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Les jeunes et bouillants chevaliers qui entouraient Robert ne manquèrent pas de l'exciter à soutenir ses demandes. Il est au moins douteux qu'aucun d'eux soit venu répéter les discours tenus dans leurs conciliabules au moine historien de St-Évroult ; celui-ci les rapporte néanmoins fort au long, et avec les détails qu'un témoin auriculaire eût peut-être retrouvé difficilement. Cependant, au travers d'exagérations évidentes, dues à la malveillance systématique du rapporteur, ces discours contiennent assez de traits de mœurs, assez de passages pittoresques et vraisemblables, pour qu'il soit peut-être bon de les faire connaître en les traduisant tout au long (1).

« Pourquoi, fils de roi, vivre dans la pauvreté ? Comment donc les trésoriers de votre père ont-ils la main si raide que vous puissiez à peine disposer d'un denier pour en aider vos amis? - Quelle honte pour vous, et pour nous quel dommage, que l'on vous tienne ainsi privé de la richesse royale. Et vous souffrez cela! Celui-là pourtant est bien digne d'avoir des trésors qui sait les distribuer avec largesse. Quel malheur que votre générosité soit ainsi restreinte, et que l'âpreté de votre père vous laisse ainsi sans rien, pour entasser non-seulement ses revenus, mais aussi les vôtres! Combien de temps encore un homme de cœur comme vous tolérerat-il cela? Allons, une résolution courageuse: exigez de votre père une partie de l'Angleterre, ou tout au moins réclamez le duché de Normandie, dont il vous a déjà depuis longtemps investi en présence

(1) Ord. Vital, t. II, p. 377.

de tant de seigneurs encore prêts à en témoigner. Il n'est pas convenable que vous restiez plus longtemps soumis à des gens nés pour vous servir, et qui vous refusent, comme à un mendiant étranger, des biens héréditaires. Si votre père acquiesce à vos demandes, votre valeur et votre vaillance éclateront glorieusement aux yeux de tous. Si, au contraire, il s'obstine, si son avarice va jusqu'à vous refuser la position honorable qu'il vous doit, armez-vous d'un courage de lion, abjurez une soumission désormais hors de saison, appuyez-vous sur les conseils et les secours de vos amis, et soyez assuré de nous trouver prêts à tout pour votre service. »

Ce discours alluma chez Robert, imprudent conscrit (1), le feu de la colère et de la cupidité. Il alla donc vers son père et lui dit : « Mon seigneur et roi, donnez-moi la Normandie, que depuis longtemps, et avant de vous être embarqué pour l'Angleterre à guerroyer Harold, vous m'aviez déjà concédée. » — Son père lui répondit : « Mon fils, votre demande est inconvenante. La valeur normande m'a donné l'Angleterre, le droit de ma naissance m'a donné la Normandie, et moi vivant, elle ne sortira pas de ma main. » Robert dit: «Que ferai-je donc, moi, et qu'aurai-je à donner à mes hommes ? >> << Obéissez-moi comme il convient, répondit son père, et exercez votre autorité partout à côté de la mienne, comme il convient à un fils. >> <«< Je ne veux pas être toujours à votre solde, reprit Robert, je veux avoir une maison, et

(1) Tiro (Ord. Vital).

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la possibilité d'entretenir convenablement et de récompenser ceux qui en feront partie. Je vous prie donc de m'accorder le duché, ainsi que je vous le demande, et vous, vous garderez l'Angleterre. Tout en vous restant soumis, je gouvernerai la Normandie. » << Mon fils, dit le roi, votre demande est prématurée. Ne désirez pas si témérairement enlever déjà l'autorité des mains de votre père, de qui, si vous en êtes digne, vous la recevrez plus tard avec la bénédiction de Dieu et les vœux d'assentiment des populations. Choisissez-vous de bons conseillers, et prenez garde à ceux qui donnent de téméraires avis, et vous poussent à des actes coupables. Souvenez-vous d'Absalon qui se révolta contre David son père, et souvenez-vous des malbeurs qui le frappèrent, lui, Architopel, Amasias et ses autres conseillers. Les Normands sont une race inquiète, et toujours avide de désordres. Ils vous poussent à des démarches folles pour profiter des troubles, rompre toul frein, et se débarrasser de toute crainte légitime. N'écoutez pas des jeunes gens turbulents, mais prenez plutôt conseils des archevêques, Guillaume et Lanfranc (1), d'autres sages, et de mes vieux compagnons. Si vous imitez Roboam, qui méprisa les conseils de Banaïas et des autres

(1) Lanfranc était parti de Normandie, le 24 juillet 1070, pour aller prendre possession du siége archiepiscopal de Cantorbéry. Guillaume est l'archevêque de Rouen qui succéda à Jean d'Avranches en 1079, au mois de juillet. Si l'on s'en rapportait au synchronisme qui résulte de la citation de ces deux noms par Orderic, on devrait encore retarder la querelle de Guillaume le Conquérant avec son fils aîné.

sages pour suivre les conseils des jeunes gens, vous vous en repentirez longtemps dans l'abjection et la pauvreté. »>

Robert dit : « Seigneur roi, je ne suis pas venu ici pour écouter des sermons. Les professeurs m'en ont souvent abreuvé jusqu'au dégoût. Mais vous m'avez assez fait entendre ce que vous répondrez à la demande que je vous faisais d'un état honorable, et qui d'ailleurs m'est dû. Je vois ce qu'il me reste à faire. Que tout le monde le sache, je suis décidé à ne pas rester plus longtemps en Normandie dans une position subalterne et dégradée. »

:

A ces mots le Roi entra en colère et répondit : << Je vous l'ai déjà dit, et ne demande pas mieux que de vous le répéter plus clairement jamais de mon vivant je ne céderai la Normandie où je suis né (1), et l'Angleterre que j'ai acquise au prix de tant de travaux; je ne veux pas, il ne me convient pas qu'elle soit divisée pendant ma vie, parce que,

(1) Willelm. Gemeticensis, liv. VII, chap. XL: « Roberto filio suo juvenili fervore vernanti, Normannici ducatus dominium tradidit. » Les notes de D. Bouquet, t. XI, p. 630, prouvent combien les textes de nos vieux chroniqueurs ont été remaniés et faussés par les serviteurs de Henri Ier. En effet, du texte primitif de W. de Jumiéges, il résulte évidemment que Robert était en 1069 le vrai duc de Normandie. Après le récit de la défaite des fils de Harold, en 1069, et de la soumission des révoltés de Durham (1070), il finissait ainsi sa chronique : «Sed quia Normannorum ducum pacem atque bella chronico stilo decrevimus, ad Robertum ejusdem regis filium, quo in. præsentiarum duce et advocato gaudemus, calami via dirigatur », etc. D. Bouquet, d'après les manuscrits de St-Victor et de St-Germain, t. XI, p. 630 et 631.

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comme le Seigneur l'a dit : tout royaume divisé contre lui-même sera désolé. Celui qui, par sa volonté, m'a donné la couronne sera le seul dont la volonté pourra me la reprendre. Et que tout le monde soit bien assuré et bien convaincu que, tant que je vivrai, je ne céderai à personne mon autorité, et que nul n'y aura part. La couronne a été solennellement posée sur ma tête, et c'est à moi seul que le sceptre d'Albion a été confié. Il ne convient pas, il est absolument injuste que personne réclame part petite ou grande à ce qui m'appartient, tant que je respirerai l'air des vivants. >>

Robert, entendant cette déclaration des irrévocables volontés de son père, lui dit : « Comme le Thébain Polynice, me voilà contraint de quitter ma patrie, et de chercher du service à l'étranger. Puissé-je avoir la fortune favorable, et conquérir dans l'exil l'honneur qui m'est refusé avec insulte dans mon pays. Puissé-je trouver quelqu'un comme Adraste le vieillard, à qui offrir ma foi, mes services, et qui ne me paie pas d'ingratitude (1). »

Après cette longue traduction du vieil historien, on se demande à quelle époque la scène qu'il raconte, et qu'en grande partie sans doute il a imaginée, peut être rapportée dans ce qu'elle a de vrai. Le nom de Guillaume Bonne-Ame, qu'il y mêle, empêche de la reporter bien avant 1079, sans quoi l'anachronisme, résultant du titre d'arche

(1) Ord. Vital, t. II, p. 377 à 380.

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