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parent et son seigneur, les services de sa loyauté. Or, son père était l'ancien propriétaire de St-Céneri, et c'est là qu'il est mort; son fils vous prie de lui rendre ce bien de sa famille. » Cette demande fut facilement accordée.

La nouvelle de la punition infligée à Robert Carrel et à ses compagnons intimida les autres révoltés, et bientôt les Montgommery se soumirent (1). Le comte Roger prit des engagements qu'Orderic l'accuse de n'avoir pas tenu (2), et le duc Robert lui pardonna ainsi qu'à ses complices. C'est alors seulement qu'il consentit à remettre en liberté Robert de Bellême, et sans doute aussi l'allié cauteleux de ces turbulents vassaux, son frère Henri Beauclerc. Mais il est à croire qu'en relâchant ce dernier, il ne lui rendit pas les comtés qu'il lui avait engagés, soit qu'il les regardât comme tombés en forfaiture, soit qu'il eût remboursé la somme dont ils étaient le gage. En tout cas, Henri ne semble pas avoir eu à se plaindre alors de la justice de son aîné, car nous le retrouverons bientôt près de lui, et faisant montre d'un grand zèle pour ses intérêts. Ce qui n'empêche pas Orderic Vital de le plaindre beaucoup, et d'exalter ses mérites futurs.

Malgré l'exemple donné par l'expédition du duc Robert contre les Montgommery, l'état de la Normandie était déplorable. Les querelles de seigneurs

(1) L'aveu de ce succès de Robert coûte beaucoup à Orderic, qui essaie de le dissimuler sous de nouvelles déclamations contre la paresse et l'incapacité du duc Robert qui, selon lui, aurait dû faire plus. Mais il ne dit pas quoi.

(2) Multa falso pollicitus est. Ord. Vital, t. III, p. 299,

à seigneurs étaient incessantes, et les pillages, les incendies, les combats et les querelles particulières la ravageaient de toutes parts. Orderic emploie les plus noires couleurs pour nous peindre l'état de la province, et malheureusement il est à craindre que ce tableau tracé par lui dans un but aussi évident qu'injuste, celui de rendre l'incapacité du duc Robert responsable de la violence de ses vassaux, ne soit cependant que trop exact. Parmi les pillards les plus cruels, il oublie de citer son héros, le cauteleux Henri Beauclerc, qui, avec Robert d'Évreux, Richard de Courcy, Robert Bertrand, Robert de Montbray et d'autres puissants seigneurs, ravageait la patrie normande; et le duc Robert, aussi mal servi par sa noblesse que par son propre frère, ne pouvait suffire à refréner tous ces excès en quelques mois (1).

Il importe d'ailleurs de remarquer que tous les événements que nous venons de rapporter, depuis la mort de Guillaume le Conquérant, n'avaient guère rempli qu'une année, et que la mise en liberté d'Henri Beauclerc n'est pas postérieure à 1088 (2).

Outre la nature violente et encore plus d'à demi barbare de ses sujets, le gouvernement du duc

(1) Voir le récit de ces désordres dans le Cartulaire de l'abbaye Ste-Trinité de Caen, à la Bibliothèque Nationale, n° 5650; document cité par A. Le Provost, t. III,

p. 291.

(2) A cette époque, Orderic indique la fondation de quelques communes : << Adulteria passim municipia condebantur, et ibidem filii latronum, seu catuli luporum, ad dilacerandas bidentes nutriebantur », t. IIг, p. 290. Cet échantillon du style de l'auteur est peut-être assez curieux pour être cité.

Robert avait à se défendre contre d'autres causes de perturbations et de malheurs.

Son frère Guillaume le Roux ne lui avait pas pardonné le danger qu'il avait fait courir à sa couronne, et poussé tant par la haine que par l'ambition, il alimentait de toutes ses forces les troubles de la Normandie.

Au commencement de l'année suivante, il convoqua tous ses barons à Winchester, et engagea tous ceux qui avaient des possessions en Normandie à se soulever contre son frère (1). A force d'argent et de libéralités, il en gagna un certain nombre (2). Étienne d'Aumale, comte d'Eu; Girard de Gournay, Gautier Giffard, comte de Longueville; le comte d'Eu, Raoul de Mortemer, et presque tous les seigneurs à l'est de la Seine consentirent à entrer dans ses projets, et ouvrirent leurs châteaux aux bandes que le roi d'Angleterre y envoya avec la mission avouée de dévaster le pays (3).

Le duc de Normandie, depuis son expédition dans le Maine, et après avoir soumis les Montgommery, s'était trouvé engagé dans une guerre contre le roi

(1) Le discours prêté au roi par Orderic est d'une révoltante hypocrisie. Le persécuteur brutal des églises anglaises y dit : • Ecce lacrymabilem querimoniam Sancta Ecclesia de transmarinis partibus ad me dirigit, quod justo defensore et patrono carens inter malignantes quasi inter lupos ovis consistit » t. III, p. 316. Cela rappelle trop le fameux grido di dolore entendu par l'Europe en 1861.

(2) Pecunia custodes corrumpens, Will. de Malmesb., liv. IV, § 307.- Ord. Vital., loc. cit.

(3) « Qui milites suos mittens, prædari et comburere terram fraternam cæpit. » Henri de Huntingd., liv. VII, Prœm.

de France, dont les historiens ne parlent pas, et qui n'est connue que par une charte en faveur de l'église de Bayeux, datée du 24 avril 1089, et donnée à Vernon (1).

Rentré à Rouen, le duc fut atteint d'une grave maladie. Gisant alité dans son palais (2), il apprit tout à coup les menaces terribles du roi son frère, les trahisons d'une partie de ses vassaux, et la nouvelle d'une importante conspiration des Manceaux.

Dans cette cruelle extrémité, il recourut à ceux qui, suivant le droit féodal, lui devaient aide et protection contre ses ennemis à Philippe Ier, son suzerain pour la Normandie, à Foulques le Réchin comte d'Anjou, son suzerain pour le Maine.

Robert Courte-Heuse entrait en convalescence quand ce dernier arriva à Rouen pour s'entendre avec lui. « Je maintiendrai le Maine dans votre obéissance, lui dit Foulques, et je serai en tout temps votre ami fidèle si vous voulez me rendre un service que j'ai fort à cœur. J'aime Bertrade, la fille de Simon de Montfort, et la nièce de Guillaume, comte d'Évreux. C'est la comtesse Helvise, sa femme, qui a élevé la jeune Bertrade, et qui la garde sous sa tutelle. Faites qu'on me la donne pour femme, et je vous tiendrai fidèlement toutes mes pro

messes. >>

(1) « Dum esset idem comes apud Vernonem, quoddam cas trum Normanniæ, iturus in expeditione in Franciam. » M. L. Delisle, Hist. de St-Sauveur, p. 49.

(2) Ord. Vital, t. III, p. 320.

Le duc Robert envoya un messager au comte d'Évreux, qui arriva bientôt lui-même à Rouen. « Vous me demandez, dit-il à son maître, une chose très-pénible, car il m'est très-pénible de donner une belle et honnête jeune fille à un bigame (1). Vous cherchez ainsi à vous assurer à mes dépens votre comté du Maine, et cependant vous retenez mon propre bien. Au moins rendez-moi Bavent, Noyonsur-Andelle, Gacé, Cravent et Écouché, qui appartenaient à mon père Raoul, rendez à mon neveu Guillaume de Breteuil, Pont-St-Pierre, et tout ce qui nous appartient légitimement, mais que notre cousin, le roi Guillaume votre père, nous a enlevé de force.

Suivant Orderic, cet odieux marché fut conclu, et il lui attribue la paix où le Maine resta en l'année 1089 (2).

Vers ce temps, Robert Courte-Heuse maria la fille naturelle qu'il avait eue au temps de son exil, à Hélie de Saint-Saens, un de ses chevaliers dont la fidélité ne lui fit jamais défaut, et à qui il donna alors les seigneuries d'Arques et de Buressur-Béthune.

En même temps, à peine revenu à la santé, il dut reprendre cette lutte incessante contre la turbulente aristocratie qui, surtout vers la frontière, et à l'aide des encouragements de toutes sortes prodigués par

(1) Foulques le Réchin avait épousé: 1o Hildegarde de Beaugency; 2° Hermengarde de Bourbon; 3° Arengarde de Casteillon. La première était morte, et s'il avait, sous divers prétextes, répudié les deux autres, elles étaient encore vivantes. (2) Ord. Vital, t. III, p. 320 à 323,

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