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au Parlement, Saint-Simon ne promet son concours qu'à la condition expresse, qui du reste fut acceptée, qu'aussitôt que les affaires de la régence seraient arrangées, le régent prendrait l'initiative de la fameuse question devant le Parlement et mettrait tout son pouvoir à la faire réussir.

Si des intérêts aussi mesquins étaient capables d'exciter, à ce point, les passions de Saint-Simon, quelles tempêtes ne devaient pas soulever dans son sein, les hommes et les choses qui le contrecarraient dans des occasions plus sérieuses? Jusqu'à quel point ces acretés ont-elles faussé son bon sens, ordinairement droit; altéré, à son insu, ou autrement sa véracité naturelle; jusqu'à quel point, en un mot, Saint-Simon peut-il être considéré comme historien sérieux; voilà la recherche que s'est proposée l'auteur du livre que nous examinons.

M. Chéruel débute par une biographie de l'auteur qu'il étudie. Il semble, au premier abord, qu'écrite à un point de vue exclusif, celui d'évaluer la véracité du personnage; il semble, dis-je, que cette biographie n'ait d'autre intérêt que celui qui la rattache au reste de l'ouvrage; mais il n'en est rien. Saint-Simon a été mêlé à trop d'événements importants pour que l'histoire de sa vie, ne soit pas un peu l'histoire en raccourci du temps où il a vécu. A cet égard, la profondeur des recherches, la sagacité des discussions, la sûreté des jugements, font de cette biographie un morceau capital. Il peut parfaitement se détacher de l'ensemble dont il fait partie et présenter un intérêt intrinsèque, suffisant à lui donner droit de cité dans toutes les bibliothèques; il sera la préface obligée de toutes les éditions futures des Mémoires de Saint-Simon.

Nous ferons de cette biographie un extrait, mais un seul. Nous ne parlerons que des relations de SaintSimon avec son père, et de l'influence qu'il a dû en recevoir.

Claude de Saint-Simon, père de l'écrivain, avait 69 ans lorsque son fils vint au monde, en 1675. Ancien page de Louis XIII, enrichi, fait duc et pair par ce monarque, il avait conservé, pour son ancien maître, un attachement qui tenait de l'idolâtrie. Surpris à 39 ans par la mort de ce maître bien-aimé, il avait vu s'écrouler ses plus légitimes espérances. Il avait perdu, entre autres choses, la charge de grand-écuyer, que Louis XIII, disait-il, lui avait destinée et dont il avait été frustré par une indigne fourberie de Chavigny. Il racontait à son fils que le roi, sentant sa fin approcher, avait voulu pourvoir aux grandes charges de la couronne, alors vacantes, et ordonné d'en dresser une liste, sorte de testament politique qu'il tenait à signer avant de mourir. Chavigny, d'accord avec Anne d'Autriche, qui, de son côté, voulait se réserver quelques faveurs à distribuer aux débuts d'une régence, n'avait présenté à la royale signature qu'une liste incomplète, où plusieurs noms avaient été, à dessein, laissés en blanc. Mais, Louis XIII, ayant demandé une lecture préalable, le nom de Claude Saint-Simon, grandécuyer, avait été effrontément prononcé par Chavigny; et lorsque le roi essaya de rassembler ses dernières forces pour y apposer sa signature, ses yeux obscurcis par les approches de la mort ne lui permirent pas de découvrir cette audacieuse supercherie.

Claude Saint-Simon, toujours fidèle aux traditions monarchiques, qui avaient été le culte de sa vie, assurait à son fils avoir laissé passer, sans y prendre

part, les temps orageux de la Fronde. Il s'était borné, du moins le prétendait-il, à s'enfermer dans son gouvernement de Blaye; à organiser, armer, pourvoir de ses deniers sa petite citadelle, et à la tenir, comme un refuge suprême, à la disposition du roi mineur, de la reine régente et même du cardinal Mazarin.

Mais tout cela n'était pas l'exacte vérité.

Les papiers de Chavigny, saisis à la mort de ce personnage, furent portés chez Mazarin, et, M. Chéruel, en dépouillant les carnets de ce ministre, qui sont à la Bibliothèque impériale, a retrouvé toute une correspondance de Clande de Saint-Simon. Cette correspondance, écrite sur le ton de la cordialité, de l'estime, et suivant la langue du temps, d'une certaine tendresse, est absolument incompatible avec les reproches que Claude se prétendait en droit d'adresser à Chavigny. Elle montre tout aussi clairement que, loin de rester tranquille et fidèle dans sa citadelle de Blaye, Claude de Saint-Simon était, à plusieurs reprises, venu à Paris, et qu'il avait pris une part assez active aux projets de la Fronde. Courtisan rompu aux intrigues, il avait servi de lien aux principaux frondeurs. Mais, déconcerté par l'arrestation des princes, en 1650, il quittait Paris et courait s'enfermer dans son gouvernement, où il faisait, en toute hâte, les préparatifs de sa défense personnelle. Puis, voyant que la Fronde était inévitablement destinée à périr, il se tournait du côté du parti vainqueur. Ne pouvant prévoir, en ce moment, que sa correspondance tomberait, quelques années après, entre les mains de Mazarin, il offrait au cardinal des préparatifs qu'il avait faits pour lui-même, assurant qu'il les avait faits pour le roi.

Voilà ce que démontrent invinciblement les lettres

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de Claude de Saint-Simon, retrouvées par M. Chéruel dans les papiers de Mazarin. Voici ce qu'il est indispensable d'en conclure: c'est que, cette fois au moins, Saint-Simon n'a pas dit la vérité, qu'il a été entraîné à dénaturer l'histoire par les récits de son père; erreur qui, pour être respectable dans une certaine mesure, n'en a pas moins eu en plus d'un point sur ses appréciations une influence regrettable.

Venons-en maintenant aux relations de Saint-Simon avec les principaux personnages de la cour de Louis XIV; je n'en rapporterai que quelques détails, ceux qui me paraissent jeter le plus de lumière sur les hommes et les choses que notre écrivain s'attache surtout à nous faire connaître.

Entre les récits d'un haut intérêt que nous offre Saint-Simon, il en est un où il accuse formellement Louis XIV d'avoir manqué de courage, à la vue de toute une armée. Le passage vaut la peine d'ètre cité tout entier:

«En 1676, les armées du roi et du prince d'Orange « s'approchèrent de si près et si subitement, qu'elles « se trouvèrent en présence et sans séparation auprès

de la Cense d'Heurtebise. Il fut donc question de a décider si on donnerait la bataille et de prendre << parti sur-le-champ. Monsieur n'avait pas encore rejoint Bouchain; mais le roi était, sans cela, supérieur à l'armée ennemie. Les maréchaux de Schombert, d'Humières, Lafeuillade, Lorges, etc., s'as« semblèrent à cheval autour du roi, avec quelques& uns des plus distingués des officiers généraux et des

principaux courtisans, pour tenir une espèce de << conseil de guerre. Toute l'armée criait au combat, a et ces Messieurs voyaient bien ce qu'il y avait à

faire; mais la personne du roi des embarrassait, et ■ bien plus Louvois, qui connaissait son maître et qui cabalait depuis deux heures que l'on commençait « d'apercevoir jusqu'où les choses en pouvaient venir. «Louvois, pour intimider la compagnie, parla le premier en rapporteur, pour dissuader la bataille. Le maréchal d'Humières, son ami intime et avec « grande dépendance, et le maréchal de Schombert qui le ménageaient fort, furent de son avis. Le maréchal de Lafeuillade, hors de mesure avec Lonvois, mais favori qui ne connaissait pas moins bien de quel avis il fallait être, après quelques propos « douteux, conclut comme eux. M. de Lorges, in« flexible pour la vérité, touché de la gloire du roi, « sensible au bien de l'État, mal avec Louvois, comme le neveu de M. de Turenne, tué l'année précédente, « et qui venait d'être fait maréchal de France malgré ce ministre, et capitaine des gardes-du-corps, opina pour la bataille, et il en déduisit tellement les a raisons, que Louvois même et les maréchaux de « meurèrent sans repartie. Le peu de ceux, de moindre a grade, qui parlèrent après osèrent encore moins déplaire à Louvois; mais, ne pouvant affaiblir les raisons du maréchal de Lorges, ils ne firent que balbutier. Le roi, qui écoutait tout, prit encore les avis, ou plutôt simplement les voix sans faire ré«péter ce qui avait été dit par chacun; puis, avec un

petit mot de regret de se voir retenu par de si « bonnes raisons, et des sacrifices qu'il faisait de ses ⚫ désirs à ce qui était de l'avantage de l'État, il tourna bride et il ne fut plus question de la bataille. » Le duc de Saint-Simon tenait ce récit du maréchal de Lorges, son beau-père. Mais, évidemment, la mise en

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