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REMORDS DES SOLDATS.

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n'était pas venu les tourmenter. Les soldats, en se livrant de nouveau aux pratiques de dévotion, commençaient à éprouver des remords sur les cruautés qu'ils avaient exercées en Angleterre, soit sous les ordres de leurs chefs, soit de leur propre mouvement. Ils s'en accusaient dans le confessionnal; les prêtres trouvaient apparemment que c'était un cas de conscience délicat, puisque ces cruautés, ces massacres, ces violences s'étaient exercées sous les yeux du souverain, et que les soldats avaient marché au combat avec la bannière bénie par le pape. Ils en référèrent à leurs évêques, et ceux-ci firent de cette affaire le sujet d'une délibération synodale, dont les résultats ont été consignés dans une espèce de décision qu'ils envoyèrent aussi en Angleterre, et qui est un document singulier de l'influence ecclésiastique dans les expéditions militaires du temps '. Il y est dit que ceux qui savent le nombre d'hommes qu'ils ont tués, seront tenus de faire pénitence pour chacun, pendant quarante jours; ceux qui ignorent le nombre des tués, feront pénitence une fois par semaine, leur vie durant, à moins

1 Norm. præsulum decreta de pœnitentia eorum qui alios occidunt in bello; Bessin, Concilia Rotomag. Ecclesiæ, pars 1a.

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MEURTRES COMMIS

qu'ils n'aiment mieux se racheter par des aumônes faites aux églises : ces dispositions s'appliquent principalement aux soldats qui se sont répandus dans le pays pour piller et tuer. Quant à ceux qui ont fait usage de leurs armes en bataille rangée, ils feront pénitence pendant trois ans seulement. Il en sera de même de ceux qui ont commis des homicides en cherchant des vivres dans le pays, et à qui les ennemis ont fait résistance, et de ceux qui, après le sacre du roi, ont tué des hommes qui refusaient encore de reconnaître l'autorité de Guillaume. Quant aux rapts, adultères, viols et spoliations d'églises, ces crimes seront assujettis aux mêmes pénitences que s'ils avaient été commis dans la patrie '. Quelque singulières que fussent ces dispositions, elles auraient pourtant été un bienfait, si elles avaient pu arrêter les meurtres en Angleterre; mais fiers de leurs victoires, et forts de leur nombre et de l'énergie de leur souverain, les Normands méprisèrent trop le sang anglosaxon pour se faire un scrupule de le répandre. Il n'y eut plus dans la suite que quelques âmes pacifiques et religieuses qui s'inquiétassent du salut

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Bessin, Concilia Rotomag. Eeclesiæ, pars I.

PAR LES NORMANDS.

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de ces meurtriers autorisés. Un solitaire scrupuleux assura avoir eu la nuit, sur la grande route, une vision dans laquelle il avait vu passer une foule d'hommes qui, pour avoir opprimé leur prochain, étaient poussés en avant par les démons, et traînaient des caillots de sang à leurs talons'. On écoutait avec frayeur le récit de cette horrible apparition nocturne, cependant on n'en continuait pas moins d'être impitoyable envers les vaincus.

Pour se soustraire au joug des étrangers, beaucoup d'Anglais prirent le parti d'émigrer de leur patrie. Les uns allèrent en Flandre, d'autres passèrent en Danemark et en Norwége; une troupe considérable fréta des navires, et alla chercher un asile dans l'empire grec, qui avait alors, comme eux, les Normands pour ennemis, non pas ceux d'Angleterre, mais les Normands d'Italie, qui, plus hardis encore que Guillaume-le-Conquérant, au lieu de se contenter de la belle contrée de l'Italie dont ils s'étaient rendus maîtres, s'attaquaient encore à l'Orient, et ébranlaient le plus grand empire qui existât alors. Il faut en dire quelques

' Order. Vital, lib. 8. Vision du prêtre Gauchelin.

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NORMANDS ET ANGLO-SAXONS

mots ici, d'autant plus que, dans la suite de cette histoire, nous n'aurons plus occasion de parler des Anglais qui fuirent la domination normande. Robert de Hauteville, surnommé Guiscard, c'est-à-dire l'Avisé, après n'être arrivé en 1047, dans la Pouille, auprès de son frère Drogon, qu'avec une suite de quelques Normands, était devenu un seigneur si puissant, que l'empereur Michel Ducas demanda la main de la fille de Robert pour son fils, le blond et beau Constantin; le seigneur normand avait hésité d'abord de faire

prince grec l'honneur de l'allier à la famille des Hauteville. Cependant il avait fini par y consentir, et Hélène la normande avait été reçue au palais de Constantinople. Quelque temps après, une révolution ayant précipité du trône la famille des Ducas, Hélène partagea le sort des princes auxquels elle était alliée, et subit une captivité à laquelle la condamnait le parti triomphant. Conduits par Alexis Comnène, les émigrés anglo-saxons venaient d'aborder en Grèce'. Le nouvel empereur en forma un corps de troupes pour son armée.

Orderic Vital, liv. 4, assure qu'ils formèrent d'abord un établissement appelé Chevetot. Il en parle encore à l'occasion des croisades.

DANS L'EMPIRE GREC.

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Robert Guiscard, pour venger sa fille Hélène, fit en 1081 une expédition dans l'Illyrie, et mit le siége devant Durazzo. A cette nouvelle, Alexis entra en campagne avec ses troupes grecques, turques et anglo-saxonnes, et même avec une cohorte de Manichéens, pour repousser les Normands, qui éprouvaient déjà une famine affreuse. Une bataille pouvait décider du sort de la nouvelle dynastie. Alexis fit engager le combat par les Anglo-Saxons armés de leurs haches à double tranchant, et de leurs boucliers; ils étaient soutenus par des archers habiles. A la vue des Normands, de cette race qui avait causé leur exil, les Anglais sentirent redoubler leur rage, et portèrent le trouble et la mort dans les rangs de l'armée de Robert Guiscard; mais les Grecs n'appuyèrent point les mouvemens de ces braves, qui, s'étant trop avancés, furent écrasés et taillés en pièces. Alexis paya cher la mollesse qu'il avait montrée; son armée fut mise en pleine déroute, et il s'estima heureux de ne pas tomber lui-même entre les mains des vainqueurs'. Les affaires d'Italie rappelèrent

1 Anne Comnène, Alexiade, liv. 4. — Gaufrède Malaterra, liv. 3, chap. 17.

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