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c'étaient les chants des vieux trouvères qui les avaient menés à la victoire d'Hastings. Quand un roi politique, voulant briser tout lien avec la France, rétablit l'usage de l'ancien idiome, l'Angleterre traduisit les poèmes qu'elle commençait à ne plus entendre. Horn et Rimechild, Beuves de Hanstone, Guy de Warwick, le beau Desconnu, Perceval, etc., ne charmèrent les lecteurs anglais qu'après que leurs aventures eurent été long-temps redites en France. Et ce qui est plus significatif encore, pour célébrer ses plus fameux héros, ceux qui ont le plus vaillamment soutenu le combat contre la France, un Richard Coeur-de-Lion, par exemple, elle attend que celle-ci les ait chantés.

Du reste, l'Angleterre elle-même avoue aujourd'hui que, pour ces vieux récits de Geste et de la TableRonde, l'invention appartient à nos trouvères.

L'Allemagne y met la même bonne grâce. C'est à nous, elle le reconnaît, que les vieux poètes Wolfram d'Eschenbach, Ulrich de Zazichoven et Gottfrid de Strasbourg ont dû leur Titurel et leur Parcival, leur Lancelot et leur Tristan. C'est dans les inventions de Benoît de Sainte-More qu'elle étudiait les anciens. Le poète lyrique Uhland, nous donnant un noble exemple, écrivait en 1812: « La langue romane française a enfanté un cycle vraiment épique. » C'est à nous que Goethe doit son poème du Renard qu'il eût même pu faire plus piquant, s'il eût suivi plus fidèlement ses vieux et naïfs modèles. L'Allemagne fait plus encore. Plus respectueuse pour cette gloire étrangère que les fils mêmes de la vieille France, elle publie ces monuments, elle les étudie comme une langue savante et digne en ses plus petits détails d'un religieux respect.

Nos poèmes se répandaient bien plus loin. Le cheva

lier au Lion et Tristan apprenaient à parler l'islandais (1). Les bibliothèques d'Upsal et de Copenhague possèdent des traductions d'originaux français aujourd'hui perdus; et, pour que cet hommage fût plus solennel encore, les princes eux-mêmes ne craignaient pas de déroger en se livrant au modeste travail de traducteur. Un roi de Norwége *(2), de 1299 à 1319 ̊, « enrichissait de nos rẻcits la langue de son peuple. »

Chose plus curieuse ! La Grèce, si fière de son passé, la Grèce, mère de toute invention et si dédaigneuse pour les barbares de l'Occident, séduite par la grâce des fictions de la France, répétait les aventures de Flore et de Blanchefleur et l'histoire du roi Arthur.

« Gauvain, Tristan et Lancelot prenaient, dans ses préoccupations littéraires, la place d'Achille et d'Hector (3). » Elle rapprenait l'antiquité chez nous. Des hommes qui avaient lu l'Iliade traduisaient en grec la guerre de Troie, racontée par nos trouvères. Le chevaleresque mensonge semblait à toutes les imaginations plus touchant et plus beau que l'antique récit grec. Notre vieux trouvère oublié, Benoît de Sainte-More, avait cette gloire de triompher d'Homère dans sa patrie

même.

L'Espagne n'avait pas échappé à cette influence. Dans sa longue lutte contre l'islamisme, elle avait derrière elle la France qui, la première, avait su à Poitiers arrêter le flot envahisseur. La France, alors si chrétienne et si agissante, lui envoyait sans cesse de nouveaux croisés. Avec eux, nos idées et les inventions de nos poètes passaient les monts. Nos fabliaux sui

(1) V. Hist. litt., t. XXIV, p. 525,

(2) Id., p. 526.

(3) Id., p. 527.

vaient la même voie, et la gravité espagnole étaif tout étonnée de se surprendre à essayer les gaillardises gauloises.

Mais nous voici en face du plus redoutable de nos adversaires. L'Italie est habituée à se regarder comme l'institutrice du monde. Les peuples de l'Europe, assuret-elle, ont éveillé leur intelligence en balbutiant la langue de Dante, de Pétrarque et de l'Arioste. Les faits se chargent de répondre à cette prétention.

Déjà notre langue devenait universelle. Si dès le XII siècle on la parlait dans les rues d'Athènes, combien plus tôt n'avait-elle pas dû se répandre dans un pays si voisin, avec qui le commerce entretenait de continuelles relations, et qui, comme nous, avait trouvé sa langue dans les débris du latin? Seulement la France avait pris l'àvance. L'Italie n'avait pas encore de poète que déjà, depuis cent cinquante ans, les nôtres enchantaient le monde. Aussi, dès le XIe siècle, le français était répandu en Italie: la Grande Comtesse, l'amie de Grégoire VII, le parlait; c'était, au XIIe siècle, la langue de la conversation dans les grandes familles du Véronais et du Trévisan (1). Des Italiens même reconnaissent que c'était dans des traductions françaises que l'Italie faisait connaissance avec les auteurs latins et grecs.

C'est ici le lieu de constater ces conquêtes de notre langue. Car les conquérants étaient ces glorieux enfants des familles normandes qui délivraient l'Italie méridionale des infidèles et s'y taillaient à coups d'épée des royautés. Aussi, par une juste récompense, c'était en racontant les prouesses normandes, les aventures normandes, que l'Italie apprit à parler notre langue. L'ys

(1) Histoire littéraire, p. 545.

toire de Li Normant êt la Chronique de Robert Viscard sont les premiers livres français composés en Italie. Bientôt des Italiens écrivent dans la même langue l'histoire de leur pays, croyant lui assurer ainsi de plus nombreux lecteurs. C'est en français encore que Rusticien de Pise, prisonnier à Gênes avec Marco-Polo, écrit sous sa dictée le récit de ses longs voyages, comme si, de l'aveu des étrangers eux-mêmes, ce fùt la seule langue qui pût alors pénétrer aussi loin qu'était allé l'aventu reux voyageur (1).

De ce pays qui possédait la métropole des églises chrétiennes, les plus savants docteurs venaient demander à nos écoles une consécration dernière. Et ce ne sont pas seulement des noms obscurs, péniblement arrachés à l'oubli, qu'on retrouve sur cette liste dè nós débiteurs, ce sont les noms les plus fameux, les plus justement chers à l'Italie.

C'est Branetto Latini, sacré pour la postérité par la reconnaissance de Dante.

Le glorieux proscrit de Florence lui-même y a fait deux voyages. Il est venu s'asseoir sur la paille classique de la rue du Fouarre. Il s'est jeté dans cette mêlée bruyanté d'arguments qui tourbillonnait là sans cesse, comme, dans les vers du poète, les âmes coupables fouettées par l'éternel orage; et plus d'un clerc venu de Champagne et de Picardie ou d'Allemagne, a dû frémir en entendant les belliqueux syllogismes de ce pâle étranger au maigrė visage, aux yeux animés d'un feu sombre. Son esprit, nourri de noires reveries, a pu recueillir quelques-uns de ces Voyages dans le monde invisible dont se répaissaient alors toutes les imagina

(4) Hist. litter., p. 546.

tions. Il avait lu, à coup sûr, nos grands poèmes. Luimême proclame que c'est à la langue d'oil aux formes plus faciles et plus agréables qu'appartiennent et toute la suite des gestes des Troyens et des Romains, et les longues et belles aventures du roi Arthur et beaucoup d'autres histoires ou enseignements. Et n'est-ce pas dans Chrétien de Troyes que la belle et triste Francesca lisait la page fatale? n'est-ce pas à ces vieux poètes aujourd'hui si dédaignés, que Dante a dû la plus touchante et la plus mélancolique de ses inventions?

Ce n'est pas tout, et reconnaissant aux héros de nos vieux poèmes la réalité de l'histoire, il les place dans une des plus glorieuses sphères de son Paradis. On y trouve Charlemagne, le preux Roland, l'héroïque Guillaume d'Orange, et jusqu'à Raynouard à la massue, facétieux héros d'une épopée qui annonçait l'Arioste.

Un Italien même n'a pas craint de faire cette déclaration que n'oserait risquer le patriotisme littéraire d'un Français c'est que Dante, trouvant sa langue trop pauvre, était allé en France pour l'enrichir de hardies locutions nouvelles. Ainsi, à défaut d'autre titre, «notre vieux langage eût été pour quelque chose dans la création de ce style qui a fait de Dante l'Homère de la langue italienne. »

Que de visiteurs glorieux ont suivi ces traces de Dante dans notre patrie! Toute la jeune poésie italienne venait s'y former. C'est Cecco d'Ascoli, Cino da Pistoïa, que Dante honora d'une sorte de fraternité poétique ; c'est Villani l'historien, et un autre plus illustre encore, Pétrarque.

Pétrarque est peu favorable à notre pays. Imbu déjà de ce patriotisme jaloux qui ne veut voir que des barbares au-delà des Alpes, il n'admirera de la France que la

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