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Guillaume le Conquérant fut retenu pendant plusieurs années par les difficultés de sa rude œuvre, et ne revint sur le continent qu'en 1073.

Il n'avait pas oublié les Manceaux. Emmenant sans doute avec lui leur jeune comte son fils, il marcha sur le Maine à la tête d'une nombreuse armée de Normands et d'Anglais, et mit d'abord le siége devant Fresnay-le-Vicomte. Ce fut là qu'il arma chevalier Robert de Bellême, surnommé Talvas, fils de Roger de Montgommery et de Mabille de Bellême, qui depuis fut le plus complet et le plus sinistre représentant d'une race farouche et maudite (1), dont l'histoire ensanglante plusieurs siècles de nos annales.

Fresnay-le-Vicomte, Beaumont-le-Vicomte, Silléle-Guillaume, se rendirent bientôt au duc-roi; Le Mans n'osa non plus attendre son assaut, et lui ouvrit ses portes. Tout le pays fut horriblement dévasté, surtout par les soldats anglais (2), et Guillaume, après avoir bâti deux forteresses dans la ville, y laissa une forte garnison. Il se dirigea ensuite vers la Bretagne ; mais il subit un échec devant Dol, revint en Normandie, et vers 1075, passa de nouveau en Angleterre, laissant son fils Robert en possession du comté du Maine, ce que les vieux historiens ont

Guillaume de Ju

(1) Orderic Vital, t. III, p. 294-300-422. miéges, édit. Guizot, p. 179. Rien qu'en deux degrés de la généalogie de cette famille, on compte cinq de ses membres assassinés successivement par des vengeances trop motivées.

(2) Henri de Huntingdon, liv. Vl, et Mathieu Paris, Hist. Major.

voulu dissimuler, et que les chartes du temps nous attestent d'une manière incontestable (1).

Jusques-là on ne voit pas qu'aucune dissension se fût élevée entre Guillaume le Conquérant et son fils aîné. Les chroniqueurs officieux, à la solde d'Henri Ier, ont vainement laissé dans l'ombre le commencement de leurs querelles. Il est certain qu'en 1076 (2), Robert gouvernait paisiblement au Mans; Orderic Vital lui-même montre encore plus tard la reine Mathilde avec ses deux fils aînés, assistant à la dédicace des cathédrales d'Évreux et de Bayeux, et des églises abbatiales de St-Étienne de Caen et du Bec (3). Or, la dédicace de cette dernière basilique n'eut lieu que le 23 octobre 1077, et l'acte des donations qui furent faites à cette occasion, porte le seing de Robert Courte-Heuse (4). Seulement, il est à remarquer que dans cette charte, bien que Robert porte encore le titre de comte, son père se nomme lui-même roi des Anglais, prince des Normands et des Manceaux. Cependant, les droits du fiancé de

(1) Voir la charte de donation à l'église de Bayeux, des biens de Grimoult-du-Plessis, dans le Gallia Christiana, t. XI, Instrumenta, col. 66. Guillaume le Conquérant n'y prend de titres que les suivants : « Ego Willelmus rex Anglorum et Normannorum dominus »; tandis que son fils y porte le nom de : « Comes Cenomannorum. » Voir aussi D. Martène, t. I, p. 494.

(2) Charte de donation à St-Vincent du Mans, par le comte Roger de Montgommery et Rotrou, rapporté par Dom Martène, t. I, p. 494, et datée des VIII Kal. sept. 1076, « Roberto Willelmi regis Anglorum filio Cenomannensium urbem gubernante. » (3) Orderic Vital, t. II, p. 305.

(4) Gallia Christiana, t. XI, col. 66 à 68.

la défunte Marguerite allaient bientôt être affirmés d'une manière plus solennelle encore.

En effet, en 1078, Foulques le Réchin avait organisé une nouvelle révolte du Maine; Jean de La Flèche qui lui résistait fut assiégé dans sa forteresse, et appela à son secours Guillaume le Conquérant, tandis que, de son côté, Foulques s'alliait avec Hoël V, duc de Bretagne.

Le duc roi, après avoir envoyé à Jean de La Flèche un premier secours sous les ordres de Guillaume de Moulins-la-Marche et de Robert de Vieuxpont, ne tarda pas à accourir lui-même avec son fils, le comte Robert, et une nombreuse armée (1).

Les Bretons venaient d'opérer leur jonction avec les Angevins, et de franchir la Loire. Les Normands, qui étaient au nombre de soixante-mille cavaliers, arrivèrent bientôt en leur présence, et une sanglante bataille était imminente. Un cardinal romain, des religieux et deux Normands, Guillaume, comte d'Évreux, et Roger, comte de Montgommery, prévinrent un choc qui eût été certainement formidable. Ils réussirent à faire accepter les termes d'un traité qui porta le nom de paix de Blanchelande. Les droits de Robert Courte-Heuse y furent solennellement reconnus, et en présence de son père, il fit hommage pour le comté du Maine, entre les mains de Foulques le Réchin, son suzerain (2).

Après cette expédition, Guillaume le Conquérant

(1) Orderic Vital, t. II, p. 257. (2) Orderic Vital, t. II, p. 257.

se replia vers la Normandie, et voulant punir un de ses comtes, qui avait sans doute profité des troubles du Maine pour se révolter, il se prépara à entrer dans le Perche, ou Corbonnais (1).

Parvenu à Laigle avec son armée, il s'était logé dans l'habitation d'un certain Gontier (2), avec ses deux fils Guillaume et Henri. L'un avait environ dix-neuf ans (3), l'autre n'en avait guère que dix.

Le premier, Guillaume Le Roux, ou plutôt Le Rouge, était un jeune homme de petite taille comme son frère aîné, gros et trapu; ses cheveux étaient d'un blond pâle, ses yeux pers, ou vairons, et sa peau fortement colorée lui avait valu son surnom, qu'on croit à tort tiré de la couleur de sa chevelure (4). Il était fort et brave, mais sensuel et brutal, et de tous les enfants du Conquérant, c'était le plus violent, et celui qui avait montré le plus de dédain pour toute culture intellectuelle (5).

Pour le second, Henri, qui porta plus tard le

(1) Conf., Ord. Vital, t. II, p. 297 et p. 295. Rotrou était alors comte de ce pays, dont le comté de Mortagne avait été détaché pour la famille de Bellême.

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(3) Il mourut en 1100, âgé de quarante ans environ.

(4) Delicate nutritum... animi ferocia (quam vultus ipse demonstrat), prætumidum, omnia contra fas et jus ausurum... » Willelm. Malmesb., liv, III, § 306. Ferus ultra hominem

erat. » Henri de Huntingdon, liv. VII.

(5) Ord. Vital, t. II, p. 295.

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Dans quelques chartes, il porte le titre de comte, que je n'ai jamais trouvé attribué qu'à lui et à son frère aîné, les deux princes Richard et Henri n'y portant que le titre de Fils du roi. Mais rien ne m'a fait connaître où pouvait être assis son comté.

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surnom de Beauclerc, ce n'était encore qu'un enfant. Mais déjà il partageait, nous dit Orderic, les sentiments de jalousie que Guillaume Le Roux nourrissait contre leur frère aîné, et tous les deux travaillaient ensemble à le supplanter dans les affections paternelles (1).

Ils voyaient avec une haineuse envie que Robert semblait appelé à succéder un jour à toute la puissance de leur père, que déjà, au titre de comte du Maine, il joignait souvent, en vertu de l'ancienne donation de Guillaume, le titre de duc de Normandie (2), et était entouré d'une sorte de cour presque aussi nombreuse que celle de leur père.

Robert Courte-Heuse avait alors environ 24 ans. C'était un jeune homme de petite taille, mais d'une rare vigueur, vaillant et hardi, si bon cavalier que nul chevalier ne le démonta jamais (3), et très-habile à tous les exercices de la guerre. Affable, d'une

(1) Lis inter filios regis oritur demoniaca, unde postmodum pullulaverunt lites et facinora. Nam duo fratres Guillelmus Rufus et Henricus patri favebant, viresque suas fraternis viribus arbitrantes, indignum ducebant quod frater eorum solus habere patrium jus ambiebat, et agmine clientum sibi obsequente par patri æstimari peroptabat.» Orderic Vital, t. II, p. 295. - Les mots oritur et postmodum indiquent, ce semble bien que les querelles de la famille du Conquérant ne sont pas antérieures à l'aventure de Laigle.

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(2) Tempore Guillelmi regis, et Rodberti secundi ducis », dit Orderic Vital, en parlant de la mort d'Ainard, abbé de StPierre-sur-Dives, dont la date certaine est 1078.

(3) « Numquam a christiano vel pagano potuerit ex equite pedes effici. » Willelm. Malmesb., liv. IV, § 389.

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