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loyauté bien rare à cette époque (1), généreux et plein de pitié pour tous ceux qui souffraient (2), il était loin d'ailleurs d'avoir un esprit sans culture (3). Il parlait avec une merveilleuse facilité, cherchait à plaire à tous ceux qui l'approchaient (4), et savait leur donner de sages avis (5). Les historiens au service de son frère se sont tous acharnés à avilir sa mémoire. Leurs reproches portent exclusivement sur sa faiblesse ; ils lui font un crime de sa générosité qui le portait à s'appauvrir pour ses serviteurs et ses amis (6), comme de son indulgence pour les

(1) « Quantum ad pravas machinationes quibus multos foedari cernimus, nulla versutia merito laudaretur. » Guibert de Nogent, Gestorum Dei, liv. II, chap. VII, in fine.

(2) Guibert de Nogent, Hist. Gestorum, liv. II, chap. VII. (3) « Vir in armis strenuissimus, misericordia plenus, et sicut sub armis consultissimus, ita depositis armis, in perfectione scientiæ defectivus » (Gervasii Tilberiensis Otia imperialia, Duchène, t. III, p. 371).

(4) Orderic Vital, t. III, p. 262 et 263; t. II, p. 295; Wilhelm. Malmesb., liv. IV, § 389, et passim omnes..

(5) « Nec inervis erat consilii, ... in aliis consiliosus, ut nihil excellentius; militiæ peritus, ut si quis unquam, patria lingua facundus ut sit jocundior nullus; pro mollitie tamen animi numquam regendæ reipublicæ idoneus judicatus. » Willelm. Malmesbur., liv. IV, § 389.

(6) « Dux erat audax et validus, multaque laude dignus; eloquio facundus, sed in regimine sui suorumque inconsideratus, in erogando prodigus, in promittendo diffusus, ad mentiendum levis et incautus, misericors supplicibus, ad justitiam super iniquo faciendam, mollis et mansuetus, in definitione mutabilis, in conversatione omnibus nimis blandus et tractabilis, ideoque perversis et insipientibus despicabilis (!), et ipse cunctis placere studebat cunctisque quod petebant, aut dabat, aut promittebat vel concedebat. Prodigus, dominium patrum

vaincus ou les prisonniers qui lui demandaient pardon, et à qui il pardonnait quels que fussent leurs crimes (1). Sans doute les sévérités de la justice sont un austère devoir que les princes n'ont pas le droit de décliner, et la prodigalité entraîne bien des malheurs, mais il est étrange de voir des historiens pousser l'aberration du sens moral jusqu'à louer la cruauté et la perfidie, en leur faisant litière des excès de générosité d'un vaincu.

Quoi qu'il en soit, Robert Courte-Heuse était aussi venu à Laigle; il s'était logé dans la maison d'un habitant de la ville, nommé Roger Le Cauchois.

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Un jour, comme il était avec les jeunes seigneurs qui le suivaient ordinairement, dans une salle du rez-de-chaussée de cette maison, ses deux frères, Guillaume Le Roux et Henri Beauclerc y vinrent aussi. Ils montèrent dans les chambres de l'étage supérieur, et d'abord y jouèrent au dez. Puis bientôt ils se mirent à faire un grand tapage, et finirent par jeter de l'eau au travers du plancher grossier, et sans doute en mauvais état, qui les séparait de leur frère aîné et de ses compagnons.

Grande fut la colère de ces derniers. Deux d'entre eux, Yves et Aubry de Grentemesnil, se plaignirent à leur jeune chef et lui dirent: « Allez-vous donc

suorum quotidie imminuebat, insipienter tribuens unicuique quod petebat, et ipse pauperescebat, unde alios contra se roborabant. » Ord. Vital, t. III, p. 262-263.

(1) Roberto adeo naturaliter insita clementia fuit ut in eos qui, penes se, reatum proditionis, ac judicium mortis inciderant, ulcisci non sineret. Quin etiam si qua accidissent, eorum infortunatibus illachrymaret. » Guibert de Nogent, liv. II, chap. VII.

souffrir cela ! Comment, voilà vos frères qui nous couvrent d'ordures et vous insultent grossièrement. Vous voyez ce qu'ils ont fait; en vérité, si vous ne les châtiez sur le champ, il faut que vous soyez bien humble, et vous aurez peine à vous relever jamais d'un tel affront. >>

Robert Courte-Heuse, fortement irrité, monta trouver ses deux jeunes frères. Il n'abusa point contre eux de sa force redoutable, mais il leur fit d'âpres reproches. Au bruit de la querelle, leur père, le roi Guillaume, accourut lui-même, et son autorité respectée apaisa la dispute. Mais il se contenta sans doute d'avoir imposé le silence à ses enfants, et négligea de faire justice aux légitimes plaintes de son fils aîné.

A la nuit suivante Robert quitta l'armée de son père et disparut avec les chevaliers de sa suite. Il s'en retournait à Rouen, et voulut entrer au palais ducal. Le sénéchal qui le gardait, Roger d'Ivry, en le voyant revenir inopinément et sans le roi son père, soupçonna sans doute quelque dangereuse affaire; il ferma les portes au jeune duc et à ses compagnons, et se hâta d'envoyer demander des ordres au roi (1).

(1) Orderic Vital dit que Robert voulut occuper par surprise le château de Rouen. L'idée de s'emparer d'un palais situé au milieu d'une grande ville pour y tenir contre le conquérant de l'Angleterre à la tête de toutes ses forces, n'est pas admissible. C'est un attentat imaginaire imputé après coup à un jeune homme auquel un mécontentement, assez explicable d'ailleurs, fit quitter son père pour revenir dans la demeure qui lui était habituelle, et où il avait été élevé. Mais la malveillance systématique d'Orderic n'a pas négligé cette occasion d'incriminer la mémoire de la victime d'Henri Ier.

Guillaume furieux contre ce que ses plus jeunes fils ne manquèrent pas de lui faire envisager comme une révolte et une tentative d'insurrection, Guillaume commanda d'arrêter Robert Courte-Heuse et tous ses compagnons.

Quelques-uns furent pris, d'autres s'enfuirent et trouvèrent asile à Châteauneuf en Thimerais, à Rémalart et à Sorel, où les accueillit Hugues de Châteauneuf, neveu d'Albert Ribault, et beau-frère de Robert de Bellême, l'un des fugitifs (1).

De plus en plus irrité par ces airs de rébellion, le Roi s'empressa de terminer par un traité son expédition contre le comte du Perche, et rentré en Normandie, confisqua tous les domaines de ceux qui avaient échappé à sa colère (2).

Robert Courte-Heuse n'avait pas pris la fuite. Le malveillant historien, Orderic Vital, a rempli à dessein son récit de confusion et d'obscurités (3) mais la vérité perce au travers des contradictions de

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(1) Hugues de Châteauneuf avait épousé Mabille, fille de Roger de Montgommery et de la fameuse Mabille de Bellême. (2) Ord. Vital, t. II, p. 297.

(3) Ainsi, il nomme parmi les amis de Robert réfugiés à l'étranger, Guillaume de Moulins-la-Marches, qui cependant, en 1078, prit part, ainsi que nous l'avons vu, à l'expédition du Maine. Il déclare que Robert sortit pendant cinq ans de Normandie, et cependant il est certain, comme nous le verrons, que Robert se réconcilia avec son père après le siége de Gerberoy, dont la date est authentiquement fixée en janvier 1079 (vieux style). En outre, les discussions que nous allons reproduire d'après lui, sont postérieures à l'affaire de Laigle, et antérieures au siége de Gerberoy. Elles ont donc eu lieu à Rouen, où Robert attendit le retour de son père.

son récit, et il est évident que le duc Robert attendit à Rouen le retour de son père.

Le jeune prince venait de prêter hommage comme comte du Maine; il portait le titre de duc de Normandie, ainsi qu'il échappe à Orderic lui-même de l'avouer, et son père avait toujours gardé son pouvoir complet, non-seulement sur la Normandie, mais aussi sur la province du Maine, où tous les droits, si droits il y avait, n'appartenaient qu'au fiancé de la défunte Marguerite (1).

Robert avait peut-être déjà tenté quelques démarches auprès de son père pour obtenir qu'il lui fit quelques concessions, et lui rendît ce qu'après tout le jeune prince pouvait bien regarder comme lui appartenant.

Mais le duc-roi avait refusé de se dessaisir de rien. « Il s'efforça, dit Orderic, de persuader à son fils qu'il devait attendre un temps opportun, et cependant, ajoute-t-il, ce fut l'objet de plusieurs discussions entre le père et le fils que ces refus affligeaient (2). »

La querelle de Laigle n'était pas pour amoindrir les difficultés d'une situation qui peut-être se rattachait à elles.

(1) Aussi, Orderic Vital reproche-t-il à Robert d'avoir été la cause de la guerre de 1078, tandis qu'il loue Guillaume d'avoir gardé dans sa main le comté, repris par cette guerre, ou plutôt par le traité de Blanchelande qui y mit fin. Ord. Vital, t. II, p. 294.

(2) Ord. Vital, t. II, p. 294. « Providus pater, hinc inde multa circumspiciens, postulata denegavit, filioque suo ad nanciscendum quæ petierat, tempus opportunum bene præstolari persuasit. » Voir aussi Robert du Mont, Ao. 1087.

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