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tous les plus grands malheurs, tandis qu'il donnait sa bénédiction à Guillaume le Roux et à Henri, dont les caresses redoublaient (1).

L'infortuné Robert Courte-Heuse séjourna d'abord près de Robert le Friron, comte de Flandres, frère de sa mère (2). L'exilé visita ensuite plusieurs autres princes auxquels les liens de la parenté le rattachaient, et parcourut ainsi la Lorraine, une partie de l'Allemagne, l'Aquitaine et la Gascogne.

Le panégyriste de son frère lui reproche d'avoir répandu à l'étranger bien des mensonges contre son père, et d'avoir vêcu des présents que lui faisaient partout les princes touchés de ses malheurs. Il ajoute « Les subsides que ses amis lui donnaient avec largesse étaient bientôt prodigués par lui à des histrions, à des parasites et à des courtisanes. Et après avoir si follement prodigué ses ressources, l'exilé, pressé par le besoin, était réduit à mendier, et à emprunter aux usuriers (3). » Un autre historien, Henri, archidiacre de Huntingdon, qui n'écrivait pas en vue de flatter Henri Ier, déclare que le duc Robert s'était acquis partout la plus haute considération (4).

Quoi qu'il en soit, la reine Mathilde, qu'une longue maladie entraînait au tombeau, gardait toujours

(1) Ord. Vital, t. II, p. 391. Patri faventes.

(2) Quoi qu'en dise Orderic, il ne put alors connaître son autre oncle Eudes, archevêque de Trèves, qui était mort dès 1079, et qui d'ailleurs, suivant certains auteurs, n'avait rien de commun avec la maison de Flandres.

(3) Ord. Vital, t. II, p. 381-382.

(4) Henrici Hunting., liv. VII. « Robertum omnium favore celeberrimum... ducem magnificum. »

pour son premier né de Normandie une maternelle et énergique affection.

A l'insu de son redoutable époux, elle envoya plusieurs fois à son fils de l'argent et des présents considérables. Le roi Guillaume finit par l'apprendre et entra dans une terrible colère. Orderic, qui rapporte les reproches qu'il fit à sa femme, lui fait citer des vers latins. Cette érudition est assez invraisemblable, mais ce qui est plus croyable, c'est que, malgré les larmes de la reine, le roi donna l'ordre de saisir son messager, un breton, nommé Samson, et de lui crever les deux yeux. Heureusement pour l'infortuné, les amis de Mathilde parvinrent à le faire évader, et il réussit à trouver un asile au couvent de St-Évroult, où il se fit moine, et vêcut encore vingt-six ans (1).

La pauvre mère fut réduite à prier et à faire prier Dieu pour son malheureux fils. Ses angoisses maternelles la portèrent même, dit-on, à vouloir sonder l'avenir pour connaître la destinée de l'absent. Orderic raconte qu'à la suite d'une vision bizarre, un ermite flamand prédit les malheurs, mais surtout les fautes de Robert. Cette fable, évidemment inventée après coup par l'animosité officieuse des courtisans d'Henri Ier, n'est pas plus digne de foi qu'un autre horoscope, s'appliquant aux trois fils de Guillaume, et rapporté dans la continuation du Roman de Brut.

Au moins l'auteur de cette dernière pièce, toute à la louange d'Henri ler, n'insulte-t-elle pas aussi

(1) Ord. Vital, t. II, p. 383.-Willelmi Malmesb., liv. III, § 273.

bassement au malheur. Après avoir comparé l'aîné des fils du Conquérant à l'épervier, il trace ainsi sa destinée : « Il sera preux et très-vaillant, aura grand renom et grands honneurs, et sera estimé de tous; mais, après bien des traverses, il finira par mourir en prison (1). »

La reine Mathilde ne devait pas revoir son fils aîné. Elle mourut le 2 novembre 1083. Son royal époux lui survécut quatre ans environ, et ces quatre années furent pour lui remplies d'amertumes et de revers. Il finit par être obligé de renoncer complètement au comté du Maine, où il avait rendu odieuse la domination normande. Après une défaite, il dut l'abandonner à Hubert de Sainte-Suzanne (2), à qui Orderic donne le titre de vicomte, et qui n'était peut-être que le représentant du comte Robert; en effet, nous retrouverons encore plusieurs années après ce personnage (3) fidèle à la cause du jeune prince, alors soutenu par de puissants alliés, au

(1)

De Robert di-jeo altretant,

Kar pruz serra e mult vaillant,
Grand los e grant renom avera,
Et honoré de toz serra;
Maiz quant avera de tuit erré,
Par force est pris e amené,

E al drein, céo est la som,

Robert morra en prison.

Continuation du Roman de Brut. Ce fragment est aux pièces justificatives de la Conquête d'Augustin Thierry, t. II.

(2) Ord. Vital, t. III, p. 194 et suiv.

(3) Ord. Vital, t. III, p. 293 à 296.

milieu desquels figuraient le roi de France et les seigneurs de Bourgogne et d'Aquitaine (1).

Robert s'était établi dans le Ponthieu, à Abbeville, où sa présence importunait d'autant plus son père, que beaucoup de seigneurs normands allaient l'y rejoindre, et lui faisaient une sorte de cour (2). Le vieux roi se détermina à attaquer le roi Philippe, moins pour réclamer de lui la partie du Vexin qu'Henri Ier avait jadis donné à Robert le Magnifique, que pour se venger de l'appui donné à son fils exilé. Vers la fin de l'été 1087, il marcha sur Paris à la tête d'une nombreuse armée. Mais la ville de Mantes fut la dernière de celles qu'il prit et qu'il brûla. Le Conquérant, mortellement blessé par une chute de cheval au milieu des ruines fumantes de l'incendie, revint mourir à Rouen dans le palais de ses pères, d'où son âpreté avait banni son fils aîné, et on peut le dire hardiment, le meilleur et le plus noble de ses enfants (3).

(1) Conf. Guillaume de Jumiéges, liv. VII, ch. XLIV, et Ord. Vital, t. III, p. 196 et 197.

(2) « Roberti de Monte, Accers. Anno 1097. » — Et Willelmi. Gemeticensis, liv. VII, ch. XLIV et liv. VIII, ch. II.

(3) Le long discours qu'Orderic met dans la bouche de Guillaume mourant est d'une invraisemblance complète. A part les contradictions nombreuses, les erreurs inadmissibles, les prophéties inexplicables, comment croire que le Conquérant dont les droits légitimes à la couronne d'Angleterre étaient au moins fondés sur des apparences trèsrespectables, puisqu'elles décidèrent le Pape à se prononcer en sa faveur, se soit appliqué à les désavouer, et à démentir ainsi toute sa vie au moment où on le suppose dictant en quelque sorte son testament. historique en présence de

Tout le monde connaît les hideux détails de l'ensevelissement, ou plutôt de l'abandon du cadavre du Conquérant gisant seul et dépouillé sur un plancher, au milieu de son palais au pillage, et bientôt désert. Des deux fils dont les flatteries s'étaient efforcées de lui rétrécir le cœur, l'un avait quitté le lit où son père agonisait, pour aller se saisir de la couronne d'Angleterre (1). L'autre, qu'il venait d'armer chevalier aux dernières fêtes de la Pentecôte, dans l'église de Winchester, avait couru de son côté s'emparer de son trésor, et s'occupait d'abord de s'en assurer la possession.

Sur son lit de mort, Guillaume avait regretté le bannissement de son fils aîné, il s'était enfin décidé à lui envoyer un courrier pour le rappeler (2). Orderic Vital lui-même n'ose le taire.

Le comte Aubri eut beau faire diligence, Robert arriva trop tard. - Cependant Thomas Rudborne, dans sa chronique de Winchester, dit que Robert

tous ses vieux compagnons ? L'amplification d'Orderic, reproduite par presque tous les historiens d'Henri Ier, avait un but politique: c'était une argumentation contre les droits de l'héritier naturel du moribond, et il ferait peut-être croire que le prétendu partage de ses domaines et de ses biens par Guillaume n'est qu'un mensonge historique, tramé près de son cadavre. Voir Ord. Vital, t. III, p. 243 et suiv., et les vers du Roman de Rou, 14265 et suiv. avec leur variante importante.

(1) ▾ Willelmus antequam plane pater expiraret Angliam enavigaverat, utilius ducens suis in posterum commodis prospicere, quam obsequiis paterni corporis inter esse.» Willelm. Malmesb., liv. III, § 283.

(2) Ord. Vital, t. II, p. 390.

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