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DISCOURS DU MOINE GUIMOND

Si auparavant les pirates de la Saxe avaient durement fait peser leur joug sur les Bretons, ils en furent cruellement punis par les Normands dans leurs femmes et leurs filles. Les insolens vainqueurs ignoraient, dit Orderic Vital, qu'ils n'étaient que les instrumens de la vengeance divine. '

Dans ces temps d'oppression et d'injustice, il y eut pourtant un homme osant dire la vérité à Guillaume, qui tolérait tous ces abus odieux de la victoire. Guimond, moine de l'abbaye de la Croix Saint-Leuffroy en Normandie, avait une si grande réputation de vertu et de science, que Guillaume, qui savait distinguer les hommes de mérite, l'appela en Angleterre pour l'élever en dignité. Le modeste religieux vint, mais ce fut pour s'excuser sur la faiblesse de ses moyens. « Je ne saurais, dit-il, gouverner un troupeau dont j'ignore les mœurs étrangères et le langage barbare, dont vous avez tué par le glaive, dépouillé, envoyé en exil, mis en prison ou en servitude, les familles et les amis. Parcourez l'Ecri

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Insipientes et maligni cur non cogitabant quod non sua virtute, sed Dei nutu hostes vicerant? » Eccles. Hist., lib. 4.

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ture, et voyez s'il y a une loi qui autorise des ennemis à imposer violemment un pasteur aux ouailles. Nous autres ecclésiastiques nous avons au contraire le devoir de nous abstenir des rapines, et de ne rien accepter de ce qui a été enlevé de force. Or, je considère toute l'Angleterre comme une immense proie que vous avez saisie; je la redoute avec ses trésors comme un brasier ardent. De quel droit pourriez-vous allouer à moi et à d'autres hommes qui se sont retirés du monde, ce dont vous vous êtes emparé par la guerre et par le massacre de tant d'individus? O puissant prince, et vous ses compagnons, ne vous offensez pas de mes paroles, craignez le jugement de Dieu; je vais retourner avec votre permission dans la Normandie, laissant ces riches dépouilles à ceux qui aiment le monde ; quant à moi, je préfère la pauvreté libre qu'ont choisie saint Antoine et saint Benoît. >>

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Ainsi parla Guimond; le roi ne put qu'admirer la fierté religieuse de ce moine, et le laissa partir. Les courtisans murmurèrent de la hardiesse de

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<< Liberam paupertatem Christi amo, quam Antonius et Benedictus amplexi sunt. » Ibid.

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GUIMOND, ARCHEVÊQUE.

l'habitant des cloîtres. Elle fit du bruit en Angleterre', où personne n'avait encore osé condamner avec l'indignation de la vertu la conduite du conquérant et de ses troupes. Cependant Guillaume souffrait la hardiesse de la parole de la part des hommes d'église. Quand Eldred, archevêque d'York, le même qui avait sacré le nouveau roi, vit ses gens de guerre attaquer les propriétés de l'église, et vint prononcer anathème contre le prince qui les laissait faire, celui-ci ne répliqua rien, et laissa partir tranquillement l'archevêque indigné. Loin de punir Guimond des leçons sévères qu'il avait données aux conquérans, Guillaume se souvint de lui lorsque, par la retraite de Jean, archevêque de Rouen, en 1078, le siége de cette ville vint à vaquer. Il voulut alors que Guimond fût nommé successeur de Jean, et certes aucun choix n'aurait plus honoré le prince et le clergé. Cependant ceux qui s'étaient sentis blessés de ses reproches lui suscitèrent des obstacles. On disait qu'étant fils d'un prêtre, Guimond ne pouvait occuper un siége épiscopal, quoique

« Verba ejus per Angliam late divulgata sunt, et subtiliter ventilata multis displicuerunt. » Orderic Vital, lib. 4.

ÉMEUTE DU CLERGÉ NORMAND.

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Thomas, élevé par Guillaume au siége d'York, eût également un homme d'église pour père. Guimond, sensible à cette animosité déclarée contre lui, se retira en Italie, et là le pape récompensa sa vertu en le nommant archevêque d'Averse et cardinal. 1

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Le clergé de Normandie eut peu de prêtres aussi zélés pour le bien de l'humanité que Guimond; son départ fut un malheur pour le pays. Le clergé normand se signalait par un défaut de discipline, et sans quelques hommes supérieurs, tels que Lanfranc, Guillaume n'aurait guère été capable de réformer par ce clergé celui d'Angleterre, encore plus grossier et plus vicieux : on le voit par les fréquens conciles tenus vers cette époque en Normandie, pour rétablir la discipline ecclésiastique. Dans un synode présidé par l'archevêque de Rouen, à l'effet de forcer les prêtres de renvoyer les concubines avec lesquelles ils vivaient, ceux-ci, furieux du trouble porté dans leurs habitudes, s'insurgèrent contre l'archevêque, et le poursuivirent à coups de pierres. Le prélat

Orderic Vital, lib. 4.

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en s'enfuyant s'écria : « O Dieu! les ennemis envahissent ton héritage! » '

Il confia sa peine à Lanfranc; celui-ci répondit par une lettre de consolation, dans laquelle il félicite le prélat de ce que l'infamie de son clergé a été enfin mise au grand jour 2. Nous aurons d'autres scandales de l'église normande à raconter dans la suite.

Guillaume était depuis près de quatre ans absent de la Normandie. Ni Robert son fils, ni Mathilde, n'avaient assez de fermeté pour protéger la province contre les orages qui la menaçaient du dehors. D'une part le Maine était troublé, de l'autre les affaires de Flandre, qui touchaient la dynastie normande de près, puisque Mathilde était la fille du comte de ce pays, mettaient en mouvement et les armes du comte de la Frise, et celles de l'empereur d'Allemagne, et celles de la France; la Normandie ne pouvait par plusieurs motifs y rester étrangère.

Baudouin V, comte de Flandre, et père de

Orderic Vital, lib. 4.

2 Lanfranci Epistola ad Johann. archiepisc.; Bessin, Concilia Rothomag, eccles., pars 2a.

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