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Je n'apprendrai rien à ceux qui m'écoutent en leur disant que le droit privé du moyen-âge présente, et dans les mots et dans les choses, la plus inextricable confusion. L'obscurité, de toutes parts, est profonde; mais on en est accablé si l'on tente de débrouiller l'histoire de la possession de la terre. C'est là un sujet digne d'étude entre tous; car dans cet état social, qui fut celui de l'Europe durant des siècles, les rapports légaux de l'homme avec le sol sur lequel il vit déterminent les rapports qu'il doit avoir avec ceux que Dieu a créés ses semblables.

L'étude des tenures ou tenements a toujours attiré les jurisconsultes et les historiens.

Il serait bon, je le sens, de dire à ce propos ce qu'était la tenure. Après avoir rédigé une définition qui répondait à l'idée que je m'étais toujours faite de ce droit ou plutôt de ce fait juridique, j'ai eu tout naturellement le désir de le contrôler. Mais, quel a été mon embarras, lorsqu'en feuilletant nos anciens auteurs, j'ai vu que chacun d'eux donnait à ce mot quatre, six et jusqu'à neuf acceptions différentes! Du rapprochement auquel je me suis livré, il résulte qu'elles peuvent être, non pas conciliées, loin de là, mais classées en quatre groupes.

Le premier comprend la signification générale du mot, et, à ce point de vue, la tenure n'est autre chose que le fait de la possession d'un objet, abandonnée par un homme d'une condition sociale supérieure à un homme d'une condition inférieure, moyennant certains droits ou redevances que le second doit payer au premier.

En second lieu, la tenure, c'est la chose possédée ellemême la terre, le champ, la cabane.

Le même mot sert encore à désigner le titre juridique

sur lequel repose le fait de la possession. Ce titre concède, suivant les cas, des droits plus ou moins étendus au maître, impose des obligations plus ou moins dures au vilain. C'est ainsi que nous trouvons la tenure allodiale ou franche; la tenure du fief, qui obligeait le vassal envers le seigneur à l'hommage et au service militaire; la tenure par bail à cens, qui l'obligeait au paiement de certaines sommes ou prestations; la tenure de franche aumône (V. Cochin, 13 consultation, t. Ier), que le seigneur tenancier faisait du consentement du seigneur dominant à l'Église, laquelle ne promettait en retour ni service militaire ni rentes, mais bien des prières et services religieux. C'est ainsi encore que nous avons, que nous avions, veux-je dire, la tenure en bourgage, intermédiaire entre le fief et l'alleu; le bien régi par ce droit n'a que le roi pour seigneur (Littleton, Treatise of tenures, sect. 162), et par conséquent est affranchi de toute redevance au profit des barons. Ce droit, tout par ticulier à la Normandie, passa en Angleterre avec Guillaume; mais, plus tard, les seigneurs purent avoir des rentes sur les biens en bourgage, et le droit, ainsi modifié, fut réimporté en Normandie lors des invasions anglaises.

Enfin, Messieurs, le mot tenure a une quatrième acception: il désigne la redevance due par le tenancier au seigneur. A ce point de vue, le service militaire, les rentes en argent ou en nature, les prières et services religieux promis par l'Église, sont autant de tenures.

C'est dans ce dernier sens que ce mot fatidique sera principalement employé par la suite.

Cela dit, je passe à la question spéciale, objet de la lecture faite par M. Francis Morgan Nichols, le 27 novembre 1862.

Qu'était-ce que la tenure, ou droit ou service de cornage? En quoi consistait-elle au juste?

Était-ce pour le tenancier un devoir militaire, l'obligation de sonner de la corne dans les campagnes pour avertir les manants que l'ennemi est proche et les appeler à la défense du pays sous la conduite du baron? C'est l'opinion de Littleton, l'oracle de la jurisprudence anglaise en cette matière; elle a été adoptée par les commentateurs les plus autorisés; par Cossel, son annotateur; par Coke, par Cambden, par Blakstone, illustre même de ce côté-ci du Détroit; par toute l'école des juristes. On ne cite point de texte à l'appui de cette doctrine; mais M. Nichols, qui la combat dans ce qu'elle a d'absolu, nous apprend lui-même que l'usage dont parle Littleton a certainement existé. Les musées et les collections particulières possèdent un certain nombre de cornes, quelques-unes ornementées de façon fort curiense, qui paraissent se rattacher à cette coutume. La plus connue appartient aujourd'hui à lord Bruce.

Une tradition locale semble appuyer une conjecture autre que celle de Littleton, et d'après laquelle la remise de la corne ferait partie des formalités de l'investiture, sans désigner aucun devoir spécial du tenancier envers son seigneur. On conserve un de ces objets dans le manoir de Peuxey, et l'on raconte qu'il fat remis à l'ancêtre de la famille par le roi Kanut, au moment même où il lui fit don du château.

Selon M. Morgan Nichols, la tenure du cornage était un impôt sur les bêtes à cornes : « Je sais bien, dit-il, que le Traité des tenures a une autorité toute particulière aux yeux des jurisconsultes. Dans Westminster-Hall, soulever un doute contre un dire de Littleton serait considéré comme un acte de présomption

insupportable; mais il faut permettre aux antiquaires d'être assez hardis pour oser conjecturer que l'explication du mot cornage, fournie par cette grande autorité, repose sur une déduction erronée tirée d'une étymo logie bien claire. »

M. Nichols invoque d'abord une pièce du temps de Henri Ier, où sont énoncées les sommes touchées en redevances des domaines temporels de l'évêché de Durham; il y est parlé de cornagio animalium episcopatus, pour lequel le receveur Gaufridus rend ses comptes, reddit compotum, et déclare avoir reçu telle somme d'argent.

Dans un recueil local, les Testa de Nevill, se trouve une longue liste des tenants du Cumberland, dont il est dit que chacun paiera tant pro cornagio ou de cornagio.

Le Boldon-Book, supplément au fameux DoomsdayBook, contient une déclaration portant qu'il y a trente tenants au village de Norton, chacun possédant trois attelages de bœufs, pour lesquels ils paient les mêmes droits que les habitants de Boldon, sauf le cornage qu'ils ne paient point, à cause du manque de pâture, pro defectu pasture.

- M. Nichols invoque enfin l'ancienne dénomination saxonne et la nouvelle dénomination anglaise du droit de cornage. Le mot saxon correspondant à cet autre mot, presque aussi saxon, cornagium, était horngeld, littéralement cornu pecunia. Sous Henri II, les vassaux du Cumberland l'appelaient noutgeld, armentorum pecunia, impôt du gros bétail. Cette redevance existe encore en Angleterre, et les paysans du Westmoreland la paient sous le nom de neatgeld, qui n'est évidemment autre chose que le noutgeld du temps de Henri II.

Ces documents et arguments me paraissent décisifs : partout nous voyons figurer, en première ligne, l'idée d'un impôt, d'une redevance à payer, point l'idée d'un service militaire.

Toutefois, il est possible que cette seconde obligation ait été réunie à la première à titre d'accessoire dans quelques parties de la Grande-Bretagne et surtout dans les terres plus exposées que les autres aux incursions des Écossais. Cette opinion, que M. Nichols ne repousse point, me paraît justifiée par le rapprochement, qu'il ne fait pas, de deux textes rapportés par lui: l'un tiré d'une charte de Henri Ier, l'autre des Testa de Nevill Dans cette pièce, le roi déclare céder à Heldred et Odard de Carlisle quelques terres dans le Cumberland, à la condition qu'ils paieront l'impôt des bestiaux et rendront les autres services qui en dépendent, tels que les rendent tous les hommes libres sur les terres à eux concédées : reddendo mihi per annum de servicio gablum animalium in Cumberlanda..., et faciendo inde aliud servicium, quale alii liberi homines michi de terris suis faciunt. Et, dans les Testa de Nevill, après avoir mentionné le taux du droit de cornage à payer, on ajoute: «Tous lesdits tenants par cornage iront à la requête du roi à l'armée d'Écosse, à l'arrière-garde dans les retraites. »

En résumé, il me semble, d'après les témoignages produits par l'auteur de la communication, que la tenure de cornage était un impôt en argent sur les bêtes à cornes, entraînant accidentellement et comme accessoire l'obligation du service militaire. Je crois que Littleton s'est trompé, en représentant ce devoir exceptionnel comme étant le devoir principal et unique désigné par les mots tenure of cornage. Le mémoire dont je viens de vous entretenir forme dans l'Archæologia l'art. 19.

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