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que son casque empêchait de reconnaître, fut atteint par la lance de Robert Courte-Heuse luimême, et précipité à bas de son cheval. Au cri qu'il jeta en tombant, Robert reconnut son père. Aussitôt il se précipita vers lui, l'aida à se relever, le fit monter sur son propre cheval, et assura son salut (1).

Guillaume le Conquérant, vaincu et humilié, s'enfuit jusqu'à Rouen, donnant à son fils sa malédiction; et la malédiction paternelle, chose toujours redoutable, formidable sacrement aux innocents même, pesa d'une cruelle façon sur le reste de la destinée de Robert Courte-Heuse (2).

Après son échec, le roi d'Angleterre se vit pressé par tous ses barons de se réconcilier avec son fils. Roger de Montgommery, comte de Shrewsbury, Hugues de Gournay, Hugues de Grentemesnil, Roger de Beaumont et ses deux fils: Robert, comte de Meulant, et Henri, comte de Warwick, avec beaucoup d'autres de ses plus importants barons, suivant Orderic Vital, lui tinrent ce discours : « Grand roi, nous venons humblement trouver Votre Altesse et la prier d'écouter nos demandes avec un cœur clément. Le jeune Robert a été malheureusement

(1) Festinus descendit, ac illum suum caballum ascendere jussit, et sic illum abire permisit. » Florent de Worcester, apud D. Bouquet, t. XIII, p. 50. - Voir aussi la chronique de Roger de Hoveden, anno 1079, et celle de Robert du Mont, anno 1075. — Guillaume de Malmesbury, liv. III, § 258, etc.

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(2) « Maledixit autem rex Roberto filio suo, quam maledictionem antequam obiret expectus est evidenter. » Mathieu Paris, Historia major.

égaré par les conseils de jeunes gens dépravés, et cela a causé à beaucoup de gens des malheurs terribles. Robert se repent de son erreur, mais il n'ose se présenter devant vous sans votre permission. Il fait appel à votre clémence, vous prie d'avoir pitié de lui, et sachant notre fidélité envers vous, c'est à nous qu'il s'est adressé pour implorer de vous son pardon. Il est bien coupable, et il a commis de grandes fautes, mais il se repent et promet de se corriger. Nous tous supplions donc votre Clémence, et vous demandons de ne pas vous montrer inexorable, mais indulgent pour un fils qui vous prie. Corrigez un enfant égaré, recevez-le à son retour, et pardonnez avec bonté à son repentir. » — Puis, ajoute Orderic, les seigneurs supplièrent le roi pour leurs propres enfants, leurs frères et leurs parents, qui s'étaient exilés avec Robert.

Guillaume leur répondit : « Je m'étonne que vous intercédiez si ardemment pour un homme qui s'est rendu coupable d'un crime inouï dans mes États, qui a soulevé contre moi la révolte au milieu des miens, qui m'a enlevé mes soldats, des hommes formés par moi, et par moi armés chevaliers; et qui m'a valu l'hostilité de Hugues de Châteauneuf, et de plusieurs autres seigneurs étrangers. Quel est parmi mes ancêtres, depuis le temps de Rollon, celui qui a eu à subir de telles révoltes venant de son propre sang? Songez à Guillaume, le fils du grand Rollon; aux trois ducs Richard, à mon seigneur et père le duc Robert, et voyez comme chacun d'eux a fidèlement été servi par ses enfants jusqu'à sa mort. Robert, lui, a voulu m'enlever la Nor

mandie et le comté du Maine (1). Il a soulevé contre moi les Français, les Angevins, les Aquitains (2), et une quantité considérable d'autres ennemis. Il eût armé contre moi le genre humain s'il eût pu, et m'eût fait périr avec vous tous. Selon la loi donnée par Moïse, il est coupable d'un crime punissable de mort, et coupable du même forfait qu'Absalon, il doit être puni de la même mort (3). »

Ainsi parla Guillaume, moins indulgent que David, si l'on en croit Orderic. Mais, à vrai dire, il y a bien des difficultés, et les sténographes du temps, s'ils étaient à l'audience du duc-roi, ont pu traduire leurs notes un peu librement pour écrire cette triste histoire, quelque trente ans plus tard, quand Robert Courte-Heuse gémissait dans les prisons de son frère cadet.

Robert Courte-Heuse était le plus fort, et venait de vaincre. Quoi qu'il en fût, une réconciliation eut lieu entre Guillaume et son fils. En vain, pour atténuer la part qu'y prit le roi, Orderic le montre ému enfin par les supplications de la reine Mathilde, de l'envoyé du roi de France, des évêques, des moines, et de tout son entourage (4). L'historien est obligé d'avouer, en

(1) A vrai dire, Guillaume n'y pouvait alléguer l'ombre d'un droit. Mais c'est Orderic Vital qui parle.

(2) Cette énumération fait entrevoir d'étranges lacunes dans les récits d'Orderic, dont nous avons déjà plus d'une fois constaté le système de réticences.

(3) Orderic Vital, t. II, p. 388 et 389.

(4) Le bienheureux Simon de Crépi, comte de Valois, s'entremit entre le père et le fils, utrique compassus, il eut une grande part à leur réconciliation (Vita beati Simoni, apud D. Luc d'Achéry, p. 676, ch. xI).

glissant autant qu'il peut sur tous les détails, que la réconciliation ne fut réalisée qu'au prix d'une concession énorme imposée au terrible Guillaume.

Non-seulement Robert rentra en grâce, mais tous ses compagnons avec lui, et le Conquérant dut accorder la demande de son fils, en lui rendant le Maine, et en lui confirmant la cession de la Normandie (1). Chose incompréhensible, si Orderic était fidèle dans son appréciation du caractère de Robert, cet arrangement fut accueilli avec une grande joie par les Normands et les Manceaux (2).

L'animosité servile du panégyriste d'Henri Ier lui fait évoquer, immédiatement après le récit de cette paix, le souvenir d'une autre rupture qu'il essaie de faire croire presque immédiatement consécutive à ce rapprochement, et qui cependant ne survint que plusieurs années après.

En effet, au mois de juillet 1080, on demandait au duc Robert, qui était alors à Caen, de confirmer une charte de donation signée quatre jours auparavant par son père, à Bonneville, avec la reine Mathilde, son frère Odon, de Bayeux, et ses plus jeunes fils (3).

La même année, à l'automne, Robert Courte-Heuse reçut le commandement d'une expédition envoyée par le Conquérant contre Malcolm, roi d'Écosse. Ce

(1) « Normannia quoque ducatum, sicut olim apud Bonam Villam, æger concesserat ei post obitum suum, nunc iterum, facta recapitulatione concessit, optimatum consultu suorum. » Orderic, t. II, p. 390.

(2) « Pace nimirum peracta, Normanni et Cenomannenses oppido gavisi sunt. » Orderic, t. II, p. 390.

(3) Gallia Christiana, t. XI, Instr. col. 227 C.

prince avait déjà prêté le serment de féauté entre les mains de Robert, lors de sa première soumission au roi Guillaume (1). Mais, depuis, ses révoltes avaient été fréquentes. Courte-Heuse s'avança avec son armée jusqu'à Egelberets (2). Malcolm signa un nouveau traité de paix et, en signe d'honneur et d'amitié, pria le prince normand de servir de parrain à une enfant qui venait de lui naître, et qui un jour devait être la reine d'Angleterre, l'épouse d'Henri Ier, et son involontaire complice dans une de ses manœuvres pour dépouiller le duc Robert (3).

Avant de se retirer, le fils du Conquérant commença la construction de Newcastle-upon-Tyne (4), et l'année suivante nous le retrouvons à la cour de son père. On a encore de nombreux actes signés par lui à cette époque, et toujours il porte le titre de comte, tandis que ses frères, qui ne signent qu'après lui, portent seulement le titre de fils du roi (5); dans l'une de ces chartes, signée par deux de ses frères, il est le seul que, dans le texte, son père prenne nominativement à témoin (6), et nomme avant tous les autres princes.

(1) Vide supra et Ord. Vital, t. III, p. 395.

(2) Ou Egglesbreth. Voir le Monasticon anglicanum, p. 14. – Roger de Hoveden.

(3) Willelmus Malmesburiensis, liv. IV, § 389.

(4) Roger de Hoveden. Monasticon anglicanum.

(5) Sauf Guillaume le Roux, qui est quelquefois aussi nommé Comes. Voir le Monasticon anglicanum, p. 282, deux chartes en faveur de l'église de Malmesbury. Ord. Vital, t. III, p. 28. Et la Gallia Christiana, t. XI, Instr. col., 67-68-72.

(6)

Testes... episcopi, Robertusque filius meus atque cæteri principes... (Monastic. anglic., loc. cit.).

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