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licisme, tels qu'il les voyait et les construisait l'une et l'autre, la balance n'était pas égale : le catholicisme était condamné d'avance à avoir le dessous.

Il semble pourtant que, tout au fond de lui-même, Taine conservât quelque inquiétude. Il était trop averti pour ne pas se rendre compte que la solution toute personnelle à laquelle il s'était définitivement arrêté avait précisément le tort d'être personnelle, et qu'elle n'avait aucune chance, le protestantisme étant contre la nature du Français », d'être adoptée par la collectivité française. Une fois au moins perce dans sa Correspondance l'amer regret que le catholicisme ne puisse pas être aussi « libéral » que le protestantisme. De plus, les esprits changeaient autour de lui: ce qui était évidence pour les générations précédentes ne l'était plus pour les générations nouvelles. Ni en science, ni en philosophie, ni en religion, on ne pouvait s'en tenir aux positions d'avant 1870. On commençait à parler d'« inconscient »,

de de

subconscient. », d'« inconnaissable », d'« intuition »>, contingence des lois de la nature » : c'étaient là tout autant de brèches, de toutes parts, qui s'ouvraient dans le rigide édifice dogmatique où Taine s'était enfermé comme dans une forteresse inexpugnable. D'autre part, sous la généreuse et prudente impulsion de Léon XIII, le catholicisme manifestait une puissance de vitalité et une souplesse d'adaptation qui surprenaient les observateurs les plus prévenus. De tout cela Taine n'était pas sans avoir obscurément conscience. Et il vieillissait assez tristement, se sentant un peu isolé et dépassé, se demandant quelquefois si son œuvre avait été bonne et s'il n'aurait pas mieux fait d'écrire en latin.

De cet état d'âme final nous avons un témoignage pathétique dans la lettre que Taine a écrite à M. Bourget à propos du Disciple. Que M. Bourget l'eût voulu ou non, son personnage de Sixte ressemblait trop à l'auteur de l'Intelligence pour que celui-ci ne se sentît pas directement visé. Et, quand il avoue que « l'effet d'ensemble lui a été très pénible, je dirais presque douloureux », ajoute-t-il, nous l'en croyons sans peine. En vain il essaie de séparer sa cause de celle de Sixte; en vain il s'efforce de maintenir qu'il est « impossible, sans le déterminisme, de fonder le droit de punir, la justice du châtiment »; en vain, invoquant son propre exemple, il se flatte, tainement les a lus, a pu en penser. Et l'on aimerait savoir aussi ce qu'il a pensé de l'Encycliqne Rerum novarum.

dans le portrait des Jacobins, de Robespierre, de Bonaparte, d'avoir associé à une analyse préalable toujours rigoureusement déterministe » une « conclusion terminale toujours rigoureusement judiciaire » : il n'arrive qu'à souligner la contradiction secrète qui existe entre ses prémisses et ses conclusions, entre les raisons de son cœur, qui sont celles du commun des hommes, et les raisons de son esprit, envoûté de trop bonne heure par Spinoza et par Hegel. Discrédit dé la morale ou discrédit de la science, déclare-t-il, voilà les deux impressions totales que laisse le livre. Je viens de les éprouver une seconde fois à la seconde lecture; elles alternaient en moi, et j'en ai souffert ». Qu'il en ait souffert, le pauvre grand homme, nous pouvons l'en croire sur parole; et cette souffrance même, qui contraste si fort avec l'indifférence morale finale de Renan, lui fait un singulier honneur.

Peut-être se trompait-il, quand il s'imaginait que M. Bourget, par son mémorable roman, travaillait au « discrédit de la morale ». Mais il ne se trompait certainement pas en croyant qu'il avait travaillé au « discrédit de la science », - du moins de la science telle qu'il la concevait, « géométrie vivante installée au cœur des choses ». Et c'est de cela, peut-être, que, blessé dans sa foi profonde, dans sa foi de « scientiste » impénitent, -il a le plus souffert. « Pardonnez-moi mon opposition, insistait-il; elle vient de ce que votre livre m'a touché dans ce que j'ai de plus intime ». Et il terminait par ces lignes d'une mélancolie si pénétrante, et dont l'avenir allait démontrer la prophétique justesse : « Je en conclus qu'une chose, c'est que le goût a changé, que ma génération est finie, et je me renfonce dans mon trou de Savoie. Peut-être la voie que vous prenez, votre idée de l'inconnaissable, d'un au-delà, d'un noumène vous conduira-telle vers un port mystique, vers une forme de christianisme. Si vous y trouvez le repos et la santé de l'âme, je vous y saluerai non moins amicalement qu'aujourd'hui ».

Je me suis souvent demandé ce qu'eût pensé Taine, s'il avait pu assister à l'évolution religieuse de Brunetière. Se serait-il bien rendu compte que l'orateur des Discours de combat, comme d'ailleurs M. Bourget lui-même, ne faisait que reprendre la question des rapports de la science et de la religion au point précis où il l'avait personnellement conduite, et qu'en rectifiant sa propre pensée, il ne faisait en somme que la compléter et la continuer? Il existe une curieuse lettre

de Taine à Brunetière 1, au sujet de l'Evolution des genres et dans laquelle, approuvant presque sans réserve le dessein et les théories du jeune et hardi critique : « Vous vous proposez un autre but que le mien, lui disait-il, et probablement vous ouvrirez une voie nouvelle. Votre comparaison des genres littéraires et des espèces animales ou végétales vous conduira sans doute très loin, et j'attends avec une vive curiosité vos prochains volumes. Sur beaucoup de points, et d'avance, je suis d'accord avec vous ». Aurait-il, en lisant le fameux article Après une visite au Vatican et les discours qui ont suivi, exprimé à leur auteur une approbation aussi complète ? On en peut douter. Mais, quand nous n'aurions pas là-dessus l'aveu public de Brunetière, dans sa conférence de Fribourg sur Taine, nous devinerions que ce sont bien les conclusions de l'historien des Origines qui ont aidé l'auteur de l'Utilisation du positivisme à « retrouver Dieu ». - Incomplète assurément, inachevée, l'évolution religieuse de Taine a eu ceci de remarquable et d'émouvant, qu'elle en a préparé d'autres, plus décisives et de portée plus lointaine. Sic vos non vobis. Taine s'est avancé jusqu'au seuil du temple où d'autres, conduits par lui, sont entrés sans lui.

Victor GIRaud.

1. On trouvera cette lettre, qui n'a pas été recueillie dans la Correspondance, dans notre récent volume: Hippolyte Taine: Etudes et Documents. (Vrin, édit.).

DANS LES MONTAGNES SACRÉES'

v.

-

LE THÉATRE DE SAINT CHARLES.

Encore des pavillons, des chapelles et des chapelles qui vagabondent comme les maisonnettes d'un hameau de montagnes, dans leur caprice de jeu de l'oie, parmi des allées et venues, des lacets de sentiers qu'embaument des buis amers; encore des petits musées Grévin, encore des tableaux vivants qui nous attendent et s'immobilisent dans chacune de ces boutiques, derrière les chancels sculptés et les grilles de ferronnerie, comme les habitants d'une ville enchantée.

Il en est çà et là de charmantes, de ces scènes, donnant parfois le sentiment d'une véritable poésie, comme cette idylle de la Samaritaine, où la belle Levantine, dans sa brillante parure, couverte de bracelets et de bijoux, est si visiblement une fleur de volupté; d'autres sont tout à fait médiocres, au contraire, et sentent la camelote, l'ouvrage de quelque fa presto qui reproduit grossièrement des sujets classiques comme la Transfiguration de Raphaël.

En général, il faut le dire, ce qui est le plus développé dans cette vie de Jésus, ce sont les scènes de miracles, où le Christ apparaît maître de la nature, guérissant le paralytique, commandant à la mort, tirant Lazare du tombeau. On sent le désir d'insister sur le pouvoir du Fils de Dieu, de donner la sensation physique de son empire.

On regrette d'autres thèmes plus touchants, ce tendre • Laissez venir à moi les petits enfants », par exemple, cette parole jamais dite par aucune autre religion, ou le dialogue chez Marthe et Marie, ou la scène immortelle de la femme adultère. Voilà, avec les Paraboles et les Béatitudes, les traits ineffaçables qui ont constitué la sensibilité chrétienne, et qui font de Jésus à jamais, même pour ceux qui ont

1. Voir le Correspondant des 10 février et 10 mars 1928.

cessé de croire et de fréquenter ses églises, le Maître irremplaçable de la vie spirituelle.

Mais c'est le défaut du théâtre de sacrifier au théâtral. Il lui faut des effets de scène, des surprises, de la gesticulation, des cris qui passent la rampe. C'est la rançon de tant de détails précieux que nous devons aux Mystères. Soyons justes tâchons d'oublier notre Rembrandt... Evidemment, en échangeant la vérité imaginaire pour des réalisations trop tangibles, nous faisons une mauvaise affaire. Il est dangereux en art de trop accorder aux sens. Certaines scènes, comme ce Baptême, où Jésus prend un bain de pieds dans une cuvette d'eau saumâtre, censée représenter le Jourdain, avec deux figurants grimés en anges qui tiennent gauchement ses habits derrière lui, font pitié. Comme toujours, l'art périt par l'introduction des éléments naturels. La nature rate son effet et fait rater ce qui l'entoure, comme la voix parlée déchire une phrase de chant.

J'ai tort il faudrait aborder ces chapelles avec piété. Je me plaignais de ne pas retrouver ici le tendre consolateur, le Christ de la Petite tombe ou de la Pièce aux cent florins : c'est nous qui ne savons plus l'y voir. Pour le dévot de la sainte Montagne le divin thaumaturge n'a pas perdu la puissance de faire des miracles. Chacune de ces stations est un bureau de grâces, une source dont la foi s'approche avec confiance aux Innocents les mères demandent la santé d'un petit délicat; ailleurs c'est le secours des maladies des femmes; plus loin s'obtient la cure d'un attachement coupable. Tout cet hôpital de douleurs, cette procession de misères qui traînent dans le chef-d'œuvre du rêveur d'Amsterdam aux pieds du Christ de l'Evangile et dont la supplication nous émeut dans ce poème incomparable, c'est le pauvre peuple chrétien qui vient prier à Varallo de chapelle en chapelle et implorer de l'Ami céleste la guérison de ses péchés et la consolation de ses larmes.

Parmi ces pèlerins, il en est un dont le souvenir ne cesse pas d'habiter le sanctuaire de Varallo. La mémoire du grand archevêque de Milan, saint Charles Borromée, se conserve pieusement sur le Sacro Monte. C'est là que le prélat passa presque ses heures suprêmes et se prépara à la mort. Sa figure agenouillée se voit encore dans une niche à côté de

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