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« Il est certain, » nous dit-on, « que saint Nicaise a été martyrisé dans un lieu appelé en latin Scamnis, très-différent de Gasny.

« Il est certain que Scamnis n'est autre chose que Ecos lui-même.

« Donc, saint Nicaise et ses compagnons ont été martyrisés à Ecos, et non à Gasny. »

A cette induction je réponds ainsi :

J'admets volontiers comme un fait certain que le lieu du martyre de saint Nicaise s'appelait en latin Scamnis; c'est en effet le nom que donnent à ce lieu la relation de la passion de saint Nicaise, Orderic Vital et la plupart des liturgies anciennes et modernes qui ont mentionné ce martyre.

Je ne ferai pas difficulté de reconnaître que la transformation de Scamnis en Ecos présente, à première vue, une analogie frappante avec une multitude d'autres mots latins qui, en passant dans le français, ont changé en E leur S initial. Ainsi de stabulum est venu étable; de scabellum, escabeau; de scapulæ, épaules, etc.; et je ne m'étonne pas que M. de Bouclon se soit laissé séduire par cette apparence.

Il a remarqué d'ailleurs, dans le texte de la Passion de saint Nicaise, deux autres mots: pervenerunt, properantes, dont il a été singulièrement frappé, et desquels il a cru pouvoir conclure que le lieu de son martyre devait être assez loin de Gasny, lieu de sa sépulture. Donc, Gasny n'est pas le lieu du martyre de saint Nicaise et de ses compagnons; et, comme il n'y a, dans un rayon convenable, que Ecos qui puisse être la traduction du vieux mot Scamnis, c'est donc à Ecos, et non à Gasny, que saint Nicaise et ses compagnons furent martyrisés.

Telle est, ce me semble, l'argumentation de notre auteur.

Mais qu'il me permette, sur tout ceci, une réflexion. Si Ecos est vraiment le lieu appelé Scamnis du temps de nos saints, comment se fait-il que M. Binet ait été le premier à découvrir ce fait, en 1742? Comment, selon la tradition universellement reçue jusqu'en 1742, Gasny a-t-il été toujours regardé comme le lieu du martyre et de la sépulture des apôtres du Vexin?

Messire Nicolas Davanne, natif de Meulan, et prieur du monastère de St-Nicaise de cette ville, avait, par les ordres de l'archevêque de Rouen et de l'évêque de Chartres, publié en 1620, La Vie et le Martyre de saint Nigaise, premier archevêque de Rouen, etc. Or, il atteste, « d'après d'anciens papiers et la tradition verbale des anciens laissée de père en fils, » que, selon cette tradition, ce fut, non pas à Ecos, mais « au bourg de Gasny, » que le préfet Fescenninus Sisinius trouva saint Nicaise et ses compagnons prêchant sur la place publique; que l'auditoire, à la vue des satellites, s'étant enfin épouvanté, « nos saints, comme rochers immuables, demeurèrent constants et fermes au lieu où ils étaient, sans se déplacer pour la subite venue de ces hommes furieux; » qu'au même lieu ils furent interrogés par le préfet Sisinius; que là ils furent condamnés à mort; qu'ils y eurent la tête tranchée, et que, par l'ordre du même Sisinius, leurs corps « furent portés aux champs, pour y être dévorés par les oiseaux et par les bêtes. »

Laissons l'interprétation de Dom Pommeraye, qui a cru que Forum Scamnis était pour forum secus amnim ou amnem. Mais pourquoi Gasny ne serait-il pas tout simplement le Scamnis de la Passion de saint Nicaise, c'est-à-dire le lieu de son martyre et celui de sa sépulture?

Dans le Scamnis est-il plus difficile de trouver Gasny que Ecos?

Retranchez seulement de Scamnis I's initial et l's final, il restera Camni, qui ressemble déjà beaucoup à Gany. De Camni ôtez encore l'm, et vous aurez Cani.

Pour trouver tout-à-fait Gany, il ne s'agit donc plus que de changer le C en G. Or, il saute aux yeux que ces deux lettres sont de la même famille. Elles sont l'une et l'autre des signes de l'articulation gutturale un peu plus douce ou un peu plus forte. Aussi n'est-il pas rare de les employer l'une pour l'autre ; et, sans aller chercher bien loin, on le voit dans le nom même de l'apôtre du Vexin : ne l'a-t-on pas écrit en latin Nigasius ou Nicasıus, et en français Nigaise ou Nicaise?

Il ne sera pas plus difficile de justifier l'hypothèse de la suppression, dans le mot Scamnis, des deux s, initial et final, et de l'm du milieu.

Les plus savants philologues citent pour cela des exemples dans plusieurs langues.

Ainsi, du grec opoyyo, les Latins ont fait fungus; capisterium, de scaphisterium; capellare, de scapellare.

Ainsi Cicéron atteste, dans l'Orateur, que de son temps on disait: qui est omnibu princeps, pour omnibus princeps. Et, tandis que l's final du latin tempus est conservé dans son équivalent français temps, l's final de campus disparaît dans le français champ.

Ainsi pour la suppression de l'm: qu'on se rappelle le mammam par lequel, au rapport de Varron, les enfants, à Rome, appelaient leur mère; à ce mot correspond chez nous celui de maman, où un m du milieu se trouve retranché (1).

(1) Peut-être aussi aurait-on commencé par changer cet m en n, de manière à obtenir Ganni, qu'on prononça et écrivit plus tard Gusni

Qu'on ne dise pas que Gasny ne peut être le Scamnis de la Passion de saint Nicaise, puisqu'il vient de Vadum Nigasii. Si l'on veut bien examiner de plus près ce document, on y verra qu'on a mal à propos confondu. le nom du gué que traversèrent les martyrs pour entrer dans l'île de l'Epte, où ils eurent leur sépulture, avec le nom du village de Gasny. Il y est dit positivement que ce gué fut nommé depuis Vadum Nigasii, parce qu'il avait été découvert dans cette circonstance (1).

Vadum Nigasii n'est donc pas le vrai nom du village, qui fut appelé Scamnis, jusqu'à ce que l'usage en eût fait Gasny.

Pour le mot pervenerunt, dont l'auteur prétend tirer si bon parti en faveur de son opinion, il ne marque pas nécessairement qu'il y eût un long trajet du lieu où les corps des saints avaient été jetés à la voirie, jusqu'à celui de leur sépulture dans l'île de la rivière d'Epte. Certes, quand il n'y aurait eu qu'une distance d'un kilomètre, ou moins encore, ce fut un spectacle assez surprenant de voir des corps décapités faire ce trajet, portant leurs têtes dans leurs mains, pour justifier la force de cette expression; ce serait même tout-à-fait incroyable, s'il ne s'expliquait par l'action surnaturelle des anges qui est ici signalée formellement par la Passion de saint Nicaise (2).

ou Gasny. Voir Vossius, De litterarum permutatione tractatus; Ménage, De la conversion des lettres;-Ducange, Glossarium, etc.

(1) Vado ante hanc horam hominibus incognito, deinceps Vadum Nigasii nuncupato.

(2) Erecti sancti martyres, angelis comitantibus, apprehensisque propriorum corporum capitibus, properantes pervenerunt ad fluvium cui nomen est Itta, transmeatoque vado, ante hanc horam hominibus incognito, et idcirco deinceps, ob sanctorum memoriam, Vadum Nigasii nuncupato, requieverunt, etc,

Le mot properantes employé ici ne signifie pas mieux ni que cette miraculeuse marche des martyrs après leur mort ait été un voyage, ni que ce prétendu voyage eût besoin d'être précipité. Il suffit de se rappeler que les anges animaient en quelque sorte les dépouilles mortelles de ces saints, pour bien comprendre que ces esprits célestes ne mirent point de lenteur à faire le trajet : une des qualités qui distinguent les anges étant, selon les notions de la théologie chrétienne, la puissance de se mouvoir eux-mêmes avec une agilité incomparable, et de mouvoir aussi les autres substances, soit corporelles, soit spirituelles.

Je demande donc à quoi se réduisent, jusqu'à présent, les arguments qu'on a cru pouvoir tirer du texte de la Passion de saint Nicaise, pour établir qu'il aurait été martyrisé à Ecos?

IV.

L'abbé Do.

NOTES, COMMUNICATIONS.

MESSIEURS,

Lorsqu'au mois de décembre dernier j'adressais mes remercîments à M. le Président ainsi qu'à ses honorables Collègues, pour l'honneur que vous avez bien voulu me faire en m'admettant parmi vous, je lui disais que je ferais tous mes efforts pour ne pas être un membre inutile dans la Société; c'était promettre de vous communiquer ce que je découvrirais d'intéressant pour les recherches du passé auquel vous consacrez vos travaux.

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