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manière rigoureuse que dans les territoires où existent simultanément, soit les deux Rosages, soit les deux Achillées. Dans ce cas, les deux Rosages se repoussent comme deux rivaux inconciliables. Achillea moschata chasse Ach, atrata, ou est expulsée par elle. Cette répulsion est d'autant plus remarquable que les deux susdites Achillées vivent volontiers en société avec Ach. millefolium, qui n'ayant pas les mêmes exigences à l'égard du monde extérieur, ne leur fait pas concurrence. D'autres exemples pareils montreraient que la lutte pour la vie atteint son summum de violence lorsqu'elle s'exerce entre espèces affines. » Nægeli aurait, en effet, pu citer les espèces suivantes qui, à cause de leur localisation distincte, lui auraient paru se repousser comme des ennemis irréconciliables.

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La répulsion qu'exerceraient les unes sur les autres les susdites espèces est une pure fantaisie créée par la féconde imagination de Nægeli. Ces plantes ne sauraient se faire concurrence parce qu'elles ne vivent pas ensemble dans le même lieu, les unes étant exclusivement calcicoles, les autres silicicoles et même calcifuges. Tous les bons observateurs sont d'accord sur ce point. Il est vrai que dans le cours d'une herborisation en certains pays

(1) Tous les botanistes écrivent Pheg. calcarea ou Polypodium calcareum. Ce dernier adjectif me semble devoir être remplacé par calc-i-cola quand on veut exprimer la préférence des plantes pour les sols contenant de la chaux Icalx, calcis, calci, calcem, calce). Calcar-ea, de même que calcar-ata (Viola calcarata) dérive de calcar, qui signifie éperon.

où les terrains calcaires et siliceux se succèdent ou alternent en plusieurs endroits, on peut cueillir, à peu de distance l'une de l'autre, la Digitale pourprée et la Digitale jaune à petites fleurs et aussi l'hybride résultant du mariage de ces deux plantes. La même coïncidence existe en ce qui concerne la succession de Rhododendron hirsutum, de Rh. ferrugineum et de leur hybride Rh. intermedium, vers le contact des formations. calcaires et des roches siliceuses. Dans ce cas, la promiscuité apparente ne peut tromper que les botanistes peu accoutumés à l'observation géognostique, mais non ceux qui savent distinguer une roche cristalline azoïque (granite, gneiss, micaschiste, grès, etc.) d'une roche calcaire. Ces derniers ont tous. remarqué le changement brusque de végétation qui se manifeste lorsqu'on passe du terrain cristallin à un terrain composé de sédiments calcaires des époques jurassiques, crétacées ou tertiaires. Nombreux sont les exemples de ces brusques changements vers la ligne de contact des deux formations. Tous les botanistes lyonnais connaissent le suivant :

A peu de distance, au nord de notre ville, s'élève jusqu'à l'altitude de 625 mètres le mont Verdun, chaînon occidental du massif appelé mont d'Or lyonnais. Considéré sous le rapport de la composition chimique, le seul qui présentement nous intéresse, le mont Verdun peut être divisé en deux groupes, en allant de haut en bas :

1o Calcaire bajocien et liasien;

2° Grès bigarré triasique, superposé au granite, qui forme la base de la montagne depuis Saint-Germain jusqu'à Limonest. Sur cette bordure granitique ont été plantés des Châtaigniers, des Bouleaux et des Pins silvestres, sous l'ombrage desquels croissent Pleris aquilina, Danthonia decumbens, Deschampsia flexuosa, Luzula maxima et multiflora, Carex pallescens et pilulifera, Hieracium murorum, Orobus tuberosus, etc.

A l'ouest de ces bois, sur les territoires siliceux de Chasselay, de Dardilly et de Limonest, on voit en abondance: Sinapis cheirantha, Teesdalia nudicaulis, Spergularia pentandra et rubra, Ulex nanus, Trifolium arvense, Ornithopus perpusillus, Potentilla tormentilla et argentea, Agrimonia odorata, Scleranthus perennis, Herniaria hirsuta, Peucedanum gallicum, Filago germanica et minima, Andryala sinuata, Jasione montana, Calluna vulgaris, Myosotis versicolor, Anarrhinum

bellidifolium, Galeopsis ochroleuca, Rumex acetosellus, Mibora minima, Agrostis vulgaris, Aira caryophylla et canescens, Holcus mollis, Nardurus distichus (Lachenalii), etc.

Lorsque, partant de Chasselay ou de Limonest, on gravit les pentes boisées où croissent quelques-unes des espèces silicicoles ci-dessus énumérées, on observe tout à coup un changement complet dans le tapis végétal. Le Buis apparaît avec sa cohorte de plantes calcicoles: Helleborus fœtidus, Polygala comosum, Cytisus Laburnum, Coronilla emerus, varia et minima, Spartium junceum, Hippocrepis comosa, Anthyllis vulneraria, Trifolium rubens et alpestre, Orobus vernus, Cerasus corymbosa (Mahaleb), Trinia vulgaris, Peucedanum glaucum (Cervaria), Inula salicina et hirta, Chrysanthemum corymbosum, Digitalis parviflora, Melampyrum cristatum, Lithospermum purpureocæruleum, Gentiana cruciata et ciliata, Brunella grandiflora, Melissophyllum (Melittis) silvaticum, Globularia vulgaris, Daphne laureola, Lilium martagon, Orchis masculus et pyramidalis, Ophrys muscifera, fucifera, apifera et anthropophora, Carex montana, gynobasis et ornithopoda, etc., etc.

Ce changement brusque de décor végétal se manifeste non seulement sur le versant occidental du mont Verdun et du Narcel dans une étendue de 5 kilomètres, mais aussi sur le versant oriental du Verdun, au fond du vallon qui sépare le mont Verdun du mont Toux et où se trouve un îlot de grès bigarré triasique, portant une plantation de Châtaigniers et de Pins silvestres. La séparation de la flore silicicole et de la flore calcicole est si tranchée qu'on pourrait, en se servant des deux listes de plantes ci-dessus énumérées, tracer approximativement sur une carte la ligne de démarcation des grès et des calcaires.

Sur toutes les montagnes où deux terrains de composition chimique différente se succèdent, on peut faire une observation. pareille à celle qui vient d'être présentée.

Affirmer que les espèces silicicoles d'un côté et les espèces calcicoles d'un autre côté sont en rivalité pour la conquête de l'espace serait énoncer une vérité banale.

Au surplus, il importe peu que ces espèces soient congénères et même affines, ou qu'elles appartiennent à des genres différents. Nægeli s'est gravement trompé lorsqu'il a soutenu que c'est surtout entre les espèces affines que la concurrence vitale est à son summum d'énergie. Cette concurrence n'est pas

moindre entre Buxus sempervirens et Coronilla emerus, arbrisseaux de familles très différentes, qu'entre deux herbes congénères, telles que Trifolium rubens et Tr. alpestre, qui vivent ensemble dans les mêmes lieux. Dans chaque contrée, pour un même habitat (bois, prairies, champs, rochers, lieux aquatiques, etc.), pour un même substratum géique, l'énergie de la concurrence vitale est surtout déterminée par le mode de végétation des plantes qui se trouvent ensemble.

L'Erigeron du Canada, malgré la grande aptitude de ses graines à se disséminer au loin, est beaucoup moins redoutable pour ses voisins que ne l'est pour les plantes aquatiques le tyran. appelé Hélodée du Canada, dont les touffes serrées remplissent tout l'espace disponible. Le Buis et la Bruyère vulgaire, quoique assez envahissants, laissent encore quelques places vides dans leur voisinage pour leurs acolytes ordinaires. Toutefois, n'oublions pas que ces deux arbustes, n'ayant pas les mêmes appétences chimiques, ne sont pas en rivalité l'un contre l'autre, pas plus que Rhododendron hirsutum avec Rh. ferrugineum, Achillea atrata avec Ach. moschata, Erica carnea avec E. vulgaris, Phegopteris calcicola avec Ph. dryopteris, non plus enfin que Nymphæa alba avec les Sedum et Saxifraga qui, quelques mètres plus loin, croissent sur les rochers des bords du lac où se plaît la belle Nymphe.

Il est évident que Nægeli, entraîné par son zèle de néophyte, a fait une fausse application du principe Darwinien de la concurrence vitale. Non erat hic locus!

Ce n'est d'ailleurs pas la seule erreur commise dans la question dont il s'agit par le célèbre botaniste bavarois. Il a prétendu que, contrairement à leur appétence chimique, les plantes calcicoles vivent quelquefois sur des roches presque dépourvues de chaux, de même que les espèces silicicoles croissent souvent sur des sols contenant une forte dose de chaux. Déjà, antérieurement à Nægeli, d'autres botanistes dépourvus de connaissances géognostiques, avaient émis la même assertion. Dans sa Géographie botanique, Alph. de Candolle avait dit :

« Sur le Jura français, montagne essentiellement calcaire nous voyons de fort beaux Rhododendron ferrugineum (1, p. 445).

« Le Pteris aquilina est commun sur le Jura qui est tout calcaire (1, p. 427).

« Silene Vallesia et Valeriana saliunca croissent sur le mont Ventoux, montagne essentiellement calcaire» (1, p. 433).

Le Châtaignier des collines calcaires de l'Hérault et du Gard vient sur calcaire jurassique, de même que sur les pentes du Revermont dans le département de l'Ain > (1, p. 427).

Cependant il est bien connu, depuis les observations faites. en 1848 par Dunal de Montpellier et par les éminents géologues Em. Dumas et Paul de Rouville, que les Châtaigneraies de la vallée de Saint-Guilhem-le-Désert dans l'Hérault, se trouvent sur une couche composée d'argiles et de nodules siliceux résultant de la désagrégation des dolomies jurassiques.

Il est certain que les bois de Châtaigniers qui existent en plusieurs parties des collines jurassiques du département de l'Ain, dans le Revermont, sur le plateau de la montagne de Parves, ainsi que sur les pentes urgoniennes et néocomiennes du Jura et du Vuache, sont établis sur des dépôts erratiques d'origine alpine.

Le mont Ventoux n'est pas, comme le croyait Alph. de Candolle, entièrement composé de carbonate de chaux, car on y voit des bandes de grès alternant avec les calcaires crétacés.

La localisation très restreinte du Rosage ferrugineux dans les massifs calcaires et la dispersion large et continue du susdit arbrisseau sur les hauteurs des massifs gneissiques et granitiques auraient déjà dû éveiller l'attention des botanistes et leur inspirer le soupçon de quelque changement survenu dans la composition des roches partout où le Rhododendron ferrugineum apparaît dans la chaîne jurassique, au Reculet, audessus d'Allemogne et de Thoiry, sur le versant nord de la Dôle, à la Sèche des Embornats du Montendre, et enfin au Creux du Van. Dans toutes ces localités, le Rhododendron ne se montre que sur les argiles séquaniennes pauvres en carbonate de chaux ou sur les débris siliceux et argiles rougeâtres qui recouvrent l'argovien. Sur le Môle, au nord de Bonneville, il croît aussi exclusivement sur les débris siliceux et les argiles qui recouvrent les calcaires bajociens et bathoniens (Dogger).

S'il avait interrogé les géologues de la ville où il résidait, Alph. de Candolle aurait pu facilement observer près de Genève un fait très instructif en ce qui concerne l'influence chimique du sol.

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