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ÉPREUVE DU FER BRULANT.

mait le clergé. Cette fois elle avait quelque chose de plus effrayant encore. En effet la famille Montgomery était là tout armée, et bien résolue, si l'accusé succombait, de le tailler sur-le-champ en pièces. Le malheureux Pantol n'avait pour lui que l'amitié des moines de Saint-Évroult ; mais peut-être lui fut-elle plus utile que ne l'aurait été une troupe d'amis bardés de fer. En effet, la chronique assure qu'il porta le fer ardent sans se blesser la main, et que par conséquent il fut déclaré innocent. Aussi fut-il reconnaissant envers le monastère qui lui avait donné asile, et qui probablement l'avait tiré par quelque artifice d'une épreuve toujours périlleuse. Il fit présent aux moines d'un manoir en Angleterre, de moulins, de dîmes, ainsi de brocarts qu'il avait apportés d'Italie, et dont ils firent de belles chapes pour leurs chantres'. Il avait apporté aussi d'Italie une dent de saint Nicolas. Le clergé vint la recevoir en grande procession, et la déposa dans l'église de Noron; elle opéra des miracles, comme on l'assura dans la suite : les fiévreux la faisaient venir, espérant guérir par elle. Le chroniqueur

que

Eccles. Histor., lib. 7.

2 Ibid.

EXIL DE HUGUES D'IGÉ.

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de Saint-Évroult nous donne l'histoire de toute la famille du protégé du monastère. Il nous apprend, entre autres détails, qu'après la mort de Guillaume Pantol, sa veuve, Mathilde, mère de plusieurs fils, abandonna tout pour courir le monde avec un jeune aventurier', et que tous deux moururent sur le chemin de Jérusalem.

Toute la vengeance de Montgomery se dirigea contre Hugues d'Igé, l'assassin avéré de Mabille. Sa retraite chez les Normands de la Pouille ne suffit pas pour le mettre à l'abri de leurs poursuites. Menacé des poignards de leurs émissaires, et apprenant que sa tête avait été mise à prix, il fut obligé de chercher un asile plus éloigné. Il s'enfuit d'abord dans l'empire grec; mais là même ses ennemis surent le découvrir, et troubler sa tranquillité. A la fin il n'eut d'autre ressource que d'aller chez les Sarrasins de la Syrie, et d'implorer leur hospitalité. Ils la lui accordèrent généreusement. Cependant, lorsque, dans la suite, le duc de Normandie vint avec l'armée des croisés

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<< Mathildis mater eorum, post mortem mariti, quemdam tyronem... exulantem, nomine Mathiellum, adamavit, cum quo, relictis in Neustria cognatis et amicis, iter Hierosolymitanum arripuit, ambosque mors in eodem anno absorbuit. » Eccles. Histor., lib. 6.

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TOMBEAU DE MABILLE.

assiéger la ville de Jérusalem, Hugues d'Igé sortit de sa retraite, offrit ses services au duc Robert', et, en trahissant ses hôtes les Sarrasins, s'efforça d'obtenir auprès des Normands le pardon de son

ancien crime.

Le corps de Mabille sa victime avait été enterré au monastère de Troarn. On mit sur sa tombe une inscription en vers contenant ce qui suit : « Ici repose la grande Mabille, le bouclier de la patrie, le boulevard des marches de Normandie, bienfaisante pour quelques uns de ses voisins, terrible pour les autres. Elle a succombé à une trahison nocturne; le glaive l'a assassinée. Il est temps de venir au secours de la défunte; s'il y en a en a qui se vantent d'avoir été ses amis, qu'ils le prouvent en accourant pour la venger. >>

Ainsi tout portait alors l'empreinte de la vengeance féodale, jusqu'aux tombes, sous les cloîtres silencieux, qui recevaient les restes des hommes et des femmes victimes des violences provoquées par eux-mêmes. Dans les cloîtres de

2

Eccles. Histor., lib. 9.

<< Et quia nunc opus est dcfunctæ ferre juvamen,

Quisquis amicus adest, subveniendo probet ? »

Eccles. Histor., lib. 6.

ROBERT DE RODELENT.

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Saint-Évroult fut déposé vers ce temps le corps sans tête de Robert de Rodelent, fils d'Onfroi, à qui Guillaume-le-Conquérant avait donné en Angleterre un fief sur la lisière du pays de Galles. Le baron de cette marche avait commis tant de pillages et de meurtres dans le pays des Gallois, que ceux-ci, pour s'en venger, avaient un jour fait une incursion dans le domaine de Robert, l'avaient surpris, et lui avaient coupé la tête pour la jeter à la mer. Son frère, ancien guerrier comme lui, mais alors moine à Saint-Évroult, était venu chercher son corps en Angleterre pour l'enterrer dans son couvent. '

Il n'est pas étonnant qu'au milieu de tant de violences les monastères se remplissent d'hommes lassés d'en être les acteurs, les témoins ou les victimes. La croyance se répandait que la fin du monde approchait; et à voir tous les crimes,

Eccles. Histor., lib. 8. Orderic Vital fit sur le tombeau, qu'on orna de peintures (Rainaldus pictor cognomento Bartholomæus variis coloribus arcum tumulumque depinxit), une épitaphe dont voici les derniers vers :

Ense caput secuit Grithfridus, et in mare jecit,
Soma quidem reliquum possidet hunc loculum,

In claustro sancti requiescit Patris Ebrulfi.

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PEUR DE LA FIN DU MONDE,

toutes les injustices qui se commettaient impunément, les hommes crédules pouvaient craindre en effet que la Providence ne retirât sa main tutélaire de cette vallée de larmes, pour la laisser s'anéantir d'elle-même.

Ce sentiment général est naïvement exprimé dans la charte par laquelle un riche bourgeois de Paris, nommé Pierre de Maules, donna une partie de son bien à ce couvent de Saint-Évroult qui reçut tant de donations, et tant d'hommes las du monde. En voici le préambule : « La brièveté de la vie humaine, la perfidie des hommes, les grands changemens qui s'opèrent, la désolation qui règne dans les royaumes, tout nous avertit que la fin du monde approche. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit à ses disciples : « Quand vous verrez ces signes, le règne de Dieu ne sera pas loin? Une fourmi prudente, quand elle voit approcher l'hiver, cherche à mettre en sûreté ses grains, afin de se faire des provisions pour le temps à venir. Par ces considérations, moi Pierre, quoique pécheur et indigne, voulant pourvoir à mon avenir, je place mes ruches dans le verger de Dieu, afin qu'à sa gloire elles s'y remplissent de miel. J'offre donc à saint Évroult une faible partie de mon avoir pour la

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