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titres de la France. Il a l'âme patriotique. Tout ce qui est français l'appelle et l'intéresse. C'est ainsi qu'il a entrepris, avec un grand luxe de preuves et un certain succès, la réhabilitation de ces papes d'Avignon tant maltraités par l'histoire, l'histoire de la papauté faite en Italie. Celle-ci leur en voulait surtout d'avoir été français. Et nous, nous nous sommes faits bénévolement, contre nos compatriotes, ies échos des rancunes des étrangers.

Mais où ce patriotisme éclate surtout et où il donne les plus magnifiques résultats, c'est dans ce chapitre, l'un des plus neufs et des plus curieux du livre, que M. Leclerc consacre à la littérature française en Europe. L'auteur y établit que, la première de toutes les nations modernes, la France a exercé sur l'Europe tout entière un irrésistible ascendant par le génie de ses poètes; qu'elle a grâce à eux obtenu, au XIII" et au XIVe siècle, cette royauté littéraire que devait conquérir, aux jours de la Renaissance, le génie évoqué de la Grèce et de Rome.

Tous les peuples, tour à tour, ont rêvé la monarchie universelle. C'est en quelque sorte l'idéal offert à leur énergie, la preuve publique de leur puissance. Les plus vigoureux y ont touché par moments. Cette domination, que dans l'ordre politique ils paient fort cher et font payer chèrement aux autres, dans l'ordre des lettres elle est uniquement glorieuse, innocente et féconde, et infiniment désirable pour l'honneur d'une nation. Car cela veut dire qu'à un moment donné elle a eu de plus nobles idées, une civilisation plus délicate et plus haute.

Cette suprématie, les nations modernes se la disputent, et la contestation est légitime; car nous l'avons vue tour à tour passer de l'une à l'autre. L Italie pré

tend avoir été la première à l'exercer, et la France, d'accord avec toute l'Europe, a long-temps accepté cette prétention. Mieux instruite, elle doit reconnaître que c'est chez nous que l'Italie a puisé tous ces trésors d'invention dont elle est si fière. Et nous, oublieux de notre passé, nous laissions envahir ce riche domaine, et nous recevions avec reconnaissance de la main de l'usurpateur une parcelle du bien de nos aïeux, déguisé par une empreinte étrangère. Ainsi, deux fois, depuis la chute de Rome, la France aurait eu en Europe la domination des esprits une fois au temps de Louis XIV, ce que sait tout le monde; une fois dans ce moyen-âge si longtemps méconnu, ce que tout le monde et la France la première avaient oublié.

La France, depuis les Croisades, tenait le premier rang dans le monde, et ce n'était pas seulement par son audace, son courage, ses vertus chevaleresques, mais par la supériorité de son esprit. Tout le monde sait que, dans les questions théologiques, elle a exercé au moyenâge un empire incontesté. Son Université de Paris était la source et l'oracle. De toutes les contrées de l'Europe, même les plus éclairées, on accourait s'y instruire Les peuples les plus éloignés et les plus barbares encore y entretenaient quelques élèves, comme des correspondants attentifs chargés de les tenir au courant des nouvelles de l'intelligence. En toute contrée, c'était une distinction sans égale, une preuve de science pour les savants même que de joindre à tous ses titres celui de docteur de Paris. En Suède et en Norwége, ces rares élus du savoir se reconnaissent au nom de clercs parisiens (1). Cependant il est des gens que ces gloires scolas

(1) V. Hist. litt., passim. C'est à l'Histoire littéraire que j'em

tiques touchent médiocrement aujourd'hui, bien qu'elles représentent en somme le plus haut et le plus sérieux développement de l'esprit humain pendant plusieurs siècles. Mais voici un monde nouveau où la France a été reine, monde charmant pour tous, celui de la poésie, celui de l'invention, celui des fictions heureuses, de ces fictions que n'avait pu rêver la Grèce avec d'autres mœurs et une autre religion, et qui depuis des siècles défraient l'imagination de l'Europe entière.

Il est un fait littéraire que des recherches de l'érudition moderne ont mis désormais à l'abri de toute contestation. On sait qu'au moyen-âge a été donné un honneur qui devait être refusé au XVIIe siècle dans toute sa gloire. Au moment de sa plus riche floraison, dans le plein accord de toutes ses pensées et de sa foi, sous ces règnes si français de Philippe-Auguste et de saint Louis, avec ses saints, ses docteurs et sa merveilleuse architecture, le moyen-âge a enfanté une poésie nationale, une poésie où sans cesse était répété ce nom de la douce France, où tout était français: les noms, les sujets, les pensées; où l'on n'empruntait pas à la Grèce païenne des noms et des couleurs pour peindre des mœurs et des pensées chrétiennes ; où l'on ne trouvait pas de ces créations hybrides, dans lesquelles l'art le plus sublime et le plus étincelant a été impuissant à sauver les dissonances du sujet. Dans ces œuvres du XIIIe siècle, la forme était imparfaite, rude encore: ce n'était parfois que des bégaiements; mais la pensée était souvent sublime, et surtout les poètes avaient le don de création. Ils inventaient

prunte la plupart des faits que je cite plus loin. J'en avertis tout de suite pour ne pas faire de continuels renvois au livre.

de ces personnages qui, sortis tout entiers du cerveau du poète, sont plus réels que les personnages historiques, s'ajoutent au nombre de ceux qui ont réellement vécu, et s'imposent à l'imagination des peuples. Ils savaient parcourir toute la gamme poétique, depuis les plus fières inventions d'une poésie chevaleresque et religieuse jusqu'aux chansons où ces barons tout bardés de fer, prêts à partir pour la Croisade, les Coesnes de Béthune, les Coucy, retrouvaient la grâce et la volupté anacreontiques.

C'était en ce pays même que s'improvisait ce chant de Roland, le plus magnifique fragment épique qui soit en notre langue, l'un des plus beaux qui soient en toute fiction, parce que jamais la poësie guerrière et héroïque n'a trouvé de plus mâles et de plus fiers accents, un idéal plus élevé et plus pur; poésie touté virile où la femme n'apparaît que pour mourir en apprenant la mort de son fiancé. D'autres disaient le duel héroïque d'Olivier et de Roland; d'autres, les combats livrés dans les champs d'Arles par Guillaume d'Orange aux Sarrazins ; d'autres, les luttes de la féodalité contre les débiles héritiers de Charlemagne; les haines de famille, les sanglantes tragédies des Lorrains, dignes des Atrides ; ailleurs, les tendresses héroïques des compagnes des preux. Pendant ce temps-là, les poèmes de la TableRonde peignaient toutes les ardeurs ou toutes les délicatesses de la passion; et d'autres, fondant ensemble déjà la flamme de Roméo et Juliette, et la grâce chaste de Paul et Virginie, dans l'histoire de la belle Maguelone, dans Pierre de Provence, dans Flore et Blanchefletir, représentaient, avec une délicatesse inattendue, les jeunes tendresses et la fleur exquise des premières amours. Il y avait comme un courant immense de poésie

سمجھ

qui allait du peuple aux poètes, des poètes au peuple. La poésie était si bien dans l'air qu'on ne savait qui étaient les inventeurs; ces créations merveilleuses se formaient lentement en légendes dans les imaginations de la foule, et elles étaient si complètement et si vraiment le bien de tous que les poètes qui les mettaient en rimes n'osaient les signer de leur nom:

Le temps à prêtait singulièrement. Le peuple était affamé de surnaturel, il aspirait au miracle, il l'appelait et il y croyait de toutes ses forces; il vivait au milieu des prodiges: l'histoire de ces temps en est pleine. Joignez à cela le besoin des aventures, l'amour de l'inconnu, les soulèvements de peuples, des nations entières se précipitant dans les contrées lointaines, comme les bergers vers l'étoile miraculeuse; et dans ces immenses agitations c'était l'invraisemblable qui devenait le réel. A la suite du duc de Normandie, des valets de charrue, du droit de leur épée, se faisaient dans l'Angleterre vaincue des comtés et des baronnies. De simples chevaliers conquéraient des royaumes. Si bien qu'on se demande si ce sont les fictions les plus hardies des poètes qui sont copiées sur l'histoire vraie, ou si ce n'est pas l'histoire qui a copié les romanciers.

C'est en France que tout cela s'est traduit en de grands cycles poétiques. A nous l'honneur de l'invention.

Examinons, en effet, les différents peuples de l'Europe. Partout nous trouverons des tributaires. Et voyons d'abord l'Angleterre. C'est avec elle que les rapports ont été les plus intimes. Telle est la destinée des deux peuples. Ils se haïssent souvent; mais ils ne sauraient être indifférents l'un à l'autre. Après la conquête de Guillaume, le français a été la langue des maîtres de l'Angleterre ;

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