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DÉPART DE GUILLAUME-LE-ROUX.

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mourant. Guillaume-le-Roux apprit la nouvelle de sa mort au moment où il allait s'embarquer au port de Wissant pour l'Angleterre; elle n'eut d'autre effet sur lui que de faire hâter son départ. Henri s'en était allé avec son trésor; aucun parent n'avait fermé les yeux de ce despote qui avait fait verser tant de larmes et de sang; les courtisans avaient disparu aussi; les serviteurs se sauvaient avec les hardes, les armes et les autres effets de leur maître défunt', dont le corps gisait abandonné, sans que personne ordonnât des obsèques. Ce qui a provoqué les réflexions suivantes de la part du clerc qui a écrit la relation de la mort de Guillaume: « Qu'est-ce donc que la grandeur dans ce monde? Comme elle est vaine et fugitive! Semblable aux gouttes de la pluie, elle disparaît après n'avoir brillé qu'un moment. Voyez ce puissant monarque qui naguère avait cent mille cavaliers autour de lui pour sa défense, et qui était redouté de tant de nations; voilà son corps couché sur

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« Cernite, precor, omnes, qualis est mundana fides! Unusquisque quod potuit de apparatu regio ut milvus rapuit, et confestim cum præda sua aufugit. » Fragment. de Gulielmo. — Order. Vital. lib. 7. -Roman de Rou, 11.

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CONVOI DE GUILLAUME.

le sol, dépouillé et mis à nu par ceux qui le ser

vaient. >>'

Il semblait que Guillaume fût décédé sans famille connue, comme l'homme le plus obscur de ses états. Le clergé de Rouen vint enfin dans ce prieuré où il n'y avait plus qu'un corps abandonné; il pria auprès de lui, et s'occupa des funérailles : il fut décidé qu'on l'enterrerait dans son abbaye à Caen; mais on ne savait qui en ferait les frais. Un cavalier des environs de Rouen, Herluin, se chargea de le faire transporter par la mer et la Seine à Caen. Grâce à cet acte charitable, le corps du conquérant d'Angleterre put enfin recevoir la sépulture. Quand le convoi approcha de Caen, les moines de l'abbaye, le clergé de la ville et le peuple allèrent au-devant et le conduisirent à l'abbaye; mais en ce moment un incendie éclata dans la cité, les bourgeois et les clercs y coururent, et il ne resta au convoi que les moines.

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'O secularis pompa, quam despicabilis es! etc. Fragment de Guliel. Order. Vital, lib. 7.

Tuit forz li moignes i corurent,

Cil remestrent el cors è furent.

Roman de Rou, v. 14396-7. — Orderic Vital, lib. 7.

FUNÉRAILLES DE GUILLAUME.

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Pour les funérailles, les évêques et les principaux abbés de la Normandie se rendirent à Caen. Après une messe solennelle, l'évêque d'Évreux, Gislebert, monta en chaire pour faire l'éloge du roi défunt. Il vanta son courage, sa générosité, la gloire à laquelle il avait élevé les Normands; il célébra sa justice, sa piété, la protection qu'il avait accordée aux moines et au peuple. Puis il conclut par demander des prières pour le

salut de son âme.

Il semblait que tout dût être extraordinaire à la mort de Guillaume. Au moment où le peuple se disposait à prier pour le repos de l'âme de son souverain, dont le corps gisait dans la bière exposée aux regards, il s'éleva une voix dans l'assemblée : c'était celle d'un bourgeois nommé Asselin, fils d'Arthur. Il s'écria que le sol sur lequel se tenaient les fidèles était l'emplacement de la maison de son père : Guillaume, n'étant encore que duc de Normandie, avait expulsé Arthur et sa famille pour bâtir l'église. « Je réclame ce terrain comme ma propriété, ajouta-t-il, et au nom de Dieu, je m'oppose à ce que cette terre qui m'appartient reçoive le corps de celui qui

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FUNÉRAILLES

a commis une si horrible injustice envers mon

père. »

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Les évêques et les barons restèrent interdits; un tumulte général remplit l'église et les cloîtres: il n'y avait aucune autorité qui pût imposer silence au réclamant. Les spoliations de propriété sont vivement ressenties par le peuple; il comprend cette injustice mieux que toute autre ; celui de Caen donna raison au bourgeois : les voisins confirmèrent la vérité de ses assertions.

Pour faire cesser le scandale public, le clergé ne vit d'autre moyen que de composer avec le réclamant. On le prit à part on lui parla avec douceur, et de manière à le persuader. Pour la fosse où l'on allait enterrer Guillaume, on lui donna sur-le-champ 60 sols; et pour l'emplacement de son ancienne propriété, on lui promit un autre terrain, qu'il reçut en effet peu de temps après. ?

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On procéda ensuite à l'enterrement: en descendant la bière dans la fosse, on ne put éviter un

Orderic Vital, lib. 7.

* Ibid.

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choc qui fit rompre le cadavre'. Malgré l'encens qu'on brûla, le peuple ne pouvant plus tenir dans l'église, s'en alla avec dégoût; le clergé se hâta de terminer la cérémonie. *

Toutes les circonstances singulières qui avaient marqué les funérailles du roi d'Angleterre, la fuite de sa cour, l'abandon total du prieuré où il avait expiré, son convoi défrayé par un simple habitant de la campagne, ce convoi abandonné encore à cause d'un incendie, la sépulture du roi contestée par un bourgeois et achetée à deniers comptans, enfin la rupture du cadavre, et la fuite du peuple dégoûté, tout cela était fait pour inspirer des réflexions morales sur l'instabilité des grandeurs humaines. Aussi le moine Orderic Vital, en terminant par ces détails le septième livre de sa chronique, y ajoute ces avis pieux: «< O fils des hommes ! ne vous fiez donc pas au faux éclat des princes; mettez toute votre confiance dans votre Dieu et créateur; ne comptez jamais sur la durée

'Order. Vital, lib. 7.-On a prétendu néanmoins en 1522 avoir retrouvé le corps de Guillaume entier, et pour ainsi dire intact. Selon le Roman de Rou il avait été embaumé, ce qui pourtant n'est pas vraisemblable.

2 Order. Vital, lib. 7.

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