte de Stigand de Mézidon, rapportée par A. Le Prévost dans son Orderic Vital, t. II, p. 176, et t. V, p. 19.

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Normandie, et confiée à Stigand de Mézidon, pendant que son fiancé, encore plus jeune qu'elle (1), étudiait sous la direction de Raturius consiliarius infantis, d'Hilgerius magister pueri, et du grammairien Tetbold, dont quelques chartes nous ont conservé les noms (2).

Cependant Herbert II mourut en 1062. Le duc Guillaume n'était pas homme à laisser oublier les droits de sa jeune bru sur le comté du Maine. Mais Marguerite n'était pas la seule héritière des anciens comtes du Mans. Son père avait eu trois sœurs, dont les maris ne tardèrent pas à faire valoir les prétentions.

Biote, l'une d'elle, avait été mariée à Gautier, comte de Pontoise. Bientôt une partie des Manceaux, qu'effrayait la domination normande, se déclara pour Gautier et Biote. Geoffroy de Mayenne et Hubert de Sainte-Suzanne s'établirent dans le Mans en leur nom, et se préparèrent à y défendre leur cause contre les étrangers.

Guillaume le Bâtard ne tarda pas à venir les attaquer. Il réussit à s'emparer des personnes de Gautier et de Biote, et les envoya prisonniers à Falaise, où l'un et l'autre moururent bientôt empoisonnés (3).

Les Manceaux épouvantés ouvrirent au duc les portes de leur ville, et Guillaume y entra avec le

(1) Hugues II, père de Marguerite, était mort en 1050. (2) Charte d'Odon, le monétaire fils d'Onfroy, de 1060 environ, citée par A. Le Prévost, t. V, p. 18, en note.-Et Dom Pommeraye, Histoire de St-Ouen, liv. V, p. 416.

(3) Ord. Vital, t. II, p. 103-259,

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